Essai
Nouvelle parution
C. TREVISAN, Les Fables du deuil

C. TREVISAN, Les Fables du deuil

Publié le par Alexandre Gefen

Carine TREVISAN, Les fables du deuil. La Grande Guerre : mort et écriture

PUF, Perspectives littéraires, 2001, 219 p.

EAN : 9782130515524

20,50 €


Présentation de l'éditeur :

« Comment se figure dans les textes le deuil consécutif à la Grande Guerre, première guerre industrielle où l'on meurt en masse ? Le deuil de guerre est envisagé ici non dans ses manifestations publiques - l'érection des monuments aux morts, le culte des morts, l'" invention " du Soldat inconnu - mais comme démarche intime, personnelle. Inquiétant les discours et les pratiques officiels qui, dans le souci de réassurer le lien social et civique, visent à endiguer les larmes, ces textes montrent combien les rescapés du massacre et les endeuillés se tiennent dans la douleur d'une perte difficile à apaiser. Qu'elles mettent en avant le corps outragé du combattant, que le discours de commémoration tente de désincarner en idéalisant et en sanctifiant la mort au combat, ou qu'elles prennent la forme du récit de quête du corps disparu, sans sépulture, les fables du deuil montrent la violence d'une dévastation psychique et d'un chagrin qui semblent ne pas avoir de fin. Sont ici convoqués les textes des témoins-survivants, qui se tiennent dans une proximité intime avec la catastrophe, mais aussi des orphelins de 1914, postérieurs à la Seconde Guerre mondiale. L'étude se centre autour de plusieurs figures et motifs emblématiques : l'effroi provoqué par l'excès des cadavres saturant une terre qui ne peut plus les absorber, ou inversement, par les corps manquants, littéralement pulvérisés, le deuil des femmes, le survivant, la fouille symbolique des fils écrivains. Les mots mis sur la mort et le deuil, les formes de langage qui tentent d'apprivoiser ou d'exorciser la double expérience de la perte et de l'absence, sont ici au centre de l'investigation. »

Carine Trevisan est maître de conférences à l'Université de Paris VII-Denis Diderot.

Avant-Propos :

