Questions de société

"Au bout du mouvement des facs, le cadavre du savoir?" (Marianne2 28/05/09)

Publié le par Bérenger Boulay

Au bout du mouvement des facs, le cadavre du savoir?

Régis Soubrouillard Marianne. Jeudi 28 Mai 2009

http://www.marianne2.fr/Au-bout-du-mouvement-des-facs,-le-cadavre-du-savoir_a179966.html

En phase d'épuisement, le conflit qui opposait depuis trois mois les universitaires au duo Sarkozy-Pécresse s'avère un puissant révélateur des errements médiatiques et politiques qui travaillent la société française, et de l'épuisement de la société de la connaissance, transformée en machine à produire des résultats.

La désastreuse victoire  que le duo Sarkozy-Pécresse est en passe de remporter dans le conflit qui l'oppose depuis plus de trois mois aux universitaires et aux étudiants ne laisse pas d'étonner. Comme le jusqu'au-boutisme désespéré, le nihilisme « suicidaire », dont le Figaro crédite le dernier carré des Astérix de la culture. Cette victoire mérite que l'on s'interroge sur les conditions de sa possibilité.
Car en réalité, au-delà de l'affrontement politique, ce conflit gravissime à plus d'un titre et son issue prévisible apparaissent comme de précieux indicateurs des changements qui travaillent la société française, des indices de la mutation civilisationnelle en cours dans les pays développés. Comme l'a été d'ailleurs l'accession au pouvoir de Sarkozy lui-même. Sans ces changements, ils n'eussent pas été possibles.

Un silence assourdissant

De ce travail souterrain, ce sismographe rudimentaire que constitue le monde des médias (presse écrite et audiovisuelle), n'a rien perçu ni rien enregistré. A de très rares et timides exceptions près, un silence assourdissant a enveloppé un mouvement d'une ampleur et d'une durée exceptionnelles. Silence cependant rompu régulièrement par la reprise servile des communiqués ministériels  et ponctuellement par la dénonciation éventée du rôle de l'extrême gauche dans la radicalisation du conflit.
Les « raisons » invoquées de ce silence ? La méconnaissance par les médias, censés s'informer pour informer, du monde universitaire et de ses valeurs, de la complexité de la réforme, la lutte pour le pouvoir symbolique entre deux institutions concurrentes mais également déclinantes. Et, réalité ou (et) fantasme, l'auto-censure envisagée comme une conséquence de la complicité politique entre les médias et le pouvoir.

Tout cela a joué, sans aucun doute, mais on ne prendra guère de risques à supposer que les médias ont à leur habitude avancé au feeling. Guidés par une intuition : le pressentiment que l'essentiel se joue désormais ailleurs. Le vieux monde qui n'en finit pas de mourir agace dans son agonie même, mais il serait inélégant d'objecter aux cris du moribond ou de hâter sa fin en l'étouffant sous les oreillers.
Pour le dire vite, domine au fond la conviction que tout le monde s'en fout. Pour la presse, un chien vivant, fût-il écrasé, vaudra toujours mieux qu'un lion mort. Même si le prochain cadavre, comme il est plus que probable, devait s'avérer être celui de la presse elle-même tant elle met de zèle imbécile à se suicider N'était sa fonction démocratique, on savourerait presque l'application obtuse avec laquelle la presse écrite toujours inspirée, s'efforce de scier la branche sur laquelle elle est assise : naguère elle brocardait ces Cassandre qui alertaient sur le recul de la lecture. Aujourd'hui, elle constate effarée qu'on ne lit plus, ou si peu, les journaux et que l'information elle-même, quel que soit son support, « intéresse » de moins en moins. Amis journalistes, encore un effort ! Le pire est à venir.

