Questions de société

"Autonomie, que de crimes on commet en ton nom", un point de vue controversé de Bruno Latour (Le Monde, 26/02/09)

Publié le par Alexandre Gefen

Autonomie, que de crimes on commet en ton nom !, par Bruno Latour


Vous souvenez-vous du temps où la gauche défilait pour le changement ? Où les intellectuels n'essayaient pas encore de mimer les chauffeurs de taxi dans la défense obstinée du statu quo ? La querelle de l'université fournit peut-être une occasion de reprendre les bonnes habitudes et de rejoindre enfin le parti du mouvement.

39336432633930363439383963363130Pour l'instant la situation est bloquée, semble-t-il, par la volonté de défendre ou d'attaquer "l'autonomie". Ô autonomie, que de crimes ne se prépare-t-on à commettre en ton nom ! Avez-vous remarqué cette chose amusante que l'un des camps défend l'autonomie de la Science avec un grand s et attaque l'autonomie de l'Université, alors qu'on accuse l'autre de vouloir violer l'autonomie de la Science en défendant l'autonomie de l'institution ? Comme si l'on pouvait séparer le destin du savoir de la machinerie qui seule peut le produire ! Ou vous demandez l'autonomie pour les deux ou vous la refusez pour les deux.

A moins que ce ne soit la notion même d'autonomie qui ne veuille rien dire. L'inconvénient de cette notion vague, c'est qu'on risque de la confondre avec la tour d'ivoire, avec le corporatisme, avec le mandarinat de droit divin, voire avec la simple paresse. Il n'y a de savoir "autonome" que parce que ces savoirs ont su se lier par mille canaux à un vaste ensemble de pratiques dont ils reçoivent en échange leur subsistance et qu'ils nourrissent à leur tour. En ce sens, il n'y a jamais eu de science "autonome" ; toute l'histoire des sciences est là pour le montrer. Défendre l'autonomie pour elle-même, c'est un peu comme de vouloir défendre les centres-villes sans s'apercevoir qu'il n'y a de centre à protéger que parce qu'il y a des banlieues et de vastes hinterlands. L'autonomie des travailleurs de la preuve n'est pas plus une valeur absolue que celle des juges, des politiques, des artistes ou des experts : elle se mérite ou elle se perd en fonction des services rendus à l'ensemble du collectif.

Peut-être serait-il temps de défendre "l'hétéronomie" des savoirs en posant cette simple question : avec qui voulez-vous être reliés pour produire le plus librement les savoirs les plus avancés ? On pourrait alors se demander si la réforme de l'université ne pêche pas plutôt par manque d'audace. Il serait peut-être bon que ceux qui se préoccupent des conditions d'existence de la pensée cherchent à la pousser plus loin.

En quoi, par exemple, le maintien des agrégations du supérieur permet-il de défendre l'"autonomie" des savoirs en droit, en économie ou en science politique ? Quelqu'un peut-il justifier la persistance étrange d'un CNU chargé d'évaluer à nouveau les thèses et les carrières des collègues à la place de ceux qui, dans les universités, doivent travailler avec eux ? La distinction française, unique au monde, entre chercheurs et professeurs est-elle vraiment nécessaire à la défense de l'autonomie ? Ne pourrait-on pas plutôt, en unifiant ces deux métiers indissociables et en distribuant chaque année les charges librement en fonction des demandes de l'institution et des collègues, développer enfin cette liaison - cette hétéronomie - entre les sciences et son public d'étudiants ? Et sur toutes ces questions de choix des collègues, de répartition des tâches, d'évaluation des carrières, qui est le mieux placé sinon ceux qui, dans l'unité même de production des savoirs, ont le plus à coeur la réussite de l'ensemble ? Comment peut-on sérieusement défendre l'autonomie des programmes de recherche et refuser celle de l'institution qui permet seule l'exercice de cette liberté ?

Les universitaires ont tellement perdu le goût de la liberté qu'ils se sont mis à confondre la dépendance à l'Etat avec la garantie de l'excellence. Il est vrai qu'on ne peut leur en vouloir et que les tenants du néolibéralisme ont perverti le mot même de liberté. Mais ce n'est pas parce que les sectateurs de la main visible et ceux de la main invisible se font une guerre de Grand-Guignol, que les chercheurs ne devraient pas s'entendre entre eux et avec leurs étudiants pour faire avancer leurs affaires.

Cela fait déjà plusieurs siècles que les gouvernements successifs, désespérés de ne pouvoir réformer l'université, lui ajoutent des institutions de recherche : du Collège de France à l'EHESS, en passant par le CNRS et par des dizaines d'organismes nichés dans les différents ministères, spécialisés dans un domaine et coupés à la fois de l'énergie des étudiants et de cette recherche de l'universel qui a donné son nom à l'université. Est-il interdit de se demander s'il ne serait pas temps de reverser enfin progressivement tous ces laboratoires et institutions éparses dans le seul milieu qui permettrait de les faire fructifier : celui des universités compréhensives enfin dotées des moyens de production de tous les savoirs ? D'ailleurs, est-on certain d'avoir encore vraiment besoin d'un ministère qui consacre des sommes considérables à surveiller en détail des institutions qui pourraient, si on les laissait enfin libres, très bien se débrouiller - à condition qu'on leur fournisse les moyens financiers ? Là encore, ce n'est pas l'excès mais le manque d'autonomie qui empêche les universités de décider enfin librement de leurs stratégies de recherche et de développement. Un ministère allégé, chargé de l'évaluation et de la stratégie, ne suffirait-il pas à garantir un minimum de cohérence à un système qui n'est totalement incohérent et dispendieux que parce qu'on cherche à l'unifier d'en haut ? Comment des intellectuels, attachés à la liberté, peuvent-ils ainsi confondre la défense de l'autonomie avec cette dépendance infantile ?

Il est paradoxal de lire tous les jours dans la presse des témoignages bouleversants de professeurs et de chercheurs sur la misère de leur situation et d'en tirer la conclusion qu'il faut défendre ce système indéfendable... On peut trouver tous les défauts à la réforme actuelle, mais elle a l'avantage de donner enfin le goût aux universités de se passer de leur "tutelle" et de commencer à régler leurs affaires par elles-mêmes en récupérant les capacités de recherche que l'on avait dû créer en dehors d'elles à cause de leur lourdeur et de leur passivité. Il y a des risques de dérive ? De localisme ? De mandarinat ? De pouvoir présidentiel ? Oui, bien sûr, mais cela vaut toujours mieux que la dépendance. Les mauvaises universités disparaîtront enfin, libérant des ressources pour les autres : ce n'est pas à la gauche de défendre les privilèges de la noblesse d'Etat.

Il n'y a pas de tâche plus urgente que de desserrer le double carcan de l'Etat et du marché sur la production des savoirs. La liberté de la recherche ne va pas sans liberté de s'organiser : qu'on donne enfin aux universitaires les moyens institutionnels de produire une science autonome. Dans l'aventure, l'université n'a rien d'autre à perdre que ses chaînes !

Bruno Latour est professeur à Sciences Po.