Essai
Nouvelle parution
B. Tackels, Walter Benjamin. Une vie dans les textes.

B. Tackels, Walter Benjamin. Une vie dans les textes.

Publié le par Marc Escola

 

Walter Benjamin. Une vie dans les textes
Bruno Tackels


Paru le : 01/04/2009
Editeur : Actes Sud
ISBN : 978-2-7427-8224-6
EAN : 9782742782246
Nb. de pages : 840 pages

Prix éditeur : 29,00€


Walter Benjamin, philosophe, auteur notamment des Passages, des Chroniques berlinoises, a passé sa vie à tenter de comprendre le monde en lisant. Il lisait tout, aussi bien les contes pour enfants que les textes de théâtre ou les écrits des philosophes. Il s'intéressait à tout : au devenir de l'image, à la technologie. à la poésie (il fut un grand spécialiste de Baudelaire), mais aussi à la littérature (il fut le premier introducteur et traducteur de Kafka en France et, quand il fit sa première conférence sur lui à Paris, il y avait cinq personnes clans la salle). Son oeuvre est considérable clans bien des domaines, et fragmentaire. Son existence aussi est fascinante. Mais comme lui-même ne pensait pas que la vie de chacun, en tout cas la sienne, était intéressante, il fallait, pour ne pas le trahir, la raconter en partant de ses textes, et les expliquer par les circonstances de la vie. La méthode de Bruno Tackels s'avère passionnante, car Benjamin eut une vie amoureuse et amicale ô combien fournie et aventureuse.
On pourrait même le qualifier d'aventurier. Ami de Brecht et de Scholem, cousin d'Hannah Arendt, issu d'une famille bourgeoise. Benjamin rompt très jeune avec son milieu familial et, dans les cercles intellectuels de Berlin, veut opposer sa vision du monde à la déliquescence de Weimar puis à la montée du nazisme. On connaît hélas le sort des intellectuels antifascistes : réduit à s'enfuir d'Allemagne, Benjamin ira se réfugier à Paris, cette ville qu'il aimait tant et sur laquelle il a tant écrit, puis, progressivement.
se précarisera. Bruno Tackels raconte la lente dérive de cet immense intellectuel qui ne peut vivre sans sa bibliothèque, et sa transformation inéluctable en clochard céleste. Au moment de l'invasion allemande. Benjamin, après avoir été interné dans un camp de transit. retrouve ses amis exilés à Marseille. C'est là qu'il décide de s'enfuir par la frontière espagnole, là qu'il décide de se suicider. Appuyé sur un travail gigantesque nourri par la découverte d'inédits, l'auteur engage ici une démarche très personnelle : le livre s'ouvre sur la lettre qu'il envoie à Benjamin par-delà la mort.

Philosophe, essayiste et dramaturge, Bruno Tackels a déjà écrit deux essais sur Walter Benjamin : Petite introduction à Walter Benjamin (L'Harmattan, 2001) et L'?uvre d'art à l'époque de Walter Benjamin (L'Harmattan, 2000).
Il a également coordonné un colloque important consacré à Benjamin, à Cerisy-la-Salle. en juillet 2006. Producteur d'émissions et chroniqueur à France Culture (" Tout arrive "), il enseigne également l'histoire du théâtre contemporain. Il dirige la collection " Essais " aux Solitaires intempestifs et a publié deux essais sur le théâtre : A vues (Christian Bourgois. 1997) et Fragments d'un théâtre amoureux (Solitaires intempestifs.
2001). Chez Actes Sud-Papiers, il est l'auteur d'un essai sur Didier-Georges Gabily : Avec Gabily, voyant de la langue (2003).