L'Université a perdu la bataille

Relais politique traditionnel des valeurs portées par le monde universitaire, la gauche socialiste n'a pas failli à sa réputation : elle s'est inscrite elle aussi aux abonnés absents. Silence radio total. On voudrait croire à une défection conjoncturelle. Espoir déçu: il y a bien longtemps que le PS ne dispose plus, comme dans bien d'autres domaines, d'une réflexion autonome sur l'accès à la transmission de la culture qu'il a dissoute dans la glu poisseuse du culturel et de l'événementiel : le coup médiatique qui affole les bobos. La popularité ambiguë d'un Jack Lang, d'un Delanoë est une rente vénéneuse. Mais qui voudrait y renoncer ? Sur l'écran noir de leurs (folles) nuits blanches, les socialistes se repassent médusés la procession des artistes de variété les plus replets de la gauche caviar,  précédés de leurs mentors politiques repentis faisant escorte au grand charmeur de serpents qu'est notre Président. Tels qu'en eux-mêmes enfin, leur intérêt les change… Certes, mais ces ralliements ne sont pas que de personnes ou d'ambitions : ils attestent une véritable abdication intellectuelle collective des socialistes. L'incroyable censure d'un Jacques Sapir dans l'hebdo des socialistes en donne un témoignage saisissant.

L'opinion, quant à elle, perplexe, méfiante ou indifférente, en tout cas taraudée par des problèmes plus urgents et plus vitaux et privée d'information contradictoire, a semblé s'absenter alors que la majorité des étudiants, pris en tenaille entre l'imminence des examens et leur désir de résister, ont cherché vainement sur quel pied danser.

Privée de tout relais substantiel extérieur à l'institution dans les élites comme dans le peuple, dépouillée de son aura mais enveloppée de cet épais silence qui la condamne à une existence fantomatique, l'Université a donc provisoirement perdu la bataille. Et, dans la conscience collective, elle semble devoir rejoindre le sort mélancolique de l'armée morte de l'empereur Qin Shi Huangdi.
Et perdure le marasme…

Le paradoxe de la société de la connaissance

A l' occasion de cette crise pourtant, des strates géologiques que l'on croyait à  tort immuables ont bougé. Des reliefs se sont accusés. Des failles béantes sont apparues, découvrant des problèmes pas si nouveaux que l'empilement des réformes, l'outrance des promesses, la vacuité et l'impuissance du discours  de nos dirigeants laissent sans solution ou, pis, empêchent de résoudre. Car la question demeure : de quoi y a-t-il crise, pour l'essentiel, s'agissant de l'Université ? Ecoutons sur cette question capitale le philosophe Marcel Gauchet.

Ce qui se découvre peu à peu, c'est la défection intellectuellement massive et déjà statistiquement significative des troupes des fidèles du savoir dans l'ensemble du monde occidental. Elle concerne bien sûr les étudiants mais aussi la société tout entière jusque dans ses élites. Cette désaffection, cet épuisement du désir de savoir vient de loin et concerne toutes les disciplines, scientifiques comme littéraires. Elle explique aussi, en partie, le relatif succès des filières courtes.
Orgueil du ministère, la présentation régulière de nouvelles collections de dessous affriolants (en jargon: les techniques pédagogiques) censées appâter le gogo laisse tout aussi régulièrement de marbre un public par avance blasé. Tout autant que l'exhortation faite aux professeurs de se parer du néo-charisme des animateurs télé. Manifestement, la « psychologisation » du problème n'est pas à la hauteur des difficultés qu'il s'agit d'affronter.
S'embourber dans ces ornières : autant se condamner à attendre Godot…

Le prof ne pourra jamais remplacer le curé et encore moins le coach

D'où vient pour l'essentiel cette désaffection à l'égard du savoir? Incriminer une crise des valeurs, c'est s'enfermer dans un constat redondant. C'est un fait : les savoirs ont perdu leur attrait parce qu'ils ont perdu leur sens. L'occasion de cette dévitalisation : un nouveau régime de la science, certes triomphante mais atteinte par le désenchantement, et de la technique, notamment le numérique, exprimé dans nos sociétés par une domination intellectuelle sans partage de la science et la prolifération des banques de données et des réseaux. Des milliards de cerveaux connectés à d'autres milliards de cerveaux (artificiels). Comme dirait ma grand-mère : « tout ça pour ça ». Qu'on se rassure, on s'en remettra.

