Questions de société

"Alger, octobre 2008 : une rentrée littéraire presque ordinaire", par Zineb Ali-Benali (Paris 8).

Publié le par Marc Escola


Alger, octobre 2008 : une rentrée littéraire presque ordinaire
par Zineb Ali-Benali, Université Paris 8



13 octobre 2008, Adonis, poète et philosophe syro-libanais, donne à Alger une conférence. Il prend les précautions oratoires habituelles et demande que l'on fasse la différence entre l'Islam en tant que croyance ou expérience personnelle et l'Islam en tant qu'ordre ou institution. Il dénonce la dérive des mouvements politiques de libération devenus tyranniques, qui usent de la violence pour se maintenir au pouvoir et adoptent un langage religieux et une attitude dévote pour mieux régner. C'est même devenu un comportement général : chaque parti pense être sur « le droit chemin ». Les autres, ceux qui sont dans l'opposition, sont dans « l'erreur ». Le domaine politique est ainsi régi par l'opposition entre le « licite » et  « l'illicite », le permis et l'interdit. Dans cette perspective, tout opposant au pouvoir en place s'expose à la persécution et au bannissement (1). Cette vision du monde politique selon une conception schématique du religieux s'accompagne d'une glorification du passé.
Adonis fustige la complaisance des intellectuels arabes, parmi lesquels il se place. « Je suis autant concerné qu'eux. Je fais partie de ce grand crime arabe, l'arriération ! (…) Ils ont accepté que, dans leur pays, l'individu ne soit perçu que comme une machine (…) Son identité ne lui appartient pas au nom d'une lecture de la révélation divine ».
Il demande une relecture critique du passé et appelle à une « résistance radicale et globale ».
« Je déteste les réponses parce que je suis convaincu de ne pas avoir une vérité à moi. J'ai toujours douté de tout », répond-il aux nombreuses questions qui ont suivi son intervention.
Sa conférence provoque des protestations, notamment celle de l'association des Oulémas (2).

Le poète était l'invité d'Amin Zaoui, directeur de la Bibliothèque Nationale d'Alger, lui-même écrivain, qui sera immédiatement limogé. Celui-ci semble avoir été la victime de manoeuvres politiques antérieures qui illustreraient ainsi la pratique analysée et dénoncée par Adonis. Il n'en est pas moins évident que c'est à la suite de cette conférence qu'Amin Zaoui est relevé de ses fonctions. Une autre menace pesait sur lui, celle liée la publication du dernier livre de Mohamed Benchicou (3). Le Journal d'un homme libre avait obtenu un numéro ISBN qui lui sera retiré. L'essai est bloqué chez l'éditeur blidéen.

27 octobre, ouverture du XIIIème SILA (Salon International du Livre d'Alger) : des auteurs et des livres sont censurés. D'abord Boualem Sansal, dont le dernier roman, Le village de l'Allemand (4), poserait problème non pas tant par son contenu que par une déclaration du romancier. Il a réagi aux propos d'un ministre sur un prétendu « lobby juif en France ». Puis Salim Bachi pour son avant-dernier roman, Tuez-les tous (5), qui retrace les dernières heures d'un jeune homme qui a pris possession d'un avion et va le précipiter sur les deux tours new-yorkaises. Il aura probablement porté atteinte à l'Islam ! L'autre roman interdit de facto est Ô Maria, d'Anouar Benmalek (6), qui n'a pas pu être imprimé en Algérie. Les ouvriers imprimeurs ont refusé de réaliser un livre obscène !
Cette année, il n'y aurait eu que six titres interdits ! Les éditeurs auraient intégré les façons de faire des services de censure, installés au Palais des Expositions, où se tient le SILA. Ces faits, par leur proximité dans le temps, éclairent le fonctionnement de la censure : elle n'a pas à se justifier. Elle est et invente toujours des règles pour interdire ou limiter. Elle mêle les registres et efface les frontières entre l'oeuvre fictionnelle et une déclaration de l'auteur en tant que citoyen ou intellectuel. Elle réussit à s'imposer à ceux sur qui elle s'exerce, qui intègrent ses règles et essaient de s'y conformer à l'avance.


Zineb Ali-Benali, Université Paris 8

 (1) Dans cette logique, la censure n'a pas à se justifier ! Elle fait partie de la gestion du politique, elle est gouvernance !
(2) L'association des Oulémas a été créée au début des années 1930 par Abdelhamid Ben Badis, dont le credo était : « L'arabe est ma langue, l'Algérie est mon pays, l'islam est ma religion. ». L'actuel président de l'Association avait traité Adonis de pervers et de laïc !
 (3) Ancien directeur du journal Le Matin, suspendu depuis 2004, il a publié des livres sur le pouvoir algérien. Il a purgé deux années de prison pour infraction à la loi régissant le transfert de fonds !
 (4) Gallimard, 2008.
 (5) Gallimard, 2006. Salim Bachi a publié un dernier roman, Le silence de Mahomet, qui fait du prophète de l'Islam un personnage de roman!
 (6) Fayard, 2006.