Questions de société

"À ceux qui ne comprennent pas la grève des universitaires", par V. Jouve (Rue89).

Publié le par Marc Escola

A ceux qui ne comprennent pas la grève des universitaires
Par Vincent Jouve
Créé 02/06/2009 - 10:31


La grève des universitaires qui s'intensifie de jour en jour n'est pas toujours bien comprise. Comme on pouvait s'y attendre, le gouvernement exploite au maximum la méconnaissance que l'opinion a du dossier, pour faire assaut de démagogie: il désigne à la vindicte d'une population confrontée à des problèmes bien réels un nouveau bouc émissaire, le professeur d'université, présenté comme un privilégié profitant honteusement de l'argent public. Que cette communication grossière soit relayée telle quelle par certains journalistes suscite étonnement et indignation.

Parmi les trois raisons qui motivent le mouvement de protestation des universitaires (toutes légitimes), je me concentrerai sur le projet de décret modifiant le statut des enseignants-chercheurs et sur trois contrevérités auxquelles il convient de tordre le cou.

1. Première contrevérité: les enseignants-chercheurs ne veulent pas être évalués


Les enseignants-chercheurs, entend-on, "ne veulent pas être évalués". Si tel était le cas, leurs protestations seraient en effet scandaleuses et indéfendables. Mais ce n'est pas le cas.

Ce que rejettent les universitaires, ce n'est pas le fait d'être évalués, c'est la façon dont le nouveau décret envisage de le faire. Le bon sens le plus élémentaire consiste en effet à penser qu'un mathématicien doit être évalué par des mathématiciens, un historien par des historiens, un linguiste par des linguistes. Or, dans le décret qu'on nous prépare, cette évaluation disciplinaire est officiellement préservée tout en étant réduite à néant dans les faits.

Je m'explique: la recherche d'un universitaire sera évaluée tous les quatre ans par ses pairs à travers une instance nationale indépendante (le CNU); mais le président de l'université où officie l'enseignant ne sera pas tenu de suivre l'avis du CNU. Chaque président décidera, seul, de favoriser ou non la recherche d'un enseignant en fonction de critères locaux, voire dans le pire des cas -hélas! rien n'interdit de l'imaginer- de critères entièrement personnels (volonté de punir un enseignant indocile ou politiquement incorrect). Qui ne perçoit pas l'absurdité et le côté pernicieux d'un tel système?

2. Deuxième contrevérité: les universitaires veulent en faire le moins possible


Ils s'opposeraient à un décret les obligeant enfin à travailler autant que le reste de la population. Je ne m'attarderai pas sur la vacuité de ce cliché fondé sur l'idée que le temps de travail d'un universitaire se réduit au nombre d'heures qu'il passe devant ses étudiants. Il faut savoir que chacune de ces heures demande souvent des journées, voire, dans certaines disciplines, des semaines entières de travail et que le temps passé à domicile (ou, plus exactement, en bibliothèque ou en laboratoire) est consacré à une recherche qui, pour la plupart d'entre nous, ne s'arrête jamais (tant il est difficile d'interrompre un travail en cours ou le fil d'une réflexion souvent très complexe).

Ajoutons que le temps consacré à la vie personnelle n'a cessé de se raréfier ces dernières années avec l'augmentation insupportable des charges administratives de tous ordres: suivi de stages, commissions, refonte des maquettes d'enseignement, gestion des locaux et du matériel, contacts internationaux, etc. Dans les faits, un universitaire (même lorsqu'il cherche peu) travaille bien plus de quarante heures par semaine.

Or, le projet de décret prévoit d'aggraver cette situation: il laisse au président d'université la possibilité de moduler comme il l'entend la charge d'enseignement de chaque enseignant. Que chacun imagine le cauchemar suivant: il arrive un lundi matin à son bureau; son patron lui explique que, désormais, un nouveau décret -qui ne s'applique qu'à son secteur d'activités- l'autorise à faire travailler ses employés au-delà de la durée légale de 35 heures par semaine: il peut, en fonction des besoins de son entreprise, aller jusqu'à la doubler (les heures supplémentaires n'étant évidemment pas rémunérées). Quel individu ayant encore une once de dignité pourrait accepter une telle disposition revenant à le transformer en travailleur corvéable à merci, entièrement soumis aux desiderata de son employeur tout-puissant ?

3. Troisième contrevérité: la recherche française est calamiteuse
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Cette affirmation est entièrement fausse et quiconque prend la peine de se reporter aux chiffres officiels peut le constater par lui-même (la France est au sixième rang mondial selon le classement de Shanghai, ce qui est très honorable vu qu'elle n'est qu'au dix-huitième rang pour ce qui est de l'investissement dans la recherche académique). L'argument selon lequel le nouveau décret, en encadrant, organisant et contrôlant la recherche, la rendra plus efficace et permettra à nos universités de remonter à un rang décent perd beaucoup de sa force.

On peut d'ailleurs légitimement se demander si ce n'est pas exactement le contraire qui va se produire. Les grandes découvertes scientifiques furent souvent issues d'esprits originaux ayant eu l'audace de rompre avec les cadres de pensée dominants. Une recherche encadrée, corsetée, voire déterminée par des projets d'établissement locaux, ne rendra pas les bonnes surprises impossibles, mais elle ne les facilitera guère. Malheur au chercheur qui sortira des sentiers balisés!

D'une manière plus générale, l'idée que le système actuel n'est pas assez "efficace" repose sur une conception très étroite de l'efficacité. Si l'on entend par là l'intérêt économique à court terme, privilégier l'efficacité signifie, de fait, la mort de la recherche fondamentale en sciences dures et celle de l'ensemble des sciences humaines -qui ne sont pas immédiatement rentables.

On ose à peine avancer qu'à défaut de faire gagner des parts de marché, certaines disciplines favorisent l'esprit critique et l'autonomie de la pensée, ce qui, à terme, ne peut avoir que des conséquences positives sur l'ensemble d'une société. Le comprendre suppose un embryon de réflexion dont on finit par se demander si le cerveau des princes qui nous gouvernent pourrait en supporter le choc.

Pour en finir avec cette "efficacité" dont on nous rebat les oreilles, concédons qu'un président d'université (comme un président de la République) sera d'autant plus efficace dans la mise en oeuvre de ses décisions qu'il n'aura de comptes à rendre à personne. Sans contre-pouvoirs, il est évidemment plus facile de faire ce que l'on veut. Mais les choses sont ainsi faites qu'il est également plus facile de commettre une erreur de jugement. Tous les despotes ne sont pas nécessairement éclairés.

La protestation des universitaires était à l'origine un mouvement catégoriel fondé sur une indignation légitime mais qui, a priori, ne concernait que le monde des enseignants-chercheurs. Le mépris affiché par le gouvernement et les provocations incessantes du président de la république sont en train d'en transformer la nature. L'accumulation de déclarations mensongères, s'ajoutant à la logique d'un décret présentant l'enseignement comme une punition, fait du mouvement des universitaires bien plus qu'un combat catégoriel: une résistance à la vulgarité, à la démagogie et, pour tout dire, à la bêtise.

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