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"Beau présent." Perec et l'art contemporain. Argumentaire pour un numéro des "Cahiers Georges Perec"

Publié le par Alexandre Gefen (Source : Jean-Luc Joly)

« Beau présent… »
Perec et l'art contemporain

Argumentaire pour un Cahier Georges Perec


Beaux Présents, Belles Absentes… C'est sous ce titre emprunté à deux exercices oulipiens qu'ont été réunis, en 1994, aux éditions du Seuil, divers textes d'hommage, de commande ou de circonstance de Georges Perec composés avec (beaux présents) ou sans (belles absentes) les lettres formant l'identité du dédicataire. Perec est un beau présent dans l'art contemporain dont de nombreuses travaux s'écrivent d'aujourd'hui avec des « lettres » de son oeuvre ou les partagent singulièrement ; un bel absent aussi, pourvu qu'on infère de cette appellation une présence en creux (quand l'autre est en relief) et non son manque pur et simple.
Pourtant, la réception de Georges Perec par les plasticiens contemporains se présente sous un jour relativement paradoxal dans la mesure où elle est importante (capitale peut-être) mais d'emblée inattendue.

1. Importante, parce que Perec, comme l'écrit Jean-Max Colard, « est l'écrivain français d'après-guerre le plus souvent désigné, cité, invoqué, envié et repris par les “artistes contemporains“ d'hier et d'aujourd'hui », et qu'en dehors de tout mécanisme d'influence ou de contact avéré, quantité d'expériences plastiques contemporaines peuvent être rapportées, par un biais ou par un autre, à ses expériences d'écriture : par exemple, l'exposition "Voilà. Le monde dans la tête", organisée du 15 juin au 29 octobre 2000 au Musée d'art moderne de la ville de Paris, pour saluer le nouveau millénaire, et qui avait réuni une soixantaine de plasticiens contemporains du monde entier, aurait pu sans difficulté se placer sous une égide perecquienne.

2. Inattendue parce qu'à de rares exceptions près, Perec a méconnu l'art contemporain (du moins ce qui en constituait les prémices à une époque où l'appellation n'existait pas encore) ou n'en a offert dans son oeuvre que des représentations caricaturales, et que ses goûts personnels semblaient le porter surtout vers l'art ancien et un peu moins vers l'art moderne. Nous sommes donc ici dans le cadre d'une réception spontanée et pour l'essentiel posthume, différée, disjointe, que nulle « stratégie » consciente, préparation volontaire ou rapprochement préalable ne semblent expliquer mais qui, pour cette raison même, est sans nul doute révélatrice ou signifiante : en effet, si Perec est actuellement une référence importante pour l'art contemporain, n'est-ce pas précisément parce que son oeuvre, ses projets, ses personnages ou sa personne répondent à leur manière à la question difficile de savoir ce qu'est ou plutôt ce que peut être cet art contemporain ? Et en retour, la lecture particulière que les artistes contemporains font de l'oeuvre perecquienne ne nous renseigne-t-elle pas sur ce qui la distingue aujourd'hui comme importante ?
La conjonction multiple entre Perec et l'art contemporain est donc un signe désormais bien visible du ciel complexe de la création actuelle. Mais, même ainsi remarquée, elle n'a le plus souvent été abordée que de manière sporadique ou monographique.