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Dans LE MONDE DES LIVRES | 07.05.09:

"WalterBenjamin. Une vie dans les textes", de Bruno Tackels et "BonheurJustice Walter Benjamin", d'Antonia Birnbaum : Walter Benjamin, unrebelle en exil


Depuisqu'il s'est suicidé en 1940, à l'âge de 48 ans, dans un petit villagedes Pyrénées, parce qu'il était convaincu que le piège de la Gestapos'était refermé sur lui, Walter Benjamin a obtenu une reconnaissancetardive mais considérable. Difficile à éditer, réputée absconse,l'oeuvre de ce philosophe juif berlinois demeure à bien des égards unchamp de décombres, qui recouvrent pourtant d'incalculables trésors.Deux livres importants en exhument quelques-uns : d'une part, labiographie que Bruno Tackels lui consacre, intitulée Walter Benjamin. Une vie dans les textes. Et, d'autre part, l'essai signé Antonia Birnbaum, Bonheur Justice Walter Benjamin.

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L'un et l'autre nous permettent de mieuxprendre la mesure d'une pensée aussi intempestive qu'inépuisable, quiirrigue - par des canaux parfois secrets - le plus vif de notremodernité. Son influence ne se réduit pas au champ de la philosophie(notamment du côté de Derrida), de la réflexion esthétique (son articlesur "L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique"constitue une pierre de touche) ou de la théorie politique (avec Kafka,il fut l'analyste le plus lucide des temps cauchemardesques qu'ilvécut, et sa pensée apparaît avec une évidence croissante commeannonciatrice de ce qui nous attend). Le philosophe inspire aussi biende nombreuses formes artistique novatrices - pensons au récent disquede Pierre-Yves Macé, le bouleversant Passagenweg, explorationmusicale de l'univers benjaminien. Sa prose a la vertu de rendre à labêtise la tâche un peu plus ardue. Aussi s'avère-t-il le meilleur descompagnons d'infortune pour tout être pensant.

Dans son imposanteétude biographique, Bruno Tackels s'efforce de prendre à revers lesrègles du genre : il n'interprète pas les écrits de Benjamin à traversles événements vécus, mais fait apparaître que cette oeuvre même estpour son auteur une manière d'interroger sa propre existence. De sorteque l'ensemble éclaté de ses textes "esquisse un gigantesque autoportrait continué".

Uneoeuvre-vie pareille à ces passages parisiens qui ont tant fascinéBenjamin, et dont les galeries ouvrent l'accès à une ville inconnuecachée au sein de la ville elle-même, faite de faux-semblants, de "grottes féeriques", où "règne le jeu des ambiguïtés permanentes et des doubles significations".La parcourir comme le fait Tackels, en flâneur érudit et curieux, estune manière de se montrer fidèle à ce qui était l'axiome fondamental dela pensée de Benjamin : "Une parole vive ne trouve sa vérité que bien après sa mort."Loin d'étouffer sous le poids du matériau colossal réuni par lebiographe, on a le sentiment que l'épais volume s'ouvre autant qu'il lepeut pour laisser la place à cette vérité.

Impossible de résumeren quelques lignes une pareille existence. Celle d'un habitant del'exil, condamné au nomadisme par sa précarité puis par la situationpolitique de l'Allemagne. Il voyagea à l'est pour une passion moscoviteà la fois politique et féminine ; au sud (Ibiza et Capri) où iltravailla beaucoup et consomma de l'opium ; au nord, sur les côtesnorvégiennes, où il trouva le soleil rare et trop violent ; et surtoutà l'ouest, car c'est vers Paris que le poussait son tropisme le plusfort, celui qui lui fut fatal.

