Questions de société
Agrégation de lettres modernes: le choix entre le latin et le grec?, par Cécila Suzzoni.

Agrégation de lettres modernes: le choix entre le latin et le grec?, par Cécila Suzzoni.

Publié le par Marc Escola (Source : Cécilia Suzzoni)

Cécilia Suzzoni, professeur de Chaire supérieure au Lycée Henri IV, fait part de sa réaction à l'annonce au JO du 29 juin dernier de la possibilité pour les agrégatifs de choisir désormais entre la version grecque et la version latine.

Célicia Suzzoni est vice-Présidente de l'Association des professeurs de français et de langues anciennes des classes préparatoires littéraires, Présidente de l'Association Le Latin dans les Littératures européennes, corédactrice de la Contribution des langues et culture de l'Antiquité à une culture humaniste et scientifique.


Je souhaiterais réagir à l'annonce d'une mesure concernant l'Agrégation de lettres modernes, prise, semble-t-il, dans la plus grande discrétion et sans débat préalable, autorisant les agrégatifs à « choisir désormais lors de l'inscription au concours entre la version grecque et la version latine » (Arrêté du 17 juin ,paru au Journal Officiel du 20juin 2008).
Ainsi, pour la première fois, et à un concours de recrutement de professeurs de français qui reste, qui est censé rester le plus ambitieux, le latin, langue ancienne du français, et langue ancienne pour toujours (le temps en effet n'éloigne pas une langue de son origine : c'est même pour nous la précieuse leçon des humanistes…) devient une discipline optionnelle. Nous savons, j'y insiste, car ce point est souvent escamoté dans les rapides argumentaires entendus ici et là, que beaucoup d'étudiants de lettres modernes arrivent à l'Université ou en Classes préparatoires littéraires, sans avoir jamais fait de latin. L'obligation du latin à l'agrégation de lettres modernes commandait d'une certaine façon leur cursus universitaire(sans leur interdire en aucune manière une initiation au grec )et assurait un apprentissage ambitieux de cette discipline, inscrite de fait, intus et in cute, dans les programmes de littérature française, à des degrés divers, linguistique, rhétorique, littéraire. Il y a à peine quelques années, le jury de français, option lettres modernes, du concours de Lyon /Sciences humaines, répondait très officiellement à un collègue, à ce propos : «  Latinistes, les optionnaires de lettres modernes doivent l'être»…L'on ne voit pas, depuis, quel séisme épistémologique serait venu invalider cette remarque de simple bon sens…

L'argument qui consiste à traiter le latin à parité de salut avec le grec ne paraît pas recevable : le latin n'est commutable avec aucune autre langue, et certainement pas avec le grec quand il s'agit du français : l'alternative proposée, latin ou grec, n'est justifiée ni par la tradition, ni par l'usage, ni par le bon sens. Et il ne s'agit pas là de se livrer à une absurde arithmétique des mérites comparés . J'enseigne , pour ma part, avec bonheur et passion le grec en khâgne classique, et l'on ne saurait, sans mauvaise foi, me soupçonner de vouloir « cliver le ciel antique ». .. Mais j'enseigne aussi le français et sa littérature dans ces mêmes classes, et Je constate simplement que le latin n'est pas seulement , comme le grec, une langue de culture ; langue de culture , il l'est bien sûr, -langue entièrement filtrée par une littérature, rappelait encore récemment Julien Gracq-, mais son lien consubstantiel avec le français est aussi généalogique, en quoi il touche en nous au proche et au propre : l'on sait que la latinisation de la langue française s'est poursuivie jusqu'à l'époque contemporaine : pour notre langue , l'étymologie même n'est pas seulement une archéologie : le latin si insistant dans notre langue – et paradoxalement, moins dans son origine que dans son développement et son expansion la plus moderne – nous entraîne toujours en amont des mots, mais toujours au plus actuel des mots : l' « etumon » n'est pas le secret ni le caché ou l'oubli des mots : il en est le visible et le perçu du sens.

Je mesure, certes, la « respiration » qu'une telle mesure peut susciter chez les hellénistes, dont je suis, mais je suis très inquiète de voir que l'on s'achemine, au plus haut niveau, vers un enseignement de la littérature française découplé de sa langue, de cet amont où s'enracine son rôle mémoriel et continuateur, bref de cette dimension verticale et monumentale , ce voyage dans les mots qui commence avec la moindre analyse de citation et en quoi consiste l'être même de la littérature. Je suis aussi consternée de voir qu'une nouvelle fois, notre institution s'efforce de trouver des solutions, en entérinant un paysage qui, pour être refondé, exigerait, non pas de donner de maigres satisfactions aux uns ou aux autres, victoires à la Pyrrhus, mais une réflexion d'ensemble collective autrement ambitieuse.

Il me semble que, sans vaine polémique, sine ira, mais cum studio, le moment est opportun de rappeler le rôle essentiel du latin dans les études littéraires, un latin d'ailleurs revisité et délesté depuis longtemps de toute frilosité rétrograde, panoplie dont on souhaiterait encore, ici ou là, l'affubler, sans grande conviction d'ailleurs –c'est que les faits, dans le domaine du savoir sont heureusement têtus… et ne se laissent pas travestir ! Peut-être la spécialisation des uns et des autres contribue- t-elle à faire oublier des évidences, ou à les minorer, mais dans ce débat, il ne s'agit plus de la défense du latin ou du grec, ni même des langues anciennes, encore moins des « lettres classiques », mais bien de celle du français, ce « latin des modernes » , comme on disait naguère… et de sa littérature. De la littérature européenne, aussi : entre autres fortes réflexions, Georges Steiner, dans Passions impunies, rappelle l' « aura » spécifique du latin, « pivot même des études comparées en Europe », et, à propos de l'urgence à faire entendre toujours ces «  négociations ininterrompues, grâce au véhicule latin », « la tâche nécessaire et passionnante(qui) nous attend » . De fait, sans le substrat commun et nourricier du latin, ce sont les grands lieux et les grands noms de la littérature européenne, Pétrarque, Dante, Montaigne, Shakespeare, Cervantès, qui sont menacés d'une marginalisation exotique et éclatée.