3. Le projet de ce Cahier Georges Perec consacré à la réception de Perec par les plasticiens contemporains devrait donc être l'occasion d'une part de faire plus complètement l'état des lieux de la question et d'autre part de formuler des hypothèses sur le ou les sens possible(s) de cette singulière résonance.
Ce projet se distingue de deux publications précédentes contiguës (d'une part des Cahiers Georges Perec n° 6 [L'Oeil d'abord… Georges Perec et la peinture, 1996], d'autre part du Cabinet d'amateur n° 7-8 [Perec et l'image, 1998]) en ce qu'il prend pour point d'appui ou point de départ non seulement l'oeuvre de Georges Perec, mais encore et surtout celle de plasticiens contemporains dans leur rapport à cette oeuvre, et qu'il se veut prioritairement étude de réception. En outre, même si ces deux ouvrages précédents contenaient sporadiquement des articles qui eussent pu trouver place dans ce volume projeté, il va de soi que la décennie qui s'est écoulée depuis et qui n'a fait que confirmer l'existence d'une nébuleuse perecquienne inscrite dans l'art contemporain appelle à un développement et à un approfondissement du sujet. Enfin, ce numéro des Cahiers Georges Perec sera concomitant avec une exposition au Musée des Beaux-Arts de Nantes intitulée "Regarde de tous tes yeux, regarde" programmée pour l'automne 2008 (commissaires : Blandine Chavanne, Directrice du musée, et Jean-Pierre Salgas) dont l'argumentaire résumé est le suivant : « Avec le recul du temps, il apparaît que les quatre grandes catégories énoncées par Perec [dans « Notes sur ce que je cherche » : le sociologique, l'autobiographique, le ludique, le romanesque] peuvent également qualifier la création plastique contemporaine depuis 1960. Autour de "La Boite en valise" de Marcel Duchamp, l'exposition montrera que la plupart des grands artistes de notre époque arpentent les mêmes champs d'investigation que Perec : ainsi par exemple, les Nouveaux Réalistes ou Lavier pour le quotidien, Boltanski ou Feldman pour l'autobiographie, Morellet ou Closky pour le jeu et enfin Gasiorowski ou Kabakov pour le romanesque. Sans doute peut-on proposer de définir la création contemporaine à travers ces quatre approches de l'art. » L'exposition devrait être structurée en quatre champs : l'objet (Les Choses, Un homme qui dort), l'autobiographie (W ou le souvenir d'enfance, Je me souviens), la règle du jeu (La Disparition, Espèces d'espaces), la fiction (La Vie mode d'emploi).
Sans forcément chercher à contourner d'inévitables répétitions, mais en envisageant des pistes complémentaires, d'autres coupes ou procédés d'exploration d'un très vaste territoire, le numéro des Cahiers Georges Perec consacré à la question de la réception de Perec par les plasticiens contemporains pourrait s'envisager selon les directions ou pistes suivantes :

0) Définitions, périodisations : art moderne, art contemporain, art actuel… art perecquien ?
1) Perec et l'art contemporain
— l'art contemporain comme sujet ou comme thème dans l'oeuvre perecquienne
— les projets ou textes de Perec en « collaboration » avec ou pour des « plasticiens » (contemporains ?) : Pierre Getzler, Gérard Guyomard, Peter Stämpfli, Jean-Luc et Titi Parant, Jacques Poli…
— Perec à Beaubourg
— l'art « contemporain » au temps de Perec (convergences / divergences) : Duchamp, Fluxus, les Nouveaux Réalistes, l'Hyperréalisme, Warhol et le Pop Art, Art & Language, Anne et Patrick Poirier, Christo, les débuts de Boltanski, Chantal Ackerman…
— les textes potentiellement « plasticiens » de Perec : L'Arbre, Lieux, Lieux où j'ai dormi, La Vie mode d'emploi, L'Herbier des villes…
2) Héritiers directs
— l'Oupeinpo (ouvoir de peinture potentielle) ; l'Oubapo (ouvroir de bande dessinée potentielle)
— Jacques Roubaud « plasticien »
— Perec et son oeuvre dans l'art contemporain : citations, projets inspirés de Perec, le prix Bartlebooth ; Sophie Calle, Christian Boltanski, François Morellet, Serge Valène, Claude Closky, Valérie Mréjen, Wim Delvoye…
— une bande dessinée perecquienne (Chris Ware, Jochen Gerner… ; Perec en bande dessinée)
2) Expositions « perecquiennes »
— de Cartes et Figures de la terre (Beaubourg, 1980) à GNS (Palais de Tokyo, 2003)
— 50 Espèces d'espaces (Marseille, 1999)
— Voilà, le monde dans la tête (Musée d'art moderne, Paris, 2000)
— Regarde de tous tes yeux, regarde (Nantes, à venir)
3) Etudes transversales
— Postérité plastique des Choses, de Je me souviens, d'Espèces d'espaces, de W ou le souvenir d'enfance, de La Vie mode d'emploi, de Penser/Classer…
— expérimentations de l'espace, dérives, déplacements, art urbain : Gordon Matta-Clarke, Ernest Pignon-Ernest, Marcher / créer (Thierry Davila), Stalker, Land art, Jean-Marc Bustamante…
— contraintes existentielles et programmes de vie : On Kawara, Roman Opalka, Sophie Calle, Christian Boltanski, Gérard Gasiorowski…
— contraintes, jeux, interactivité : François Morellet, Sol LeWitt, Claude Closky…
— inventaires, épuisements, listes, litanies : Paul-Armand Gette, Christian Boltanski, On Kawara, Philippe Cazal…
— l'infra-ordinaire et le troisième secteur ; les réalismes : Raymond Hains, Jacques Villeglé, Daniel Spoerri, Andy Warhol, Christian Boltanski, Sophie Calle, Gilles Mahé, Gérard Collin-Thiébaut, Jean-Luc Moulène, Chantal Ackerman, Gilbert and George, Hans-Peter Feldmann, Maurice Rickards (Encyclopedia of Ephemera)…
— dispositifs, collections, installations : Berndt et Hilla Becher, Anne et Patrick Poirier, Christian Boltanski, Annette Messager, Gérard Collin-Thiébaut, Dieter Roth, Gilbert and George, Felix Gonzalez-Torres…
— déconstructions (vide, blanc, manque, absence) / reconstructions (multiplicité, exhaustivité, totalité)
— cartographies
— rapport au temps, à la mémoire, à la mort
— l'Histoire, la Shoah
— retour au sens ; l'« ère de l'épilogue » (Steiner) ; créer après Auschwitz…
— cinéma, photographie, art vidéo, informatique, internet
4) Monographies
— de nombreuses études possibles : Boltanski, Calle, Opalka, Kawara…
5) Entretiens
— idem
6) Questionnaires
Elaboration, envoi et traitement d'un questionnaire aux plasticiens contemporains / aux étudiants en écoles d'art, d'architecture, de design… sur leur connaissance de / leur rapport à Perec…

