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Nouvelle parution
 Agone n° 41/42: Les Intellectuels, la critique & le pouvoir

Agone n° 41/42: Les Intellectuels, la critique & le pouvoir

Publié le par Alexandre Gefen (Source : Agone)

Agone n°41 et 42

« Les intellectuels, la critique & le pouvoir »

Coordination Thierry Discepolo, Charles Jacquier & Philippe Olivera

Marseille: Editions Agone, 2009,  288 pages

Numéro à paraître également en ligne en octobre 2011: 

http://revueagone.revues.org/index721.html

  • Isbn 13 (ean): 9782748900811
  • 22€

Présentation de l'éditeur:

L'« intellectuel » serait forcément « de gauche» ; il oeuvrerait « naturellement » au seul service des dominés ;surtout, son action serait désintéressée. Quelques rappels historiquesécornent vite cette belle image ; surtout ils montrent comment ontchangé les valeurs au nom desquelles on s'« engage » pour quelles «nobles causes ». Un peu d'actualité montre combien les fonctionsremplies sont toujours plus publiquement rentables.
Ce recueil revient sur les rôles qui ont porté certains intellectuelsau coeur de mouvements de libération, qui n'ont parfois libéréqu'eux-mêmes, au sein d'une lutte des classes dans laquelle ils n'ontsouvent jamais que changé de camp.


    SOMMAIRE __ Orwell et la dictature des intellectuels, James Conant __ Le role de l'intelligentsia au sein des partis politiques marxistes. Introductions aux analyses de Makhaïski, Jean-Pierre Garnier __ Ante Ciliga & la nouvelle classe dirigeante sovietique __ Une critique proletarienne de la bureaucratie revolutionnaire. Les analyses de Bruno Rizzi __ Regis Debray, "Maître es renegats". Exercice d'admiration, Thomas Didot (et Guy Hocquenghem) __ Sollers tel quel, Pierre Bourdieu __ François Furet entre histoire & journalisme (1958–1965), Michael Scott Christofferson __ Genese sociale de Pierre Rosanvallon en "intellectuel de proposition", Christophe Gaubert  __ Radical, chic, et mediatique, Adam Garuet __ Sur la fonction de deuxieme et de troisieme couteau (de poche). A propos de l'"intellectuel de Region" Thierry Fabre, de Jerome Vidal et de sa "puissance d'agir", de Pascal Blanchard en "free lance researcher", Camille Trabendi __ Sur la responsabilite sociale du savant, Alexandre Grothendieck __ "Dire la verite au pouvoir au nom des opprimes", Gerard Noiriel __ Le philosophe, les medias et les intellectuels, Jacques Bouveresse __ Le constructivisme comme outil de pouvoir aux mains des intellectuels, Jean-Jacques Rosat __ Vous avez dit "anti-intellectualisme"?, Philippe Olivera

__ (Auto-)derision, Alain Accardo


SOMMAIRE DÉTAILLÉ:

Orwell et la dictature des intellectuels, James Conant
Traduit de l'anglais & présenté par Jean-Jacques Rosat
Pour Orwell, le rapport des systèmes totalitaires aux « vérités » selimite à truquer les statistiques, trafiquer les photos et modifier lesmanuels d'histoire. Dans l'angsoc de 1984,en revanche, ces pratiques deviennent une seconde nature et sontlégitimées par les intellectuels. Conant met en évidence le « scénariototalitaire » de la formation des croyances, où ce qui rend un énoncévrai ou faux n'est pas sa comparaison avec la réalité ou avec les faitsmais sa conformité ou non avec le système de règles en vigueur dans unecommunauté donnée. Ce qui a pour conséquence majeure de justifier paravance tous les cynismes et toutes les manipulations : il devientimpossible de concevoir pour les intellectuels un autre rôle que celuide produire les normes de « vérité » qui assureront leur domination surles esprits.

Le rôle de l'intelligentsia au sein des partis politiques marxistes. Introductions aux analyses de Makhaïski, Jean-Pierre Garnier
Présentation par Charles Jacquier
— Sur les intérêts de classe de l'intelligentsia (1898), suivi de Anciens et nouveaux maîtres (1905), Jan Waclav Makhaïski
Ce qui surprend le plus dans les thèses de Makhaïski, c'est leur extraordinaire actualité. Dès le début du XXesiècle, en effet, celui-ci décèle dans le socialisme « l'idéologied'intellectuels qui tirent avantage de la position charnière qu'ilsoccupent au sein de la société capitaliste – par le contrôle de laproduction et la gestion de l'économie – ainsi que de leur monopole desconnaissances pour tenter de s'ériger en nouvelle classe dominante.Cette classe ascendante de capitalistes du savoir serait limitée dansses visées par le cadre étroit du capitalisme traditionnel et seservirait donc de la cause ouvrière afin de promouvoir ses propresintérêts ». Les décennies qui suivirent allaient confirmer lebien-fondé de cette thèse.

