Essai
Nouvelle parution
C. Delons, L'Idée si douce d'une mère. Caroline Aupick et Charles Baudelaire

C. Delons, L'Idée si douce d'une mère. Caroline Aupick et Charles Baudelaire

Publié le par Matthieu Vernet (Source : Marie-Pierre ciric)

Référence bibliographique : C. Delons, L'Idée si douce d'une mère. Caroline Aupick et Charles Baudelaire, Les Belles Lettres, collection "Histoire de profils", 2011. EAN13 : 9782251900070.


Catherine Delons, L'Idée si douce d'une mère. Caroline Aupick et Charles Baudelaire

Paris : Les Belles Lettres, coll. "Histoire de profils", 2011.

EAN 9782251900070.

Présentation de l'éditeur :

Née en 1793, morte en 1871, Caroline Aupick, mère de Baudelaire, vécut en un siècle qui exaltait la maternité et enfermait les femmes dans un carcan d'irresponsabilité. Son éducation, sa jeunesse d'orpheline pauvre, promise au déclassement, les diverses étapes d'un destin accidenté, permettent de mieux appréhender son rôle difficile de mère d'un génie souffrant.
Toute sa vie, Baudelaire aima intensément sa mère. Si, aux rapports tendres et confiants de l'enfance, succédèrent la rébellion et la marginalisation de l'adulte, Mme Aupick demeura le centre névralgique de la vie affective de Baudelaire qui, laminé par la solitude, la pauvreté, des souffrances physiques et psychiques, ancra sur l’image maternelle des rêves de quiétude, de prospérité, d’amour et de sécurité.
Épouse, en secondes noces, d’un général devenu ambassadeur et sénateur, Mme Aupick, qui fit mettre son fils sous tutelle, incarnait les valeurs d’une bourgeoisie avec laquelle Baudelaire avait rompu. À la fois ennemie et amie, agresseur et recours, elle offre un visage ambivalent, reflet, aussi, de la complexité et des contradictions baudelairiennes.
Baudelaire enfant reçut vivement l’empreinte de la féminité irradiée par Caroline Aupick qui, inconsciemment, participa à la formation de sa sensibilité poétique. Entre refus, incompréhension ou enthousiasme, cette mère inquiète réagit de façon contrastée à une oeuvre profondément novatrice. Survivant à Baudelaire, elle favorisa l’émergence de la gloire filiale.
Ce livre fait revivre les relations passionnées et conflictuelles de la mère et du fils. La confrontation de leurs univers, de leurs attentes, de leurs déceptions, enrichit la connaissance du poète et de son oeuvre.

