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Alfred Jarry – Le Colin-maillard cérébral. Étude des dispositifs de diffraction du sens

Alfred Jarry – Le Colin-maillard cérébral. Étude des dispositifs de diffraction du sens

Publié le par Matthieu Vernet (Source : Julien Schuh)

Julien Schuh soutiendra sa thèse
"Alfred Jarry - Le Colin-Maillard cérébral. Étude des dispositifs de diffraction du sens",
sous la direction de M. le Professeur Bertrand MARCHAL,
Université Paris IV - Sorbonne.


Jury:
M. le Professeur Émérite Patrick BESNIER, Université du Maine
M. le Professeur Michel JARRETY, Université Paris IV
M. le Professeur Vincent JOUVE, Université de Reims Champagne-Ardenne
M. le Professeur Bertrand MARCHAL, Université Paris IV

le vendredi 17 octobre 2008 à 14 heures dans la Salle des Actes, en Sorbonne, 1 rue Victor Cousin, 75005 Paris.
Un pot sera offert à l'issue de la soutenance à partir de 18 heures au Club de la Sorbonne.

Résumé de thèse

Ce travail part d'une double ambition : permettre d'une part la relecture de l'oeuvre de Jarry, souvent interprétée selon des modèles structuralistes ou à la lumière des mouvements littéraires qui lui ont succédé ; proposer d'autre part une réflexion qui permette de construire une histoire dynamique des formes littéraires. Une première partie analyse l'inscription de Jarry dans le champ littéraire de son époque, en définissant la manière dont il s'approprie les outils herméneutiques de la communauté interprétative symboliste à laquelle il s'affilie lors de ses débuts en littérature. Une seconde partie s'intéresse plus particulièrement aux stratégies de programmation de la lecture mises en place dans ses ouvrages. Le « colin-maillard cérébral » est le nom que prend la rhétorique de Jarry, qui établit des dispositifs de diffraction sémantique pour provoquer un effet de suggestivité.


Alfred Jarry : A Cerebral Blind-Man's Buff. A Study in the Strategies of Semantic Diffraction.


This thesis has a two-fold aim. Firstly, to propose a new reading of Jarry's works (in the context of his time and not as seen through the distorting lens of subsequent literary movements, as has all too often been the case). And secondly, to open up new possibilities in the way we understand the dynamic evolution of literary forms. Part One is an analysis of how Jarry sought a position amongst his contemporaries in the literary world at the beginning of his career, by defining how he appropriated the hermeneutic tools of the Symbolists to whom he became affiliated. Part Two focuses on the rhetorical strategies developed in his books. The « cerebral blind-man's buff » is the name Jarry gave to his poetics : he established devices that cause semantic diffraction and hence a greater suggestiveness.


Position de thèse


L'oeuvre d'Alfred Jarry, si méconnue du grand public qu'elle soit, a de longue date fasciné des générations de lecteurs, d'Apollinaire à Raymond Queneau, d'André Breton à Marcel Duchamp. Qu'on n'en connaisse que le personnage d'Ubu ou qu'on apprécie, sans toujours parvenir à leur donner un sens, les poèmes des Minutes de sable mémorial ou les élucubrations du Docteur Faustroll, qu'on en maîtrise la totalité ou qu'on n'en utilise que des fragments choisis pour leur suggestivité, cette oeuvre a donné lieu à une forme de culte à travers le Collège de 'Pataphysique et ses diverses manifestations. On pourrait crier à la surinterprétation, à l'utilisation abusive d'un texte daté, si Jarry n'avait pas lui-même prévu ces formes de lecture, et n'avait donné son aval à toute interprétation possible, en en prenant la responsabilité dès la préface de son premier livre : « Tous les sens qu'y trouvera le lecteur sont prévus1 ». Reste à comprendre comment cette oeuvre a pu exercer cette fascination malgré (ou plus justement grâce à) son obscurité ; comment elle a pu traverser des modèles interprétatifs divers, pour pouvoir encore aujourd'hui nous intéresser. Si l'oeuvre de Jarry exerce encore un pouvoir sur nous, il faut l'attribuer aux stratégies sémantiques que Jarry a mises en place dans ses textes, stratégies qui sont la conséquence d'un certain état de la littérature et des théories de l'interprétation qui n'est pas sans rapport avec le nôtre.


Jarry dans l'espace littéraire symboliste.