Ante Ciliga & la nouvelle classe dirigeante soviétique
Présentation par Charles Jacquier
— « Se peut-il que toi aussi, Lénine, tu aies préféré la bureaucratie victorieuse aux masses vaincues ? », Ante Ciliga
Ce texte revient sur « l'énigme de la révolution russe », définie sousla forme d'une question : « Comment a-t-on réussi à abolir en fait toutce qui constitue la révolution d'octobre tout en conservant les formesextérieures ; à ressusciter l'exploitation des ouvriers et des paysanssans rétablir les capitalistes privés ni les propriétaires fonciers ; àcommencer une révolution pour abolir l'exploitation de l'homme parl'homme et à la terminer en instaurant un type nouveau d'exploitation ?» La réponse à cette question se trouve dans la place prépondérantequ'y tint une intelligentsia cristallisée en bureaucratie de particomme nouvelle classe dirigeante du capitalisme d'État.

Une critique prolétarienne de la bureaucratie révolutionnaire. Les analyses de Bruno Rizzi
Présentation par Charles Jacquier, textes traduits de l'italien par Miguel Chueca
— À propos de la « Circulaire », Paolo Sensini
— Circulaire (1950), Mario Mariani & Bruno Rizzi
— Étudiants & ouvriers (1968), Bruno Rizzi
Soucieux des exigences d'une réelle émancipation, Bruno Rizzi apoursuivi sa « critique prolétarienne de la bureaucratie soviétique »avec celle du « Parti », incarnation de la raison dans l'histoire,contre lequel on ne pouvait aller, sauf à se condamner à l'inexistence.Aux côtés de l'écrivain Mario Mariani, il questionne la bureaucratiedes partis « révolutionnaires », qui transformait des organisationscensées lutter contre le capitalisme et la société dominante eninstrument d'oppression des masses qu'elles prétendaient représentergrâce à la coupure entre dirigeants et simples militants etl'imposition d'un ordre hiérarchique et centralisé : le dévouement dela base permettait au sommet de tirer les marrons du feu, que ce soitpour perpétuer ses habitudes ou s'imposer dans des circonstancesfavorables.

Régis Debray, « Maître ès renégats ». Exercice d'admiration, Thomas Didot (et Guy Hocquenghem)
Il est sans doute peu de mots aussi étrangers à une personnalitéd'exception comme Régis Debray que celui de « conviction ». Et mêmequand il recopie un poncif comme « Les meilleurs penseurs sont ceux quipensent contre eux-mêmes » (Le Scribe),c'est pour en faire le contraire d'un appel au doute. Chez quelqu'und'aussi (bien) élevé, « penser contre soi-même » est un blanc-seing ques'offre le joueur pour anticiper les fluctuations du baromètre despositions. Quelle cause Debray n'a-t-il pas trahie, au nom de laquelleil a obtenu que lui soit fourni un marchepied, qu'il laissera bientôtpour un autre ? La seule pour laquelle il court : lui-même. Ajoutonsdonc la gratitude aux louanges pour la démonstration qu'il nous offre :révéler les intentions de ceux qui servent et se servent des individusde son espèce.

Sollers tel quel, Pierre Bourdieu
Suivi de Faits & gestes. Cursus honorum sollersien (1957–2007), Philippe Olivera & Thierry Discepolo
Ce type d'exercice a toutes les chances de recueillir, d'un côté,l'accusation de flicage vulgaire et de misérable acharnement qui passeà côté de l'essentiel : l'oeuvre d'un immense écrivain français ; et del'autre, des soupirs de lassitude devant la vanité d'une énièmedénonciation qui ne va convaincre que les convaincus. Mais entre cesdeux pôles se trouvent la plupart d'entre nous : ceux qui, contemplantdu haut de cette chronologie le demi-siècle de nuisance que constituele plan de carrière de Sollers, vont en prendre toute la mesure. D'uneremarquable entreprise d'abolition de toute forme de cohérence comme dela manière dont on fait fructifier les placements symboliques etfinanciers. Et comment le plus honorable et le moins respectable secôtoient publiquement au plus grand bénéfice réciproque.

