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Appareil, n°7 (2011) :

Appareil, n°7 (2011) : "La transparence. Esthétique et politique"

Publié le par Matthieu Vernet (Source : Anaïs Paly)

Appareil, n°7 (2011) : "La transparence. Esthétique et politique"

Présentation de l'éditeur :

De tous les idéaux dont nous avons hérité des Lumières, la transparence est peut-être le seul à ne pas avoir été profondément remis en cause à l'époque contemporaine. Tout au contraire, là où d'autres notions utopiques ont prouvé leur incapacité à résister à la récupération totalitaire, l'idéal de la transparence n'en est ressorti que renforcé, devenant ainsi une sorte de valeur suprême, consensuelle et incontestée d'une époque qui se voudrait post-idéologique. En effet, jamais en avait-on autant appelé à un « devoir » de transparence, jamais n'avait-on autant invoqué un « droit » à la transparence. Jamais – tout à la fois – n'aura-t-on moins su ce que recouvre au juste ce terme qui rassemble sous sa bannière les revendications les plus contradictoires. Le cas WikiLeaks aura montré comment les propagateurs d'une idéologie de la transparence totale peuvent recevoir, dans leur contestation des médias traditionnels, un soutien massif de la part de dirigeants autocratiques.

Que la transparence ait à présent pris le statut d'une idéologie se mesure au fait que, comme toute idéologie, le discours de la transparence nie d'en être une. En tant qu'expédient qui tire de son statut inquestionnable sa force opérante, le concept de transparence brouille le normatif et le descriptif, l'état de fait et le fait de désir. Dans une telle « société transparente » (G. Vattimo), le procédé tient désormais lieu de raison. Sorte d'idéal incantatoire et peut-être ultime d'une société qui n'est plus porté par aucun autre, cette transparence qui constitue aujourd'hui le maître-mot politique, épistémologique et moral n'est pourtant pas le fruit d'une invention récente mais puise bien ses racines dans les prémices de l'âge moderne. S'ils sont indéniablement aussi des instruments d'émancipation, les réseaux sociaux répondent également à un impératif d'« auto-publication » qui rapproche la vie d'un état d'exposition permanente, forme particulièrement aboutie – parce que sournoise – du Panoptique décrit par Foucault.

« La lumière du soleil est le meilleur des désinfectants » affirmait récemment un des juges de la Cour suprême américaine, Louis Brandeis, sans se rendre compte que cette justification du libéralisme invoque à son corps défendant un motif qui avait été décisif dans la construction de l'utopie socialiste. Le roman Que faire ? de Nikolaï Tchernychevski, allégorie d'un monde infusé de lumière et dont les miasmes auraient disparus, aura directement inspiré la révolution d'Octobre et toutes les utopies d'une société faite de verre d'où les cloisonnements seraient absents. Traquer le secret : cette pulsion héritée des Lumières semble enjamber les divisions politiques et les cultures intellectuelles. Un siècle avant la mise au point de l'imagerie cérébrale, nouvel avatar d'une pénétration qui ne laisserait plus aucune zone d'ombre, la fin du xixe aura vu l'émergence simultanée de la psychanalyse et de la radiographie, deux façons de faire la lumière sur ces profondeurs jusque là insondées. Essor aussi de l'autobiographie qui, en réactualisant Rousseau, aura soutiré l'institution de la confession à l'autorité ecclésiastique tout en en conférant désormais ce rôle au public lettré.

Simple terme technique issu de l'optique, la transparence s'est depuis longtemps affranchie de ce cadre pour devenir une métaphore puissante dans la réorganisation des savoirs et des pratiques. Excédant toujours déjà d'emblée le champ du visible, elle révèle son statut de métaphore absolue au sens que lui donnait Hans Blumenberg. Irréductiblement positive, la transparence se présente comme première et fondatrice, métaphore contestant pour ainsi dire sa propre métaphoricité et que toute dérivation semble immanquablement entraîner vers son pôle oppositif : l'opacité. À la fois ressort et telos, moteur et horizon, la transparence traverse donc et hante la modernité de part en part comme ce qui ne se laisse pas thématiser sans toucher aussi à la possibilité même du moderne et de sa promesse.

Ce numéro thématique se propose de revenir sur ce terme si profondément lié à la modernité qui, dans ses cristallisations différentes, garde quelque chose de la trame secrète de son projet. Placé sous la figure tutélaire de Monsieur Teste de Valéry, l'« homme de verre », qui incarne tout entière cette quête – inévitablement tragique car irréalisable – de la coïncidence avec soi, le numéro explore les formes qu'aura pu prendre cette recherche. Le numéro réunit huit essais :
Philippe Junod résume dans son article une réflexion menée sur quarante ans sur la Transparence et l'Opacité comme fondements de l'art moderne, Alexandre Klein retrace l'histoire de l'autopsie et de l'imagerie médicale depuis la Renaissance pour indiquer le points de résistance à une pénétration totale par le regard, Philippe Münch indique pourquoi l'idéal politique de la transparence émergeant avec la Révolution française est toujours accompagné par le spectre du consensus et donc – in extremis – de la fermeture totalitaire, Hervé Bonnet s'intéresse, chez Heidegger, à la reprise en main du Dasein par lui-même qui est constamment mis en échec par l'opacité récalcitrante de l'être-là des choses, Marie-Jeanne Zenetti explique pourquoi on trouve chez Roland Barthes une fascination ambivalente à la fois pour la « parole blanche » et pour le bruissement des mots qui viennent en enrayer la pureté, Antonio Somaini reconstitue l'influence longtemps sous-estimées des architectures utopiques de verre sur le cinéma d'Eisenstein, Muriel Berthou Crestey soumet l'idée barthésienne de la photo comme transparence d'un ça a été à l'épreuve des pratiques contemporaines qui iraient, au contraire, en direction d'une esthétique de la « disparence » tandis que Gérard Pommier propose une méditation psychanalytique sur l'origine impalpable du corps dont l'existence ressemblerait à l'exil hors d'une transparence d'origine, perdue d'avance.

Ces explorations qui opèrent sur différents tableaux ne constituent pas seulement l'esquisse d'une archéologie de la transparence, elles laissent aussi transparaître, à travers ce kaléidoscope de formes, quelque chose de la Raison occidentale et de ses désirs inavoués.

• Latransparence. Présentation

Emmanuel Alloaet Sara Guindani

• Nouvellesvariations sur la transparence

Philippe Junod

• Latransparence du corps en médecine, obscur modèle de notre modernité

AlexandreKlein

• Révolutionfrançaise, opinion publique et transparence : Les fondementsde la démocratie moderne

Philippe Münch

• L'opacitéontologique de la transparence chez Heidegger

Hervé Bonnet

• Transparence,opacité, matité dans l'oeuvre de Roland Barthes, du Degré zéro de l'écriture àL'Empire des signes

Marie-JeanneZenetti

• Utopies etdystopies de la transparence. Eisenstein,Glass House, et le cinématisme de l'architecture de verre

AntonioSomaini

• De latransparence à la « disparence » : le paradigme photographiquecontemporain

MurielBerthou Crestey

• Pour un peutransparents

Gérard Pommier

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