Quittant Paris pour Nantes, ayant achevé le cinquième volume de sa monumentale Histoire de La Révolution, Michelet, cherchant un "vigoureux cordial, un remède homéopathique contre la mort", fait pour la première fois une visite au cimetière de La Terreur. Le dimanche 16 mai 1852 au matin, il entre dans le cimetière, trouve la terre indifférente, "froide, muette" .
C'est à un semblable silence que se trouve confronté qui visite aujourd'hui les immenses cimetières du front de la Grande Guerre, témoins d'une Histoire qui paraît révolue mais dont les morts qu'ils renferment nous semblent étrangement proches, parce qu'à peine deux ou trois générations nous en séparent, et qu'ils sont encore des nôtres, parce que, surtout, ces morts taciturnes reviennent hanter notre présent, nos discours et nos fables. Le 25 mai 2000, presque un siècle après sa mort, un soldat canadien tué en avril 1917, dont on ne connaît ni le nom ni l'âge nil'origine, "connu de Dieu seul", est exhumé pour être ramené dans son pays.
Devant le cercueil de ce corps voué à un anonymat définitif parce que promu "Soldat Inconnu" placé devant le colossal mémorial de Vimy se succèdent les discours. Discours de commémoration, discours de célébration, discours de consolation - "ils ne vieilliront pas comme nous, qui leur avons survécu. Nous nous souviendrons d'eux" . Tout se passe comme si le deuil consécutifà la première guerre de masse, désastre inaugural du siècle, n'avait pas encore trouvé d'achèvement.
Ce sont les formes d'expression de ce deuil en travail que j'étudie ici.
Je me suis appuyée sur des textes dont le rapprochement est contestable : pour l'histoire littéraire et sa vocation à hiérarchiser, à établir des échelles de valeur, pour l'Histoire et son souci à la fois de l'exemplarité et de la confrontation à l'épreuve des faits. J'ai lu avec la même attention les "grands" textes de guerre - Le Feu, Les Croix de Bois, Le Grand Troupeau, Voyage au bout de la nuit - et les oubliés de l'histoire littéraire, naufragés de l'édition - Le Fou d'Abel Moreau, Baltus le Lorrain de René Bazin, La "der des der" de Victor Méric -, les fictions et les témoignages. Il m'a paru que seule cette démarchepermettait de cerner comment s'élabore, au cours du siècle, le deuil de guerre, envisagé ici non dans ses manifestations publiques mais comme démarche intime et singulière.
Les "fables du deuil" sont ainsi nommées parce qu'elles mettent en texte et à l'épreuve du langage une expérience de la mort et de la perte qui échappe au discours de la preuve. Anticipant sa propre mort dans lespectacle ou la pensée de la mort du semblable, le "sujet" de la fable ne peut, en effet, même lorsque son récit emprunte les formes de la troisième personne ou de la personne plurielle - le "nous" des combattants -, parler qu'en première personne. Confronté à l'impensable de la mort, aux puissances de l'imaginaire de l'absence, il n'affirme rien.
Ces fables, qui ne sont pas des affabulations, non seulement mettent au jour le socle instable sur lequel repose le monument aux morts, emblème d'un deuil qui se veut achevé, mais elles inquiètent tout discours,qui, dans le souci de réassurer le lien social, vise à avoir prise sur la douleur. Le deuil de guerre ne fut pas nié, bien au contraire, il fut massivement montré - dans l'érection des monuments, dans le culte des morts-, mais ces manifestations ne rendent pas compte de la douleur intime.
J'examine ici comment ces fables viennent remettre en question les formes sociales et normatives du deuil, en l'abordant sous l'angle du rapport aux corps des morts. Tout se passe comme si, malgré l'immensetravail collectif visant, dès la fin de la guerre, à la fois à rendre les honneurs funéraires à des morts qui en ont été la plupart du temps privés et à consoler les vivants, les morts continuaient à hanter le monde desvivants, tandis que les rescapés du massacre et les endeuillés se tiennent dans la douleur d'une perte que rien ne saurait apaiser. Transgressant les limites imposées au deuil par le culte des morts, ceux-ci revendiquent d'avoir le don des larmes. L'endeuillé de 14 se trouve en effet clivé entreune réglementation collective assignant des formes spécifiques et des limites temporelles à la manifestation de la douleur, et ce qui s'impose à lui dans l'intensité de cette douleur même : une perte qui est sienne, difficilement partageable, et dont l'acceptation, si elle est possible, obéit à une temporalité et à un rythme intimes. De plus, si les morts hantent le monde et la mémoire des survivants, rendant ainsi difficile lanécessaire séparation entre les vivants et les morts, c'est que, dans les tranchées de la Grande Guerre, souvent privé de sépulture décente, s'imposant massivement dans sa réalité innommable, le mort a prolongé son séjour parmi les vivants, inspirant à la fois pitié et répulsion. Au moment même où les discours collectifs l'idéalisent, lui confèrent le statut dématérialisé d'un souvenir à honorer, il reste souvent un corps à la foisabject et outragé, qui erre sans relâche comme s'il n'avait pas encore trouvé sa place parmi les morts.
À l'excès des cadavres répond le problème, inverse, des corps manquants, corps littéralement pulvérisés, corps non identifiables. La fable prend ici la forme emblématique du récit de quête, récit de fouille des champs de bataille à la recherche des disparus et de leurs improbables sépultures. Refusant de reconnaître les leurs parmi les restes innommés rassemblés dans les grands ossuaires, refusant également la substitution du corps du soldat inconnu, sorte de cadavre exquis, au corps manquant, celui avec lequel on a entretenu un rapport intime, qu'on a parfois porté en soi, les endeuillé(e)s semblent errer sans fin dans les marges de l'espace officiel de la commémoration et des rituels sociaux du deuil.
Abordant le deuil comme démarche intime, parfois secrète, ces fables résistent à toute intégration dans les discours unifiants du récit de l'historien. Elles montrent, dans le tissu de leurs mots-linceuls, leurs accrocs, leurs trous, mais aussi leurs ravaudages, parfois appliqués, académiques, mais qui gardent toujours une sourde puissance d'ébranlement.

Même lorsqu'elles sont écrites longtemps après le carnage, ces fables, où le passé qu'on a cru lointain redevient présent, n'ont pas la tranquille certitude de Michelet, accueillant les morts dans l'écriture, les faisant parler, afin qu'ils se résignent définitivement au silence du sépulcre. Ce qu'elles rencontrent, ce sont des fractures, non réparées, et sans doute irréparables.
Cette étude doit beaucoup aux travaux que les historiens de la Grande Guerre ont consacrés au deuil, en particulier l'étude pionnière d'Antoine Prost sur les monuments aux morts, le livre de Jay Winter sur les sites de mémoire et de deuil de la Grande Guerre, enfin, les "récits de cas" de deuil de Stéphane Audoin-Rouzeau, singulièrement proches, dans leur forme même, des fables étudiées ici. Elle se situe cependant délibérément en marge de l'histoire, fût-ce de celle des représentations ou des mentalités. Ce sont les mots mis sur la mort et le deuil, les formes de langage qui tentent de les apprivoiser ou de les exorciser, qui sont ici au centre de l'investigation.