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Camenae n°3 : Translations. Pratiques de traduction et transferts de sens à la Renaissance

Camenae n°3 : Translations. Pratiques de traduction et transferts de sens à la Renaissance

Publié le par Alexandre Gefen (Source : Elsa Kammerer)

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Translation. Pratiques de traduction et transferts de sens à la Renaissance

Textes édités par Elsa KAMMERER (Université Charles de Gaulle-Lille 3), Anne-Hélène KLINGER-DOLLÉ (Université Toulouse II-Le Mirail), Anne-Laure METZGER-RAMBACH (Université de Picardie Jules Verne), Agnès PASSOT-MANNOORETONIL (Paris)

La « translation », que la Renaissance affectionne particulièrement, ne connaît guère d'équivalent moderne : traduction, métaphore, transfert, transplantation, transmutation, exaltation, extase ? L'examen des pratiques de translations, fort nombreuses de la fin du Moyen Âge au seuil du XVIIe siècle, révèle non seulement une grande diversité dans la traduction des textes, mais aussi une variété de démarches littéraires, philosophiques et spirituelles qui toutes impliquent un mouvement, une mise en rapport, un déplacement. Le verbe « translater » ne présume donc ni des modalités, ni des résultats des pratiques dont ce recueil, en rassemblant quelques cas précis, montre la complexité et les enjeux.

L'approche transversale de la notion adoptée au cours du séminaire de jeunes chercheurs « Polysémies. Littérature, arts et savoirs de la Renaissance » et de la journée d'étude qui se sont tenus à l'École normale supérieure de Paris durant l'année 2002-2003 a permis de mettre en rapport différentes pratiques de translatio qui, si elles correspondent aujourd'hui à des domaines séparés de la littérature (traduction, paraphrase, mise en vers…), participent à la Renaissance d'une même démarche, d'un même désir d'appropriation et d'actualisation des textes.

Que l'activité de traduire, au XVIe siècle, soit assez éloignée de la traduction telle qu'on l'entend au sens moderne, n'a rien d'étonnant si l'on songe qu'elle s'inscrit dans un contexte de translatio imperii et studii dont l'enjeu est l'assimilation de savoirs, mais aussi la conquête d'une légitimité culturelle et politique. La première partie de ce recueil est ainsi consacrée à la translation comme traduction de textes, aussi bien profanes que religieux, qu'elle transforme jusqu'à opérer dans certains cas une véritable « transmutation ».

La pratique, surprenante pour le lecteur moderne, des remanieurs qui traduisent du français au français et de vers en prose à la cour de Bourgogne à la fin du XVe siècle révèle l'autorité littéraire qui est dévolue progressivement à la langue vernaculaire dès cette date. Estelle Doudet montre comment l'indétermination de cette forme d'écriture, qui allie traduction, adaptation et allégorisation politique, va de pair avec la complexité de la figure du remanieur. Celui-ci compile et glose : il traduit et fait oeuvre d'auteur à la fois. Ce travail est guidé en même temps par des enjeux de pouvoir entre la Cour de Bourgogne et le Royaume de France.

Les rivalités politiques et littéraires qui opposent François Ier à Henri VIII et Charles Quint président aussi à la vaste entreprise de traduction des Amadis (1540-1548). Selon Mireille Huchon, le texte fait moins l'objet d'une traduction au sens moderne que d'une « exaltation » de la langue et de la culture des traducteurs. Les ateliers où collaborent imprimeurs et traducteurs se disputent le prix de la gloire littéraire, comme le montrent les polémiques que suscitent les projets de traduction concurrents de l'Arioste et d'Herberay des Essars. De telles ambitions confèrent à ces textes une portée bien différente de ce qu'on attendrait d'une traduction, alors même que ce terme apparaît pour la première fois en français à cette occasion.

L'évolution des mises en page des traductions françaises de Virgile et Ovide manifeste tout au long du XVIe siècle la place nouvelle que la traduction confère aux textes antiques. L'expérimentation de nouvelles techniques et la collaboration entre traducteurs, imprimeurs et graveurs valorisent à la fois l'héritage antique et les réussites de ces traducteurs, qui sont souvent poètes à la cour. Marine Molins analyse la naissance à cette époque de solutions aussi inventives qu'utiles, comme le principe de la présentation bilingue, familière encore aujourd'hui aux lecteurs des collections Budé et Loeb. La traduction est moins une activité savante qu'un goût qu'il faut servir et nourrir.

