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Antigone : la place des morts, ou l’invisible au cœur du politique (revue MuseMedusa)

Antigone : la place des morts, ou l’invisible au cœur du politique (revue MuseMedusa)

Publié le par Marc Escola (Source : Myriam Watthee-Delmotte)

Antigone : la place des morts, ou l’invisible au cœur du politique

Appel à contributions pour le 4e dossier de la revue MuseMedusa


Antigone n’en finit pas de hanter le monde pour « dans le champ du malheur / planter une objection1 ». Emblème de la désobéissance civile, elle est l’une des figures mythiques les plus reprises au fil des siècles ; le fait que son identité repose sur l’opposition aux entraves politiques lui confère une rare faculté de constance et d’ubiquité. Comme le souligne John Kani, qui a transposé l’histoire de la fille d’Œdipe dans le contexte de l’Apartheid : « Antigoneadresses itself to any corner of the world where the human spirit is being oppressed, where people sit in jail because of their fight for human dignity, for freedom2 ». Cette faculté du mythe d’Antigone à prendre en charge la résistance à tous les abus politiques n’empêche pas que chaque période l’adapte à ses propres revendications de liberté. Ainsi, il n’est pas anodin que Lacan, en pleine période de libération des moeurs occidentales, ait vu en l’héroïne « celle qui ne cède en rien sur son désir3 », tandis que le féminisme faisait d’elle le parangon des revendications anti-patriarcales. À chaque période son sacré dans des lois non écrites…

Qu’en est-il des combats d’Antigone aujourd’hui ? La présence d’Antigone dans les créations et les reprises théâtrales contemporaines en Afrique, en Asie, dans les pays européens de l’Est, en Turquie, etc., signifient que la dimension politique du mythe trouve à s’actualiser sans cesse. Dans ce contexte, le mythe revendique entre autres qu’aucune crise politique n’en vienne à bafouer un besoin fondateur de l’humanité, celui qui consiste à ensevelir les morts, à accomplir le « devoir de sépulture4 ». Les guerres civiles font rage, et jamais peut-être il n’y a eu autant de cadavres laissés sans inhumation sur des terres ensanglantées du monde, autant de vies n’étant pas « jugée[s] digne[s] d’être pleurée[s]5 », selon l’expression de Judith Butler. Parfois même le corps manque, et les Antigones haïtiennes ou argentines hurlent l’horreur des morts sans funérailles6.

Sur cet horizon, le mythe d’Antigone traduit inlassablement la nécessité impérieuse, intérieure, de pouvoir accomplir le geste anthropologique par excellence, celui qui fonde la civilisation humaine, qui est d’assurer aux défunts une place spécifique. Car « la place des morts donne à notre monde une dimension autre qui le rend humainement habitable7 », dit Patrick Baudry qui souligne l’importance des obsèques en tant que geste qui pose de la limite entre les vivants et les défunts : « Le décédé n’est pas encore un défunt, et tout l’enjeu de la ritualité funéraire consiste à faire place au défunt en ritualisant la séparation avec la mort8 ». L’enjeu est d’interroger les limites, parfois brouillées, entre les vivants et les morts et d’organiser la vie dans une perception non confusionnelle des règnes.

