Essai
Nouvelle parution
A. Boureau, De vagues individus. La condition humaine dans la pensée scolastique.

A. Boureau, De vagues individus. La condition humaine dans la pensée scolastique.

Publié le par Marc Escola

De vagues individus - La condition humaine dans la pensée scolastique
Alain Boureau


Paru le : 04/11/2008
Editeur : Belles Lettres
Collection : Histoire
ISBN : 978-2-251-38093-3
EAN : 9782251380933
Nb. de pages : 364 pages

Prix éditeur : 33,00€


Encore le sujet et son émergence médiévale, dira-t-on ! Toujours l'individu ! Toujours la personne ! Comment espérer apporter du neuf dans l'histoire de la pensée médiévale du sujet ? On doit renverser la question : comment peut-on parler d'autre chose que de la condition de sujet ? Des milliers d'années de littérature, d'histoire ou de philosophie n'ont jamais épuisé l'insondable.
Il ne le sera jamais. Ce livre offre une variation nouvelle, avec l'espoir de frôler, dans son parcours propre, quelque noyau lourd de sens. La pensée du Moyen Age central offre un des moments rares où l'humanité, procédant à une mise en ordre et ployant sous des représentations diverses et contradictoires (pensées antique, juive, arabe et chrétienne) ressent la nécessité d'un examen libre et détaillé, sans limites.
Comment l'être humain peut-il être un, dans l'instant comme dans la succession ? Comment loger un esprit dans un corps ? Pourquoi ne cesse-t-on jamais de penser ? Aucune interrogation ne fut aussi riche et radicale avant la psychanalyse. Cet ouvrage se veut aussi le récit d'une lutte contre l'aliénation de soi, contre les doubles qui ne cessent d'étouffer l'individu. De vagues individus constitue le troisième volume de la série La Raison scolastique, après La Religion de l'État (2006) et L'Empire du livre (2007).

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Le Monde des livres du 5/3/9 a publié un entretien avec A. Boureau:


Alain Boureau : "Exalter l'imagination libre de l'historien" LE MONDE DES LIVRES | 05.03.09


Commetout bon anthropologue qui enquête dans un monde étranger, l'AméricainPaul Rabinow utilisa au Maroc, dans les années 1970, des "informateurs"locaux pour mieux cerner son terrain. Mais il ne savait pas que l'und'entre eux, étudiant à Fès, discutait et s'amusait avec Alain Boureau,son enseignant à l'université, des réponses les plus adaptées à fournirau chercheur, comme une gentille moquerie ou une manière de garder à"l'enquêté" une forme d'autonomie vis-à-vis de l'enquêteur. Et voilàles deux compères soupesant telle réponse - "ça lui fera plaisir" - ou telle autre information - "ça fera bien"...

 

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L'anecdote n'est pas une simple farce pourAlain Boureau : elle illustre l'une des positions les plus fermes del'historien médiéviste, une position qui le tient à distance decertains aspects de l'anthropologie : selon lui, les sujets duchercheur, les acteurs de l'histoire ne sont jamais "bloqués"dans un univers, selon des codes qu'il faudrait simplement élucider.Dans une oeuvre d'une grande originalité, à la fois par sa variététhématique et son souci de démonter les idées reçues, Boureau s'estainsi défié de modèles trop "fixistes" : "On traite trop les autres comme des simplets", insiste le chercheur.

 

Cetteattention à la pluralité des contextes s'est développée à travers unedouble expérience fondatrice, pour celui qui est alors un jeuneprofesseur de lettres. Boureau part d'abord en coopération en Egypte aumoment de la guerre du Kippour, en 1973. Ce Lyonnais, qui n'avaitjamais connu l'Afrique ou l'Asie, vit là-bas un moment "extraordinaire et bouleversant",apprend l'arabe pour pouvoir échanger avec les habitants et regardebeaucoup autour de lui. Quand la coopération militaire touche à sa fin,Boureau veut donc rempiler : ce sera grâce à la coopération civile, auMaroc cette fois, où l'ouverture d'esprit des étudiants de Fès leravit. A force d'écouter les traditions orales et d'observer leurcirculation, le professeur, jusque-là sans projets précis, envisage denouvelles orientations : "On se savait dans le provisoire comme coopérant, confie-t-il. C'est là que j'ai pris le goût de la recherche. "

Avant l'Egypte et le Maroc, en effet, ce fils d'enseignants "poussé aux bons résultats",surtout du côté des sciences, avait suivi un parcours littéraire etphilosophique. Un temps militant "mao", agrégé de lettres classiques,il enseigne d'abord à Valence, sans problème mais aussi sans passion.Et c'est lors d'une dictée qu'il eut comme une illumination : "J'ai eu un sentiment d'absurde,raconte-t-il. Impossible de passer ma vie à faire cela." Et puis vintdonc la coopération, l'étranger, le goût d'aller ailleurs, plus loin.