Dans le domaine de la littérature spirituelle, la traduction, tout en manifestant un respect particulier pour l'autorité des textes sources, se préoccupe également de leur appropriation et de leur actualisation par le lecteur. Elle confine donc aussi à l'explication, à l'interprétation, voire à la réécriture. Marie-Christine Gomez-Géraud propose ici une analyse comparée de la Bible latine de Sébastien Castellion (1551) et de sa traduction française (1555) pour montrer combien l'entreprise de l'humaniste érudit comme celle du vulgarisateur sont animées par la même priorité : servir le lecteur. Pour ce faire, Castellion recourt à de nombreuses « transpositions », qui portent tant sur les qualités stylistiques de la Bible que sur les réalités du monde hébraïque. L'étude d'une annotation qui prend la forme de la paraphrase, exceptionnelle chez Castellion, permet de préciser la portée de ce travail de « translation » : loin de vouloir se faire l'interprète spirituel des textes, Castellion cherche avant tout à permettre au lecteur d'établir un rapport personnel avec les Écritures.

La traduction et la paraphrase du texte biblique sont toutes deux envisagées par Sixte de Sienne comme des méthodes d'exégèse, qu'analyse Christophe Bourgeois. Ces deux pratiques ne sont pas exclusives l'une de l'autre. Bien au contraire, l'Ars interpretandi (1566) identifie parmi les exemples d'exégèse du Psaume 116 des cas de « traduction qui paraphrase » (paraphrastica translatio) qu'il appelle aussi « paraphrase qui traduit » (translatitia paraphrasis). Une telle forme mixte d'écriture permet de traduire librement selon le sens tout en favorisant la méditation du lecteur sur le texte, par un jeu subtil sur l'énonciation.

Traduire selon le sens est aussi le topos dont usent les traducteurs de la Nef des fous de Sebastian Brant dans les pièces liminaires qui ouvrent leurs adaptations, publiées entre 1497 et 1509. Pour Anne-Laure Metzger-Rambach, le principe de traduction qu'ils revendiquent couvre en réalité des rapports très libres avec le texte source : les traducteurs s'arrogent un « droit au remaniement » et prennent d'abord en considération le public qu'ils veulent édifier.

La pratique de la traduction au XVIe siècle est donc bien différente d'une technique ou d'une pratique linguistique qui tenterait d'abord de rendre compte du texte source et de son contexte culturel. Certes toute traduction provoque de facto des déplacements de sens __ qu'on le déplore ou qu'on en joue. Mais cet écart au XVIe siècle est bien plus grand : il est en effet voulu, voire affirmé. Même si les intentions des traducteurs ou de leurs commanditaires ne sont pas explicites, les traductions étudiées ici contribuent à la réalisation d'ambitions qui sont à la fois littéraires, culturelles, politiques et religieuses : créer une littérature nationale, affirmer une identité politique, favoriser de nouvelles pratiques spirituelles. Les processus de recréation et de transfert de sens sont ainsi démultipliés.

Or le terme latin de translatio désigne précisément, outre la traduction, différentes figures rhétoriques et démarches interprétatives. Il comprend l'allégorie, la métaphore, l'exégèse figurative et, plus généralement, tout passage du propre au figuré, du concret à l'abstrait, du profane au sacré. Sans prétendre dégager de constantes à partir des quelques exemples considérés dans ce recueil, on observe néanmoins que ces modes d'écriture, de pensée et d'interprétation sont sujets à des évolutions, dans lesquelles les processus de traduction, d'imitation et d'appropriation de la culture antique et médiévale jouent eux-mêmes un rôle. En « translatant » les allégories, les figures typologiques ou encore les métaphores héritées de l'Antiquité et de l'Écriture, traducteurs, exégètes et écrivains de la Renaissance transforment en effet ces modes de pensée au point de remettre en cause ou de renouveler leurs principes de fonctionnement.