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Dans Libération du 17/11/11, on pouvait lire un article de Ph. Lançon sur cet ouvrage:
BAUDELAIRE HISSE SON PAVILLON NOIR
Trois ouvrages explorent les paysages du poète, sa langue, son influence et le lien avec sa mère
Une folie était une maison vouée aux plaisirs, des plus paisibles aux plus incertains. Elle se trouvait au bout du parc ou du jardin. La folie Baudelaire, sans majuscule, apparaît à la page 379 de l’essai de Roberto Calasso - presqu’au bout du rouleau. C’est dans une citation de Sainte-Beuve, l’ami patelin qui prend soin de ne jamais soutenir le poète, le grand petit homme de pouvoir célébrant tant d’auteurs médiocres mais n’écrivant sur lui, Baudelaire, rien d’autre que les lignes suivantes : «En somme, M. Baudelaire a trouvé moyen de se bâtir, à l’extrémité d’une langue de terre réputée habitable et par-delà les confins du romantisme connu, un kiosque bizarre, fort orné, fort tourmenté, mais coquet et mystérieux, où on lit de l’Edgar Poe, où l’on récite des sonnets exquis, où l’on s’enivre avec le haschich pour en raisonner après, où l’on prend de l’opium et mille drogues abominables dans des tasses de porcelaine achevée. Ce singulier kiosque, fait en marqueterie, d’une originalité concertée et composite, qui, depuis quelque temps, attire les regards à la pointe extrême du kamtchatka romantique, j’appelle cela la folie Baudelaire. L’auteur est content d’avoir fait quelque chose d’impossible, là où on ne croyait pas que personne pût aller.»
Caresses. Calasso n’ignore rien de la virtuose condescendance de Sainte-Beuve, ce «maître de la réticence», expert en «ouate des incises» avec qui «peu de personnes ont pu rivaliser dans l’art de massacrer en faisant des louanges». Mais, pour l’Italien, ce passage reste «un socle de tout ce que l’on peut dire et qui a été dit sur Baudelaire» - tant il est vrai que Sainte-Beuve, critique soumis aux pestilences de l’air du temps, est aussi un grand écrivain capable de créer les courants d’air. Le livre de Calasso explore ce «tout» Baudelairien, selon lui décrit par Sainte-Beuve, en sept chapitres, sept gestes, sept caresses pleines d’élégance et moites de références.
Chacun est une suite de digressions cellulaires, Baudelaire étant la cellule mère qui agglutine pour mieux grossir les écrivains et peintres majeurs, non seulement de son pays et de son siècle, mais, par coups de caméra et élargissements du champ, des auteurs européens qui ont expérimenté, d’une façon ou d’une autre, le pavillon du génie de la décadence. L’avantage d’être étranger et aussi saturé de culture que Calasso, c’est d’en passer par des références parfois perdues ou inattendues, comme un cambrioleur visite de nuit, selon un itinéraire qui lui est propre, les pièces d’une maison sans s’attarder forcément au salon. Ainsi, le septième et dernier chapitre, baptisé «Kamtchatka», attire en brèves séquences, par ordre d’apparition, Nerval, Sainte-Beuve, Stendhal, Joseph de Maistre, Cioran, Proust, Laforgue, Nietzsche, Paul Bourget, Gautier, etc. Chacun entre en chantant dans l’envoûtante danse macabre du poète.
Pour Calasso, «l’écriture d’un livre commence lorsque celui qui écrit se découvre aimanté dans une certaine direction, vers un certain arc de la circonférence, qui est parfois extrêmement petit, délimitable à quelques degrés». L’écriture du sien est aimantée dans la direction de ce pavillon obscur, plein d’élévations et de chutes, où Baudelaire révèle son siècle et une bonne partie du suivant. La construction est une suite de plans-séquences où la phrase suit, de Stendhal à Kafka, d’Ingres à Degas, de Mallarmé à Rimbaud, dans la lenteur du mouvement et dans la multiplicité des points de vue, les noces modernes de l’esprit et du corps - toute leur beauté d’abjection et le supplément d’âme qu’elle impose. Jean-Paul Manganaro, l’homme qui a su traduire le Guépard, restitue à merveille le ton de Calasso, cette ironie admirative et chaleureuse, presque suspendue : «Il y a un homme jeune, beau et élégant, qui marche avec une excessive précaution, comme empêché par quelque chose d’invisible qui le gêne. C’est Baudelaire à trente-deux ans.» L’analyse de la pénétration baudelairienne inclut sans cesse la vie et le personnage du poète. La Folie Baudelaire aurait pu s’intituler : Pour Sainte-Beuve.
Cette folie Baudelaire, c’est quoi ? Le «paysage surprenant» dont parlait Mallarmé à propos de l’auteur des Fleurs du Mal. L’endroit qui fait dire à Yves Bonnefoy dans son premier texte de 1954 sur le poète, le plus court et le meilleur, celui qui annonce et résume les soixante ans d’essais suivants : «Dans une société qui déteste l’éternel, Baudelaire a aimé le mal comme un sursaut d’absolu.» L’homme s’y dégrade en beauté, Charles Maurras le dit autrement, à propos de ce «chanteur essentiellement oblique et nocturne» : «Oui, notre génération baudelairisa avec une passion presque folle, au point de ne s’en être jamais déprise toute à fait, mais elle a dû formuler de bonne heure l’aveu d’une vieille déception, non morale, tout esthétique : presque aux premiers contacts avec ce maître dangereux, il a fallu douter de sa perfection. Par ses beautés, il nous avait rendu difficiles. Par ses faiblesses, par d’inimaginables chutes, il devait nous désespérer.»
Matrice. Calasso évoque, dès le premier chapitre, comment Baudelaire fut «un immense expert en humiliation». Le lien avec sa mère, Caroline, et son beau-père, le général Aupick, en est la matrice. Sur ce point comme sur d’autres, les trois livres publiés se font écho. On y retrouve les mêmes histoires, les mêmes lettres de Baudelaire à sa mère. L’une d’elle est d’un coeur mis à nu : «Il y a eu dans mon enfance une époque d’amour passionné pour toi ; écoute et lis sans peur. Je ne t’en ai jamais tant dit […]. Ah ! Ça été pour moi le bon temps des tendresses maternelles. Je te demande pardon d’appeler bon temps celui qui a été sans doute mauvais pour toi. Mais j’étais toujours vivant en toi ; tu étais uniquement à moi. Tu étais à la fois une idole et un camarade.» La folie Baudelaire prend la relève de ce pavillon enchanté. Chacun des trois auteurs traite la relation du poète et de sa mère à sa façon. Catherine Delons en tient le greffe précis dans l’Idée si douce d’une mère. Le dernier chapitre, «Je vais aspirer aux louanges de mon fils», raconte de quelle façon, une fois mort, le fils raté, indigne et endetté devint enfin pour sa mère, saisie par les témoignages d’auteurs alors célèbres et aujourd’hui oubliés, un grand homme à pleurer. Elle avait sadisé le fils (qui s’en nourrissait), elle bovarysa sur son fantôme. Delons est l’enquêtrice sobre, modeste, à la fois compréhensive et agacée par la mère. Bonnefoy reprend cette histoire pour en déterminer les causes existentielles et les conséquences littéraires : c’est le docte savant à qui nulle correspondance n’échappe, pourvu qu’elle finisse par vibrer dans les contrebasses de «l’être». Calasso utilise ce qui lui convient pour fabriquer un tissu que le vent des citations traversent : c’est lui l’écrivain. Dans un article célèbre, Proust en colère reprend le passage de Sainte-Beuve sur Baudelaire que cite Calasso, et il tire de l’expression finale une tout autre conclusion : «Toujours des "mots", des mots que les hommes d’esprit peuvent citer en ricanant : il appelle cela la "Folie Baudelaire". Seulement le genre des causeurs qui citaient cela à dîner le pouvaient quand le mot était sur Chateaubriand ou sur Royer-Collard. Ils ne savaient pas qui était Baudelaire.» Sous la surface mondaine de l’expression, dit Calasso, un autre monde circule, un monde où la folie devient majuscule, et que Sainte-Beuve décrit malgré lui. Ici, rappelle Bonnefoy, le péché domine, et ce monde a «pour vertu d’avoir fait de ce péché, justement, refus du monde tel qu’il existe, la clef d’une Beauté supérieure». C’est la beauté qui permet, selon Proust, de «descendre dans le calme profond où la pensée choisit les mots où elle se reflétera tout entière». Et il arrive un moment, comme dans le Grand Bleu, où l’on ne remonte pas.