Deuxpersonnes orientent alors le littéraire vers l'histoire du Moyen Age :Claude Bremond, spécialiste d'analyse formelle, et Jacques Le Goff, legrand médiéviste. Le voilà qui entame une thèse sur le célèbre recueilde vie de saints écrit par Jacques de Voragine, La Légende dorée (fin du XIIIe siècle), dont il démonte les logiques de narration, orientées vers le "salut des hommes".

Apartir de là vont se suivre des livres d'une grande richesse et d'unegrande diversité. L'historien s'attaque aux mythes et légendes du senscommun tout autant qu'aux savoirs universitaires. Il montre ainsi quele "droit de cuissage" du seigneur n'a jamais existé comme undroit formalisé, tout en retraçant la généalogie des croyances quil'accompagnent ; de même, il refuse de donner trop d'importance à lasacralité d'un corps royal qui reste "désespérément simple" ; il étudie encore la légende de la papesse Jeanne qui aurait siégé, travestie, sur le trône pontifical au IXe siècle, et affirme l'importance des moines médiévaux dans les processus juridiques qui bâtirent la nation anglaise.

Unetelle liste, loin d'être complète, ne doit pas laisser croire à desimples monographies érudites. Les travaux de Boureau sont uneincessante quête méthodologique, adossée à de fortes propositions. Deuxvolumes illustrent en particulier ce souci des méthodes et de leurrenouveau. L'un, collectif, est un véritable manifeste, Alter Histoire (Les Belles Lettres, 1991). Il s'agissait d'"exalter l'imagination libre de l'historien, (d')intervenir en vue d'accroître le désordre, (de) faire jouer le passé dans le présent",par exemple en établissant le lien, en Bretagne, entre un régimefoncier médiéval et le choix du Parti communiste dans les électionscontemporaines ; ou bien en utilisant une anecdote sans questionnementpréalable, au contraire de la méthode usuelle.

L'expérience de l'Alter Histoire ne fut "pas paisible du tout" : "Nous étions de grands naïfs, ajoute Boureau avec du recul. Dans le milieu on cherchait un renouvellement contrôlé, mais pas cela..."Le résultat reste pourtant stimulant, tout comme le petit livre qu'ilécrivit au même moment sur Ernst Kantorowicz, cet historien majeur,juif allemand et admirateur de la Prusse éternelle. Loin d'unebiographie classique, Histoires d'un historien, Kantorowicz (Gallimard, 1990) tient de l'Alter Histoire, jouant de multiples figures du récit.

Une telle oeuvre conduit aussi à des inquiétudes, notamment celle de ne pas être "pris au sérieux" par ses pairs. Heureusement, il y a les amis : Daniel Milo, historien israélien iconoclaste, autre maître d'oeuvre de l'Alter Histoire,Michel Gribinski, qui nourrit l'intérêt de Boureau pour lapsychanalyse, ou encore Michel Desgranges, longtemps PDG des BellesLettres, qui l'associe à direction de la grande collection "Histoire",où paraissent les derniers ouvrages de Boureau, ceux du "tournantscolastique".

Car, depuis une dizaine d'années, Boureau, avec sesélèves, s'est passionné pour les oeuvres des maîtres de la scolastique,celles des XIIIe-XIVe siècles en particulier, saint Thomas ou Pierre de Jean Olivi  ; une passion dévoreuse, qui veut restituer une "anthropologie scolastique",entendue comme la vision de l'homme que portaient ces grandsthéologiens. Les volumes se succèdent, qui scrutent les textes pourétablir leur conception des savoirs, du gouvernement, de la personne,pointant à chaque fois leur "créativité". Le dernier, qui vientde sortir, examine comment les scolastiques ont débattu des puissancesde l'âme, de l'autonomie de ses éléments et des enjeux inédits portéspar ces discussions (1).

Evidemment, on pourra trouver que cetteanalyse textuelle, aussi profonde soit-elle, s'éloigne un peu desaventures méthodologiques et critiques du premier Boureau. Regretterque le "tournant scolastique" s'apparente parfois au retour dela vieille histoire des idées. L'intéressé ne nie pas le changement,qui va avec l'édition de textes, revendiqué comme "un gage de sérieux". "Après avoir passé son temps à détruire, il fallait construire", dit-il, hésitant, sans donner l'impression d'être lui-même tout à fait convaincu. Il corrige cependant : "J'ai la prétention de croire que les expériences de l'Alter Histoire continuent à me guider." Dans La Religion de l'Etat (Les Belles Lettres, 2006), n'a-t-il pas établi un modèle neuf, une idée encore iconoclaste, à savoir la naissance de "l'Etat-République"dans la pensée scolastique ? A l'évidence, tous ces débats sont aussiriches qu'ardus. Mais, que l'on se rassure : Boureau prépare un volumequi sera une forme de "Scolastique pour les nuls".

(1) De Vagues Individus. La condition humaine dans la pensée scolastique. Les Belles Lettres, 365 p., 33 €.