Montaigne reprend la méthode du parallèle qu'il admire dans les Vies de Plutarque, connu par l'intermédiaire de la traduction d'Amyot (1559). Il s'approprie ainsi une technique d'écriture et de pensée qu'il juge capable de saisir la singularité des individus. Claire Couturas propose de voir dans cette entreprise une forme d'investigation philosophique qui prend la relève de la démarche analogique.

Fouquelin, dans la Rhétorique française, substitue le terme de « métaphore », translittéré du grec, à celui de « translation ». Cette figure retrouve en effet chez ce rhétoricien proche des poètes de la Pléiade la valeur philosophique qu'elle avait dans le système aristotélicien comme figure de l'énergie et du mouvement. La Deffence de Du Bellay fait pourtant un usage privilégié de la métaphore, qui peut être interprété comme la tentative d'une « poétique de la translation » __ tentative analysée ici par Caroline Trotot.

Dans la Clavis Scripturae de l'exégète Matthias Flacius Illyricus (1567), l'absence de l'expression verba translata au profit de metaphora constitue également un cas de changement terminologique significatif auquel s'intéresse Nadia Cernogora. Ce choix lexical correspond à une nouvelle approche de la métaphore hébraïque, à la fois littéraire et confessionnelle. Jugeant inadaptées les catégories de la rhétorique antique, Flacius Illyricus élabore une méthode d'analyse originale des métaphores bibliques.

Enfin les textes de Charles de Bovelles, philosophe et théologien du début du XVIe siècle, présentent un cas particulier de « translation », étudié par Anne-Hélène Klinger-Dollé. Le terme translatus appliqué au personnage en extase rend compte métaphoriquement d'un mouvement ascendant de l'esprit, surnaturel. Le même terme désigne chez Bovelles la progression naturelle de l'esprit humain, notamment le transfert des connaissances mathématiques à la métaphysique et à la théologie. Cette polysémie révèle les liens que Lefèvre d'Étaples et ses disciples entretiennent entre les dimensions intellectuelle et spirituelle de la « contemplation ».

La notion polysémique de translation, qui revêt entre la fin du XVe siècle et l'aube du XVIIe siècle aussi bien la forme de la traduction que de la métaphore, du transfert, du transport, de la transplantation ou de la translatio studii, semble bien être au coeur de la création littéraire à la Renaissance. C'est le croisement de ces différentes pratiques que nous avons voulu explorer ici.

Sommaire

I. TRANSLATER, TRANSMUER : TRADUIRE A LA RENAISSANCE

Estelle DOUDET (Université Charles de Gaulle- Lille 3) : "Translation du même au même : autorité et identité littéraires dans les traductions vernaculaires à la fin du Moyen Âge"

Mireille HUCHON (Université Paris IV-Sorbonne) : "Traduction, translation, exaltation et transmutation dans les Amadis"

Marine MOLINS (Lille) : "Mises en page : les efforts conjugués des traducteurs et des imprimeurs"

Marie-Christine GOMEZ-GÉRAUD (Université de Picardie Jules Verne) : "Traduire et translater. La Bible de Sébastien Castellion"

Christophe BOURGEOIS (Paris) : "Paraphrase et translatio chez Sixte de Sienne"

Anne-Laure METZGER-RAMBACH (Université de Picardie Jules Verne) : "'Prendre le sens de la lettre' ou dire la pratique de la traduction dans les adaptations du Narrenschiff (1497-1509)"

II. TRANSPORTS DE MOTS, DEPLACEMENTS DE SENS : LA TRANSLATION COMME DEMARCHE DE L'ESPRIT

Claire COUTURAS (Vincennes) : "Une pratique de transfert dans les Essais de Montaigne : les Vies parallèles de Plutarque"

Caroline TROTOT (Université de Marne-la-Vallée) : "La translation métaphorique dans la poétique de la Pléiade"

Nadia CERNOGORA (Université Paris X-Nanterre) : "Translatio/ Metaphora : la métaphore dans l'exégèse biblique de saint Augustin à la Clavis Scripturae de Matthias Flacius Illyricus (1567)"

Anne-Hélène KLINGER-DOLLÉ (Université Toulouse II-Le Mirail) : "Mouvements de l'esprit : extase biblique (translatio) et démarches intellectuelles chez Charles de Bovelles (1497-1567)"