Et, plus enveloppant encore, le fait que l'économie a dévoré la connaissance en la transformant en machine à produire des résultats. Paradoxalement, comme le montre Marcel Gauchet, « sociétés de la connaissance », nos sociétés sont devenues « insoucieuses » de se comprendre, c'est-à-dire d'intérioriser le savoir, selon la prophétie vérifiée de Victor Hugo : « ceci (le livre) tuera cela (les cathédrales)». Elles se satisfont de manier des connaissances qui leur demeurent extérieures à l'aide des nouvelles prothèses techniques, là où la démocratie effective exige non pas seulement un savoir sur la société – c'est affaire de police –, mais une compréhension de la société par elle-même.

Parallèlement, on n'a plus à devenir soi-même en se cultivant : on est (on naît) déjà soi-même. Reste à s'épanouir… A cet effet, point besoin d'instituteurs ni de profs, quelques coachs feront l'affaire.

De la course à la réforme au modèle fantasmé américain

Il n'empêche : on pouvait penser que la tâche du politique eût été d'analyser la nouveauté de la situation et de mettre en débat les finalités de l'Université avec ceux qui la composent et ce, devant et avec la nation tout entière. Faut-il abandonner le projet humaniste et au profit de quel autre alternatif (s'il en existe) ? Faut-il l'infléchir ? Dans quel sens  et à quel prix ? Comment transmettre et que transmettre, y a-t-il même transmission possible quand le lien au passé devenu muet pour nos contemporains, n'est plus qu'un poids mort dont il convient de se délester ? Tout juste le fréquentent-ils dans sa dimension patrimoniale et sentimentale (il y a des journées pour ça), muséifiée et sacralisée, c'est-à-dire exotique absolument, touchant ou barbare. Un passé toujours repoussé à des années-lumière d'un présent si présent qu'il occupe tout l'espace. Ainsi la « détraditionnalisation » s'achève-t-elle radicalement dans la déculturation. D'où les inquiétudes, les vacillements et bientôt les convulsions identitaires individuels et collectifs qui croissent à proportion que se défait le lien au passé et que les savoirs se trouvent enfermés dans leur dimension exclusivement utilitaire.

La délibération publique la plus large eût été utile tant il est vrai que ces questions excèdent les impératifs d'une gestion « optimale » de l'institution ou la nécessité d'une adaptation au monde contemporain.  

Au lieu de cela, on a eu la « réforme », soit la réduction de l'institution à l'entreprise au nom de la modernité, c'est-à-dire l'équivalent chatoyant de la liquidation de l'Université à la française, mais aussi l'introduction du management tel qu'enseigné dans la plus médiocre des écoles de commerce. Réforme qui menace l'autonomie intellectuelle des chercheurs, l'autonomie de gestion sans les dotations qui auraient permis une saine gestion des universités, mais assortie du risque de l'arbitraire et de la caporalisation de la recherche orientée vers le court terme, la manie de l'évaluation la plus étriquée et la plus caricaturale portée à son paroxysme. En un mot, l'alignement de la province-France sur la métropole fantasmée comme modèle, même si celle-ci est réduite à une image d'Epinal (les Etats-Unis). Une réponse à côté de la plaque à force de précéder la question ou de l'ignorer. Faillite du politique…
Il n'est pas besoin de grève pour vider les facs. Ni d'avoir fait Sciences-Po pour comprendre que l'occasion a été manquée et que tout est à reprendre dans un contexte considérablement dégradé.
La pensée du jour, on l'empruntera à Bossuet : « Dieu se rit des mortels qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes. »