François Furet entre histoire & journalisme (1958–1965), Michael Scott Christofferson
Traduit de l'anglais par Françoise Jaouën
La nouvelle position de Furet comme provocateur aux marges de la gauchesocialiste est renforcée par l'évolution de ses rapports avec le PCF qui résulte de la publication de La Révolution française. Certes, ce n'est pas la première fois que Furet critique le PCFet ses intellectuels, mais il le faisait autrefois sous un pseudonyme.En dévoilant son identité en 1965, Furet met vraiment un terme àl'épisode communiste de son parcours personnel. Avec La Révolution française,il amorce un tournant décisif, devient un historien révisionniste de laRévolution et se tourne vers la gauche centriste libérale en exploitantla nouvelle configuration du champ intellectuel et court-circuitant lacaution universitaire, au fondement de la réputation de ses pairs. Cechamboulement de l'historiographie révolutionnaire ne sera pas sansconséquence, y compris jusqu'à nos jours.

Genèse sociale de Pierre Rosanvallon en « intellectuel de proposition », Christophe Gaubert
Alors qu'il n'est plus très éloigné de sa chaire au Collège de France,Pierre Rosanvallon déclarait qu'au milieu des années 1970 il voulaitdéjà réaliser « un travail intellectuel original et de fond ». Depuislors, il s'est illustré par des publications à tonalité mi-pédagogique,mi-thérapeutique ; et il s'honore d'être reconnu pour une « oeuvre »qui, lui ayant coûté de longues heures de fréquentation de laBibliothèque nationale, délivre au lecteur une prose sentencieuse surle destin de « nos démocraties ». Cette mélange contribue à expliquerson succès sur le marché le scolaire et sur le marché intellectuel degrande diffusion, qui allait lui permettre de promouvoir la figure del'« intellectuel de proposition » contre la figure de l'« intellectuelcritique ».

Radical, chic, et médiatique, Adam Garuet
Il y aurait consensus sur le fait qu'une vague de penseurs allantd'Alain Badiou à Toni Negri en passant par Slavoj Zizek, GiorgioAgamben et Alain Brossat participe à relégitimer la violence politique.Comment expliquer la bienveillance des journaux pour cadres branchés àleur égard  ? Si aucun observateur n'a relevé chez ces intellectuelsradical-chic les marques d'un élitisme prétentieux, c'est parce qu'ilest au principe de l'attirance des lecteurs à qui s'adresse d'ordinairece genre de produit. Leur tendance à l'emphase est donc ajustée auxattentes des journalistes moins parce qu'elle rencontre leur goût de lasubversion que parce qu'elle comble leur souci de distinction. C'estainsi que les postures radical-chic communient dans le rejet desquestions de stratégies et des formes traditionnelles de luttepolitique.

Sur la fonction de deuxième et de troisième couteau (depoche). À propos de l'« intellectuel de Région » Thierry Fabre, deJérôme Vidal et de sa « puissance d'agir », de Pascal Blanchard en « free lance researcher », Camille Trabendi
Ce texte désigne « des personnes pour autant qu'elles sont lapersonnification de positions ou de dispositions génériques ». Et cecidans le but de rendre « difficiles certaines formes de terrorisme ». Etd'abord celle du débat « démocratique », où tout conflit d'intérêts estréduit à un jeux sans enjeux d'opinions contradictoires, qui n'engagentpas plus leurs auteurs (autorisés) que la mise en pratique de leursidées (autorisées). Mais ce texte ne prétend à aucune grandeur, voulantau contraire donner à l'attaque ad hominemses lettres roturières. Et ce pour substituer au désenchantementproverbialement attaché à la critique radicale l'optimisme qu'offrentles satisfactions de l'efficacité.

Sur la responsabilité sociale du savant, Alexandre Grothendieck
Introduction par Charles Jacquier
Si quelques faibles « esprits forts » ont pu gloser sur la folie d'unpersonnage hors norme, aux yeux du mathématicien Grothendieck, lemilitantisme est avant tout un engagement existentiel pour un véritablechangement social au profit du plus grand nombre et dont il faut payerle prix. Pour lui, le savoir est un instrument à mettre au service detous. Cet engagement est donc tout sauf un moyen détourné de « fairecarrière » et, après quelques excès de jeunesse aisément pardonnablesaux fils et filles de bonne famille, de rentrer dans le rang, auréoléde ces hauts faits, ressassés ad nauseampar ceux pour qui la culture n'est que la forme la plus achevée de ladistinction sociale et la carte d'accès au monde des dominants.