Jarry se situe dans une période de crise de la représentation qui oblige les écrivains à remettre en question les présupposés de la communication littéraire. Ce nouveau paradigme transparaît clairement dans les textes théoriques et critiques de Mallarmé2, dont certains figurent parmi les livres pairs du Docteur Faustroll3 inventé par Jarry, à travers un recueil paru en 1893, Vers et prose4, comprenant « Divagation première : Relativement au vers ». Cette réunion d'articles, qui donnera lieu à plusieurs divisions des Divagations, s'ouvre sur le célèbre constat : « La littérature ici subit une exquise crise, fondamentale5. » Rapprochant Décadents, Symbolistes et Mystiques au nom d'un « Idéalisme » commun, Mallarmé dénonce l'illusion de référentialité de la littérature et du langage. Si la langue courante, « commerciale », fonctionne en partie par référence au monde, la littérature n'a affaire qu'à des idées, des appréhensions subjectives des objets, telle « l'horreur de la forêt6 ». Un texte, loin de représenter, joue de la virtualité des signes, c'est-à-dire de leur caractère polysémique, pour mettre en scène des « fictions » qui n'existent que dans et par le discours. Cette « crise » invite à douter de l'immédiateté du rapport entre le langage et le monde, et plus profondément à remettre en question l'idée même de communication : une oeuvre n'est pas le véhicule inerte d'un message qui circulerait, sans déperdition, de l'écrivain au lecteur. L'idée de suggestion7 implique un travail créatif de la part du lecteur, qui produit la signification du texte qu'il lit.

Jarry fait siennes ces théories dans le « Linteau » des Minutes de sable mémorial, lorsqu'il fonde son esthétique sur la suggestion : « Suggérer au lieu de dire, faire dans la route des phrases un carrefour de tous les mots8 ». Le texte idéal tel qu'il le décrit doit entraîner une diffraction maximale du sens des mots, « polyèdres d'idées9 ». On retrouve ici une description de la polysémie semblable à celle qu'expose Mallarmé dans Vers et prose, où les mots « s'allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur des pierreries10 » : un mot est semblable à un diamant, composé de facettes qui sont autant de sens différents qu'il synthétise par l'unicité de sa forme. Une oeuvre symboliste digne de ce nom ne doit pas contribuer à l'illusion référentielle : en faisant oeuvre de suggestion, Jarry ne dit rien, il propose un objet de rêverie sémantique, ayant conscience que le sens est le résultat d'une construction subjective, et non de la découverte d'un objet voilé sous le texte. Il tente de saturer les virtualités polysémiques de son texte, conçu comme une synthèse de toutes les significations possibles : « tous les sens qu'y trouvera le lecteur sont prévus, et jamais il ne les trouvera tous ; et l'auteur lui en peut indiquer, colin-maillard cérébral, d'inattendus, postérieurs et contradictoires11 ». Tous les sens décelables sont donc recevables ; le problème ne consiste pas à tenter une interprétation de Jarry, mais à définir les procédés qui lui permettent de laisser le texte dans la plus grande indétermination sémantique possible, de faire des mots des « carrefours » à partir desquels les sens se redistribuent indéfiniment. Le but de ce travail est donc d'analyser les processus par lesquels Jarry fourvoie le lecteur, joue sur la polysémie des termes, cherche à multiplier les interprétations possibles de ses textes, tente d'échapper à la fixation d'un sens définitif par des dispositifs de diffraction sémantique destinés à désolidariser signifiants et signifiés pour conduire à l'autonomie des images.

Je ne m'intéresse dans ce travail qu'à la première moitié de la vie d'écrivain de Jarry, de 1893 à 1899. L'unité de cette période est déterminée par la publication des oeuvres de Jarry aux Éditions du Mercure de France, qui prend fin en 1899, avec le refus de leur directeur, Alfred Vallette, de publier L'Amour absolu, qu'il accepte cependant de prendre en dépôt. À partir de 1900, Jarry publie Ubu enchaîné précédé d'Ubu Roi aux Éditions de la Revue blanche, et donne Messaline en prépublication dans la revue des frères Natanson ; il entre dans un nouvel espace littéraire, et son oeuvre toute entière prend une nouvelle dimension. La première période de l'écriture de Jarry peut être analysée comme une forme de quête de l'absolu littéraire : dans le sillage du décadentisme et du symbolisme, et sous l'égide de Remy de Gourmont, Jarry livre des ouvrages d'une obscurité calculée, synthèses voulues de son univers, prétendument libérés des contingences.