Face à l'énormité de la tâche, onprocédera plutôt comme Benjamin aimait le faire, en collectionneur,glanant ici et là quelques fragments dont la confrontation, peut-être,dégage quelque cohérence imprévue : sa passion du jeu (il perdit aucasino l'intégralité d'une bourse de recherche), son rapport siparticulier à la théologie et aux contes pour enfants, ce livre qu'ilse sent obligé de racheter à un ami après le lui avoir prêté, cettephoto "à l'aura clairement homo-érotique" prise lors d'unepêche à la langouste avec le petit-fils de Gauguin, son autobiographiedessinée comme une carte d'état-major, ou encore cette impensabledépêche, trouvée dans un journal, et qu'il rapporte dans une lettre de1939, pour donner à entendre dans un raccourci saisissant ce que devaitêtre l'état de désespoir de la population juive dans l'Allemagne nazie: "La société du gaz a cessé toute livraison de gaz aux juifs.L'utilisation du gaz par la population juive entraînait des pertes pourla société, parce que les plus forts consommateurs justement neréglaient pas leurs factures. Les juifs recouraient de préférence augaz pour se suicider." Tackels raconte cette vie comme un destin. La "lente dérive vers l'inexorable" d'un homme qui descend aux enfers et qui le sait, qui l'accepte, qui d'une certaine manière le choisit.

RÉVOLTE ET JUSTICE

Peut-êtreest-ce cela qui lui donne une certaine aura d'héroïsme tragique, si dumoins on accepte sa propre définition du tragique telle qu'AntoniaBirnbaum la problématise dans un livre remarquable : Bonheur Justice Walter Benjamin. Cette théorie est une "écharde", généralement inaperçue, plantée dans la thèse d'habilitation que Benjamin consacra à L'Origine du drame baroque allemand (1925).

AntoniaBirnbaum montre que le chapitre de ce livre portant sur la tragédiegrecque antique contient en germe une pensée de la révolte et du désirde justice qui, en plus de "décadrer" la philosophie deBenjamin par rapport à ce que l'on croit connaître d'elle, fournit desoutils pour définir les enjeux des luttes politiques de notre présent.

Lemonde de la tragédie, pour Walter Benjamin, est celui dans lequel règnela force aveugle du destin. Ce dernier se manifeste, orchestré par desdieux cruels, sous la forme du cycle "familial" des vengeances - dontl'archétype est fourni par L'Orestie d'Eschyle. Le héros y estcondamné avant même d'y être coupable, sa faute lui échoit comme unepartie de son destin : ce qu'il expie c'est sa vie, le crime d'être né.Mais son existence, qui se raidit contre les dieux et diffèrel'expiation durant le temps de la pièce, est tout entière refus deleurs décrets arbitraires, révolte muette qui renvoie au pressentimentd'une justice encore informulable. Elle est le premier cri de l'hommemoral dans son enfance, hors de toute norme ou légitimation explicite,uniquement arraché par la certitude têtue que le malheur des hommesn'est pas inéluctable.

Et si l'on demande quelle est la formemoderne du tragique - celle d'un destin industrialisé et produit ensérie - c'est peut-être l'extrême précarité de ceux qui n'ont nullepart où se loger, et "se trouvent donc en faute du simple fait deleur condition, vivant sous la menace constante d'une intervention desforces de l'ordre, ayant comme unique recours la chance ou le hasardd'échapper à leur attention". Ajoutons que les Erinyes, toujoursaussi facétieuses, s'amusent en outre à remplacer les bancs du métropar d'inconfortables sièges en plastique, au design soigneusement étudié pour qu'on ne puisse pas s'y allonger : le Destin dans sa version cartoon, prosaïque et kitsch.

Benjamin définissait l'existence du héros tragique grec comme "l'exposition mortelle d'un corps sans parole venant en lieu et place d'une déclaration impossible".De nos jours, les héros sont notoirement fatigués. Mais laresponsabilité de cette déclaration, face aux formes modernes du destinet de son arbitraire (qu'on les surnomme économie ou police), est latâche que Benjamin nous lègue.

WALTER BENJAMIN. UNE VIE DANS LES TEXTES de Bruno Tackels. Actes Sud, 840 p., 29 €.

BONHEUR JUSTICE WALTER BENJAMIN d'Antonia Birnbaum. Payot, "Critique de la politique", 240 p., 22 €.


Stéphane LegrandArticle paru dans l'édition du 08.05.09