« Dire la vérité au pouvoir au nom des opprimés », Gérard Noiriel
Entretien par Thierry Discepolo & Philippe Olivera
J'ai essayé de montrer que l'espace public s'était construit à la fin du XIXesiècle grâce aux moyens de communication de masse, qui fabriquent le «sens commun » politique parce qu'ils touchent le plus grand nombre. Lesaffrontements entre « intellectuels de gouvernement » et «intellectuels critiques » sur valeurs républicaines vs racismerépublicain illustrent à mes yeux le fait qu'ils peuvent polémiquerparce qu'ils parlent un langage commun, qu'ils ont emprunté au champpolitico-journalistique. Il en va de même pour la question raciale : cene sont pas les intellectuels qui ont joué le rôle déterminant dans l'«ethnicisation du discours social » mais les grands médias. Le rôle del'« intellectuel spécifique » est de « déconstruire » ces catégories defaçon à laisser aux citoyens d'autres possibilités d'affiliation, derevendication.

Le philosophe, les médias et les intellectuels, Jacques Bouveresse
Entretien par Thierry Discepolo
J'ai toujours eu du mal à comprendre la façon dont, à l'époque que l'onpeut appeler celle du « Tout est politique », la politique a pu êtreacceptée et fonctionner, pour une bonne partie du monde intellectuel,comme une sorte de théologie de remplacement. Il est particulièrementdifficile, pour un intellectuel qui croit à l'importance de vertuscomme l'honnêteté intellectuelle et une certaine sensibilité à lavérité, et qui est épris de clarté et de précision, de prendreréellement au sérieux la politique, tellement le langage politique etla pratique politique donnent à première vue l'impression dereprésenter en permanence à peu près le contraire exact de cela :l'équivoque, la duplicité, le mensonge, l'approximation, le vague, larhétorique creuse et, dans bien des cas, le non-sens pur et simple.

Le constructivisme comme outil de pouvoir aux mains des intellectuels, Jean-Jacques Rosat
Le succès du constructivisme de la connaissance parmi les intellectuelstient au fait qu'il leur donne du pouvoir. D'abord à l'intérieur dumonde académique : si vous affirmez que telle théorie en physique ou enbiologie doit la reconnaissance dont elle jouit non à sa vérité mais àdivers facteurs sociaux et historiques que vous vous faites fortd'exhiber, vous assurez la supériorité de votre discours sur lessciences en question sans avoir besoin de rien en apprendresérieusement. Ensuite du pouvoir tout court, dans la vie sociale etpolitique, en tant professionnel de l'usage du langage : s'il n'y a pasde faits et pas de réalité objective susceptible de constituer unrégulateur pour ce que nous disons, qui pourrait encore imposer deslimites à la rhétorique et au pouvoir des mots ? Et à ceux quidétiennent le pouvoir sur les mots.

Vous avez dit « anti-intellectualisme » ?, Philippe Olivera
Comme le relèvent Julliard et Lindenberg, la question qui se joueautour de ce qu'ils appellent « les anti-intellectualismes » est celledes « prétentions illégitimes des clercs au pouvoir temporel » – toutsavant quittant sa tour d'ivoire tombera sous le coup de l'accusationde faire carrière dans le monde. On comprend alors l'intérêt dedistinguer les « péchés véniels » des intellectuels épinglés par unPéguy – en l'occurrence Durkheim ou Lavisse, pour leur compromissionavec l'appareil d'État de la IIIeRépublique – et les « péchés mortels » des intellectuels compromis dansl'aventure « totalitaire » (indistinctement fasciste ou communiste) :se placer soi-même du côté du « véniel » ; mais aussi suggérer que toutacharnement contre les premiers cache mal une volonté inavouabled'excuser les seconds…

(Auto-)dérision, Alain Accardo
Présentation par Thierry Discepolo
— Sur l'action politique du Penseur critique
— Mettons-nous autour d'une table !
Notre monde est désormais un vaste salon où l'on cause, le règne dudébat permanent. On débat à deux, à cent, à dix mille, en face-à-faceou par médias interposés ; on parle de tout, de rien, pour un oui, pourun non, on dit une chose et son contraire, on noie le poisson, onsubtilise, on alambique, on quintessencie, on sophistique, on nuance,on dialectise, on disserte et on dissèque, on jargonne, on charabiase,on pilpoulise, on escobarde et on babélise, à l'infini, à perted'haleine, à perte de sens, on parle pour parler, on parle pour sefaire voir plus encore que pour se faire entendre, on parle surtoutparce qu'on n'a rien à dire, pour éviter de penser, pour éviter qu'il yait « un blanc » pendant lequel, qui sait, on pourrait se remettre àréfléchir. On parle pour différer indéfiniment le moment d'agir.