Le principe du « colin-maillard cérébral », posé dans le « Linteau » des Minutes de sable mémorial, peut être considéré comme le dénominateur commun des expérimentations rhétoriques de Jarry à cette époque. En affirmant simultanément la maîtrise totale de l'auteur sur l'ensemble des interprétations de ses textes et une ouverture sémantique illimitée, Jarry place sa pratique littéraire sous le signe d'un absolu dynamique, d'une totalité en restructuration permanente. Cette recherche se traduit, au niveau de l'écriture, par une attention très forte à la réorganisation de son oeuvre en devenir. Le « colin-maillard cérébral » n'a donc pas un simple effet d'annonce, provoquant la lecture qu'il propose : Jarry crée des dispositifs de programmation de la réception de ses textes destinés à inciter ses lecteurs à multiplier leurs interprétations.


Provoquer la suggestion.

Le colin-maillard cérébral se confond avec la recherche d'une centralité idéale du Moi, niant les influences subies par une forme de réappropriation arbitraire, recherche exposée dans l'essai « Être et Vivre » en 1893, au tout début de sa carrière. Cette notion est la réponse de Jarry au risque de la dépossession littéraire par l'influence subie d'autres écrivains ; il la conçoit comme une méthode de déformation des textes d'autrui, capable de les arracher à leur origine, d'en faire des objets réutilisables et ainsi de justifier sa propre pratique du plagiat. Convoquant les principes de synthèse abstractive et de polysémie de l'espace littéraire symboliste, il définit ainsi un modèle textuel idéal, celui du « linéament », qu'il considère tour à tour comme un germe recélant, de manière concentrée, une multitude de sens potentiels, ou comme un fragment, un indice disponible pour toute réappropriation sémantique possible. Ce modèle ne peut fonctionner que dans l'espace littéraire symboliste : ce sont les conditions de communication littéraire de cette communauté interprétative que Jarry choisit de moduler dans ses textes, c'est à partir des outils d'un lecteur symboliste qu'il prévoit les effets de ses livres.

Le modèle du linéament conduit Jarry à pratiquer la décontextualisation et la disponibilisation des éléments de ses textes, à proposer des textes d'une obscurité voulue, dont la plupart des éléments sont ambigus et peuvent faire l'objet de plusieurs lectures qui ne s'excluent pas. Pour faire des mots des « polyèdres d'idées », il invente ou réutilise des procédés rhétoriques visant à structurer le champ d'interprétation du lecteur de façon à multiplier les cohérences sémantiques possibles. Il y a pour lui une rhétorique de la suggestion, c'est-à-dire des moyens précis de prolonger l'indétermination sémantique de ses textes. Sa pratique littéraire le conduit ainsi à faire passer la quasi-totalité de l'art de l'écrivain du côté de la mise en place de ces dispositifs de contrôle du sens, dans la mesure où la lettre du texte elle-même importe moins que la construction d'un objet aux virtualités sémantiques maximales. Ces dispositifs créent ainsi les conditions d'un effet illusionniste, au sens de Villiers de l'Isle-Adam, sur l'ensemble de ses textes écrits et à venir : il permet à Jarry de provoquer la suggestion valorisée dans l'espace littéraire symboliste.


Construire ses oeuvres complètes.

À un niveau supérieur, le principe du colin-maillard cérébral permet à Jarry de penser ses oeuvres complètes comme un outil supplémentaire de suggestivité, comme le lieu d'une redéfinition permanente de sa scénographie discursive. Chaque volume supplémentaire s'ajoute à l'ensemble de ses textes, non sur le mode de la juxtaposition, mais sur celui de l'articulation : César-Antechrist en 1895 forme un ensemble binaire avec Les Minutes de sable mémorial, parues l'année précédente ; en 1896, la mise en scène d'Ubu Roi, tiré de César-Antechrist, modifie une fois de plus l'équilibre de l'ensemble. Les Jours et les Nuits (1897), son premier roman, connaissent une forme de développement avec les aventures de Lucien dans L'Amour en visites (1898), qui est lui-même un tremplin vers L'Amour absolu (1899). Les Gestes et Opinions du Docteur Faustroll redéfinissent le concept de pataphysique ébauché dans les Minutes et Les Jours et les Nuits, provoquant une réinterprétation des modèles textuels proposés par ces textes ; il contient également un commentaire a posteriori de César-Antechrist. Jarry est le premier lecteur de Jarry, et, ne pouvant revenir sur ce qui est déjà publié, il le reprend, le relit, le réinterprète pour mieux le finaliser et mieux lier les parties de son oeuvre entre elles. Il considère ainsi son oeuvre comme un champ qui définit la valeur de chacun des textes qui le compose de manière positionnelle : chaque nouvelle parution impose de repenser l'ensemble de ses écrits antérieurs pour les réinterpréter. De la même façon, comme dans le cas du Faustroll, il peut poser des éléments textuels insignifiants qui ne prendront sens qu'ultérieurement, à travers de nouvelles parutions qui recomposent le champ de ses oeuvres. On peut ainsi considérer que les Minutes de sable mémorial ont été une première pierre posée dans l'édifice de son oeuvre, pierre d'attente que Jarry a ensuite essayé de motiver à outrance, en réutilisant les mêmes figures et les mêmes thèmes ; c'est un premier « jalon » avec lequel il a dû manoeuvrer, qu'il a retravaillé en le reprenant dans une structure d'ensemble plus vaste, par les vertus du colin-maillard cérébral qui l'autorise à « indiquer » des sens « inattendus, postérieurs et contradictoires ».