Les projets d'articles sont à envoyer à Jean-Luc Joly (jljoly@neuf.fr)
avant le 31 mars 2008, les articles rédigés avant le 30 juin 2008
Parution prévue : automne 2008

1 « Un cabinet d'amateurs », Les Inrockuptibles, n° 401, 6-12 août 2003 (« Perec. La réapparition »), p. 44.
2 Le catalogue de cette exposition conçue par Christian Boltanski, Bertrand Lavier, Suzanne Pagé et Béatrice Parent a été publié par le Musée d'art moderne de la ville de Paris en 2001.
3 Outre l'article de Jean-Max Colard précité, qui est cependant de nature journalistique et donc « panoramique », le sujet n'a été véritablement traité de manière « étendue » que par Tania Ørum (« Perec et l'avant-garde dans les arts plastiques » in : Steen Bille Jørgensen et Carsten Sestoft éds., Georges Perec et l'histoire [actes du colloque de Copenhague], Copenhague, Museum Tusculanum Press et University of Copenhagen, 2000, p. 201-213), qui s'attache principalement à établir des parallèles entre les pratiques artistiques contemporaines des années 1960 et 1970 (celles du groupe Fluxus principalement et notamment de Daniel Spoerri — mais d'intéressants rapprochements sont également établis avec Joseph Kosuth, Sophie Calle ou On Kawara par exemple) et les activités de Perec du vivant de ce dernier, de manière à prouver une répercussion sinon une influence de celles-là sur celles-ci ; et par Laurent Grison qui, dans Les Stries du temps (Nîmes, Champ social éditions, 2005), consacre l'essentiel du chapitre intitulé « Les lieux dans les yeux » (p. 29-70) à des rapprochements entre Perec et divers plasticiens contemporains dont Christian Boltanski, Jean-Marc Bustamante, Sophie Calle, Hai Bo, Andy Warhol et Bill Fontana (et cette fois-ci en plaçant Perec dans une position « hypoartistique » d'inspirateur). En dehors de ces trois références, ce sont surtout les relations entre Perec et Boltanski qui ont retenu la critique. Signalons ici principalement les travaux de Jean-Pierre Salgas, notamment : « Métamorphoses de Lazare, “écrire après Auschwitz“ », Art Press, n° 173, octobre 1992 ; « Variations sur un crâne et quelques pavés », Art Press, n° 179, avril 1993 ; Signalement, entretien avec Christian Boltanski (juin 1992), cassette video, Paris, Centre Georges Pompidou, coll. « Les Revues parlées », 1997 ; « “Reconstituer le crime“ », texte de présentation du programme Point Ligne Plan consacré par le Cinéma Grec (Groupe de Recherches et d'Essais Cinématographiques) aux films de Christian Boltanski (Paris, Cinéma des Cinéastes, 10 novembre 1998) ; « Georges Perec “contemporain capital posthume“ » in : Jean-Luc Joly éd., L'Oeuvre de Georges Perec : réception et mythisation (actes du colloque de Rabat), Rabat, Publications de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de l'Université Mohammed-V, collection « Colloques et séminaires » n° 101, 2002, p. 299-303). Guillaume Pô a consacré pour sa part deux articles à la même question : « Perec et Boltanski, deux interrogations sur la disparition », in : Cahiers Georges Perec n° 6 (« L'Oeil d'abord… Georges Perec et la peinture », Paris, Seuil, 1996) ; « Perec et Boltanski, de la rue Vilin à la rue de Vaugirard » in : Dominique Bertelli éd., Le Cabinet d'amateur n° 7-8 (« Perec et l'image », actes du colloque de Grenoble), Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, décembre 1998. Dans ce même volume figure également un article de Marie-Hélène Exel intitulé « Perec, Boltanski et MC Solaar ».