Essai
Nouvelle parution
Benjamin Fondane, Le mal des fantômes

Benjamin Fondane, Le mal des fantômes

Publié le par Alexandre Gefen

Benjamin Fondane, Le mal des fantômes,  nouvelle édition. Établie par Patrice Beray et Michel Carassou, avec la collaboration de Monique Jutrin
Liminaire d'Henri Meschonnic, 288 pages, 9,50 €
ISBN : 978-2-86432-485-0
   
Résumé
   « De tous les poètes ses contemporains, pas un, ni même ceux qui ont été dans la Résistance, pas un n’a écrit la révolte et le goût de vivre mêlé au sens de la mort comme Benjamin Fondane. Sa situation de fantôme lui-même, y est sans doute pour quelque chose : un émigrant de la vie traqué sur les fleuves de Babylone.
   Contre les dualismes de la philosophie, il est dans le continu de la vie à partir du poème et du poème à partir de la vie. Par là il est présent. »
Henri Meschonnic

   Ce volume regroupe sous le titre Le Mal des fantômes les cinq livres de poèmes écrits en français, suivant le désir exprimé par Fondane dans la lettre qu’il a pu faire parvenir à sa femme du camp de Drancy où il fut interné du 14 mars au 30 mai 1944.


Extrait de texte
Titanic

C’est un rêve effrayant et je m’y trouve encore.
– Une chose mouvante et qu’on appelle Terre
coule à pic, lentement, hors du regard de l’être…
À bâbord, le linge sèche comme avant le déluge,
calme le jeu d’échecs se poursuit, un pion avance,
la danse dans le hall pénètre dans les chairs
avec l’odeur sucrée des tropiques…

Sur le pont qui descend lentement hors du regard de l’être
la lumière est debout, elle a peur de tomber,
les hommes sont debout, ils ont peur de s’étendre,
congrès de fantômes debout,
ils crient : « Qui veut bien m’acheter ?
Tant pour ma liberté, tant pour ma conscience,
tant pour mon corps, ce n’est pas cher,
baisse de prix sur la justice,
quarante sous la sainteté
saison de blanc, Dieu est en solde,
la vente se fait au comptant ! »

Et parmi eux, à travers eux, en eux,
secrète, répugnante,
une chose invisible, tenace, obscène, lente,
suscite des rapports nouveaux,
éclate comme un pus patiemment mûri,
fait sourdre le soleil terreux des insomnies,
monte dans les gosiers comme un vomissement,
bleuit la rose des cancers
sous la dentelle des corsages,
et soudain c’est un vent furieux de destruction
immobile – dégels dans les pôles, démences,
longues agressions mijotantes, perfides,
couvées aux chefs-lieux de l’esprit,
et la valse du malaise emmêle les chairs pantelantes,
secoue le plateau à verres des danseurs,
opère les échanges, les assouvissements,
les blessures primordiales,
le réveil des substances humides au plaisir,
la délectable angoisse
de gaspiller l’éternité
pour une longue et pleine minute de néant.

À cinq minutes de la fin du monde
l’orchestre attaque le Tonnerre…
La Beauté meurt d’épuisement
sur les genoux des spectateurs
émus par cette Nuit savoureuse entre toutes…

[…]


Extraits de presse
   Libération, samedi 18 et dimanche 19 novembre 2006
   par Éric Loret

   En 1933, Fondane écrit un article pour les étudiants roumains : « Demain, dans les camps de concentration, il sera trop tard. » On imagine qu’il y eut, comme à chaque catastrophe idéologique, de fins politologues pour lui rétorquer qu’il ne fallait rien dramatiser. Il mourut à Auschwitz en 1944, où l’envoya l’avant-dernier convoi de Drancy, où l’avaient amené des flics français. Benjamin Wechsler était juif et moldave, il signait Fundoianu en roumain, Fondane en français. Il fréquentait Chestov, lisait Heidegger, faisait des films de cinéma pur autour de 1929 (Rapt avec Kirsanov), écrivait des essais esthétiques. On pense à un Rimbaud surréalisé en découvrant ses poèmes francophones (tous ici rassemblés), un certain son de cuivre éveillé cor : « Cri de la chair, esprit, vieil instrument de rêve ! » C’est un fantôme qui nous parle, comme dans cette adresse au lecteur à venir, récit d’une barbarie éternelle : « Vous n’êtes pas nés sur les routes / personne n’a jeté à l’égout vos petits / comme des chats encor sans yeux,/vous n’avez pas erré de cité en cité / traqués par les polices, / vous n’avez pas connu les désastres à l’aube, / les wagons de bestiaux / et le sanglot amer de l’humiliation, / accusés d’un délit que vous n’avez pas fait, / d’un meurtre dont il manque encore le cadavre, / changeant de nom et de visage, / pour ne pas emporter un nom qu’on a hué / un visage qui avait servi à tout le monde / de crachoir ! »