Se repositionner.

Les premières oeuvres de Jarry représentent bien une certaine actualisation du modèle herméneutique du symbolisme : loin d'être une exception dans son époque, son parcours de jeune littérateur, ses choix esthétiques, son canon littéraire et la scénographie de son discours sont des variations sur les modèles proposés dans le champ et l'espace littéraire symbolistes. Cependant Jarry se positionne assez rapidement à la marge de la communauté interprétative à laquelle il appartient : sa rupture avec Remy de Gourmont, sur le plan social, et le maintien d'une rhétorique de l'obscurité à une époque qui cesse de valoriser cette forme de discours, sur le plan littéraire, le conduisent à une posture auctoriale instable.

Or le principe du colin-maillard, qu'il invente et met en pratique dès son premier recueil, après une très courte période d'initiation au monde des lettres, apparaît également comme une solution originale au risque de déclassement, de dévalorisation et de dépossession de son Moi auctorial pour un auteur en décalage dans l'espace littéraire qu'il investit : en proposant un principe herméneutique susceptible de faire lire tous les éléments d'un texte comme des signes potentiels et de démultiplier les interprétations possibles tout en conservant la maîtrise auctoriale, Jarry crée les conditions d'un repositionnement constant au sein de l'espace littéraire. Autrement dit, le dispositif du colin-maillard cérébral fonctionne simultanément sur le plan herméneutique et sur le plan des représentations littéraires et sociales : il permet à Jarry de proposer le modèle d'une oeuvre dynamique, en devenir, susceptible d'être recentrée selon les modifications de l'espace littéraire tout en se donnant comme un tout hiératique.

Un même texte peut dès lors servir à plusieurs reprises, être réactualisé selon les modalités des différents espaces littéraires investis. Ainsi de la geste d'Ubu, détachée de son origine potachique pour être introduite dans l'espace littéraire symboliste puis post-symboliste, voire grivois au sein de L'Amour en visites. Jarry prend acte des conditions de la communication littéraire : le sens d'un texte n'est pas figé, mais, dépendant du contexte, de la structuration de ses éléments et de l'état de l'espace littéraire, il se modifie chaque fois que ces conditions changent. Particulièrement conscient du processus de réévaluation constante des objets textuels dans un espace littéraire en perpétuelle redéfinition, Jarry utilise sciemment les changements accidentels des conditions de réception de ses textes pour en augmenter la potentialité sémantique.

Le colin-maillard cérébral permet ainsi à Jarry de passer d'une vision poétique à une vision rhétorique de la littérature, inscrivant l'intervention de l'écrivain moins dans la création ex nihilo d'un texte parfait que dans la réutilisation, grâce aux outils rhétoriques de la dispositio et, au niveau de la scénographie de son discours, de ceux de l'ethos, de fragments discursifs qu'il resémantise, définissant un champ d'interprétation dynamique.

Le Faustroll représente la première grande entorse de Jarry au modèle herméneutique symboliste. Il entame simultanément des projets qui n'appartiennent plus à cet espace littéraire : l'opérette Pantagruel, mise en chantier en 1898 avec Claude Terrasse, et l'acte comique Par la Taille ne relèvent pas des principes de la communauté symboliste. Le déplacement d'Alfred Jarry dans le champ littéraire, à partir de la représentation d'Ubu Roi, déplacement dont il ne tire pleinement les conséquences que tardivement, est alors définitif : les livres qu'il publie aux Éditions de la Revue blanche à partir de 1900, ses projets d'opérettes avec Demolder et surtout sa carrière de chroniqueur avec les textes de La Chandelle verte, s'ils partagent avec ses premières productions des éléments thématiques ou structurels, fonctionnent selon des modalités de communication tout à fait différentes. Démontrant une fois de plus sa capacité à modifier ses principes esthétiques en fonction des communautés interprétatives qu'il vise, Jarry continue à pratiquer le colin-maillard cérébral, mais en abandonnant l'obscurité de sa première façon.