Antigone rappelle ainsi la nécessité du geste de mise au tombeau qui ouvre le temps reconstructeur du deuil et crée un momument pour la mémoire future. Si à travers elle, c’est l’importance sociétale de l’accomplissement des rites qui se dit, il est nécessaire de comprendre cet élément de la polis en lien avec la conception de la mort. C’est la question du sacré qui s’esquisse, c’est-à-dire de ce qui transcende le politique pour pointer ce qui, culturellement, en fonde le sens. À cet égard, il faut donc prendre en compte le fait que l’homme contemporain développe un déni de la mort, tant par la technicisation de l’accompagnement des agonisants que par la diminution ou l’escamotage des cérémonies funéraires à défaut de croyances qui les fondent, tandis que parallèlement se multiplient les discours, dans le domaine du développement personnel notamment, banalisant le travail de deuil et réduisant celui-ci à une simple série d’étapes à parcourir. L’homme du XXIe siècle est fondamentalement dépourvu de destin. De là, la déréalisation contemporaine de la mort qui se manifeste dans sa difficulté à prendre en charge tant le cadavre que le deuil. À l’opposé de cette attitude, Antigone, qui assume pleinement l’un et l’autre, ouvre le réel à la dimension du mystère. Comme le dit Edgar Morin, « la mort opère une brèche irrationalisable dans la vie, et sa bouche d’ombre constitue un aspect radical de la complexité vivante9 ». Antigone, à cet égard, fait droit à ce qui dépasse l’entendement, qui cependant est, et doit être soutenu : l’objection qu’elle pose tient aussi à l’oblitération inacceptable de la dimension de l’invisible au cœur du réel, si tant est que « les morts sont les invisibles mais ils ne sont pas les absents », comme l’a clamé Hugo10.

Ce dossier se consacre aux lectures critiques des reprises et réappropriations du mythe d’Antigone, depuis le XIXesiècle jusqu’aux productions contemporaines, au départ de la question de la place faite aux morts, dans la double dimension de l’invisible et du politique, en particulier dans ce qui assure un rôle à la première au cœur de la seconde. Les contributions s’attacheront donc à développer la problématique de la représentation de la mort et du deuil. Théâtre, opéra, fiction, poésie, arts visuels, cinéma, danse, musique, littérature hypermédiatique, mais aussi philosophie politique et anthropologie psychanalytique peuvent être convoqués, sans restriction de provenance culturelle. On veillera à éclairer la dimension esthétique des refigurations du mythe : quel type de discours peut produire Antigone (vocifération, lamentation, prière, réflexion discursive), quelles images et figures sémiotiques suscite-t-elle ?

Les contributions (en français ou en anglais ; max. 30 000 signes, espaces comprises) accompagnées d’un résumé (français et anglais) et d’une notice bio-bibliographique sont à envoyer à Myriam Watthee-Delmotte (watthee@gmail.com),  à Sarah-Anaïs Crevier Goulet (sirogh55@hotmail.com ) et à MuseMedusa (revue@musemedusa.com) avant le 1er mars 2016. Prière de suivre les consignes précises du protocole de rédaction (http://musemedusa.com/protocole-de-redaction/).

 

Henry Bauchau, Passage de la Bonne-Graine, Arles, Actes Sud, 2002, p. 405.

John Kani, interviewé par Martin Phillips, cité dans Erin B. Mee & Helene P. Foly, Antigone on the Contemporary World Stage, Oxford, Oxford University Press, 2011, p. 6. John Kani a proposé dans The Island, (2012), avec Athol Fugard et Winston Ntshona une relecture sud-Africaine de l’Antigone de Sophocle en contexte d’Apartheid.

Jacques Lacan, Le séminaire, livre VII : L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 368-370.

Muriel Gilbert (dir.), Antigone et le devoir de sépulture, Genève, Labor et Fidès, 2005.

Judith Butler, Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre, trad. Jérôme Rosanvallon et Jérôme Vidal, Paris, Amsterdam, p. 46 (italiques dans le texte).

Voir Moira Fradinger dans Erin B. Mee & Helene P. Foly, op. cit., p. 67-89 et 127-146.

Patrick Baudry, La place des morts. Enjeux et rites, Paris, L’Harmattan, 2006 [1999].

Ibid., p. 46.

Edgar Morin, La méthode, t. II, Paris, Seuil, 1980, p. 398.

Victor Hugo, Actes et paroles. Pendant l’exil (1865), notice et notes de Josette Acher, dansŒuvres complètes, sous la dir. de Jacques Seebacher et de Guy Rosa, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1985, p. 65.