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1914-2014 : Un siècle de témoignages

1914-2014 : Un siècle de témoignages

Publié le par Matthieu Vernet (Source : Frédérik Detue)

Europe, revue littéraire mensuelle

1914-2014

Un siècle de témoignages

Sous la direction de Frédérik Detue et Charlotte Lacoste

Parution prévue : automne 2014

Projet

L’avènement du témoignage comme genre littéraire dans le sillage de la Première Guerre mondiale, puis son développement tout au long du xxe siècle, ont contribué à façonner une nouvelle vision de la littérature, en critiquant ses conceptions dominantes. Le besoin impérieux des témoins de crimes de masse de dire la vérité de leur expérience les a amenés à rompre avec d’anciens modèles littéraires, hérités tant de l’épopée antique que du roman de guerre réaliste, et avec la conception de l’art total issue du romantisme. Certains rescapés ont ainsi inventé une nouvelle manière, sobre et précise, d’écrire la violence, la souffrance et la mort. Leurs textes, conçus comme autant de bouteilles à la mer vouées à révéler à l’humanité épargnée l’ampleur de la barbarie, sont longtemps demeurés en marge du champ littéraire, éclipsés qu’ils ont été par des ouvrages relevant de genres plus anciens et mieux habilités en littérature. Cependant, on peut aussi observer que, peu à peu, ces textes ont été lus, et que leur influence sur une partie de la production littéraire a redéfini le paysage de la littérature à compter de la seconde moitié du siècle.

Nous proposons donc de mener ici une réflexion de grande ampleur concernant l’apparition et le développement du témoignage sur les scènes éditoriales de différents pays, au gré des événements historiques qui les ont déchirés.

Objet : Le témoignage

Entendu comme :

l’œuvre d’une victime d’un crime de masse, qui y a survécu (fût-ce provisoirement), et qui a mis à profit ce sursis pour relater son expérience dans un livre publié (de son vivant ou post mortem) ; une œuvre remplissant diverses fonctions, qu’il reviendra aux contributeurs de préciser –fonction d’hommage (envers les victimes disparues), fonction d’attestation du crime (ce en quoi elle constitue une déposition contre les coupables, chefs militaires, colons ou bourreaux), fonction critique (ce en quoi elle lutte contre les diverses tentatives et tentations de dénier le crime), etc. –, et liant littérature, histoire et politique de façon indémêlable ; une œuvre dont la valeur littéraire dépend, d’une manière qu’il conviendra là encore de préciser, de sa valeur documentaire, et réciproquement – liant éthique et esthétique de façon indémêlable ; une œuvre qui, visant une transmission, procède fondamentalement du récit, mais qui peut prendre différentes formes, notamment poétique, et qui est travaillée par différents genres, dont l’essai et le journal.

1914-2014 : Naissance d’un art d’écrire / (Re)découverte de son acte de naissance

1914-1918 : La Grande Guerre, lieu de naissance d’un art d’écrire

La Première Guerre mondiale consacre un double avènement : l’avènement, avec la mort de masse dans des proportions jamais atteintes, de « la terreur moderne » (M. Abensour) et, corrélativement, l’avènement, avec la masse de témoignages issus de cette guerre, d’un nouvel art d’écrire – ou d’un nouveau genre littéraire.

Plusieurs facteurs, sociologiques et historiques, se conjuguent pour expliquer que le témoignage prenne naissance à ce moment-là :

le grand nombre d’appelés engagés dans le conflit (des civils et non des militaires de carrière), de tous âges et de tous milieux sociaux ; les effets ravageurs de la puissance de feu, qui induisent de nouvelles manières de souffrir et de mourir à la guerre ; en France, le taux d’alphabétisation le plus important que le pays ait connu, grâce à la loi du 28 mars 1882 qui, trente-deux ans plus tôt, a rendu l’instruction obligatoire ; la quantité inédite de textes produits pendant et à l’issue de cette guerre ; l’entreprise critique d’un homme, Jean Norton Cru, professeur de lettres qui a passé vingt-huit mois dans les tranchées, et quinze ans à étudier la forme que ses compagnons d’armes ont choisi de donner à leurs écrits (voir ci-dessous). État de la recherche en 2014 : (re)découverte de l’œuvre critique de Jean Norton Cru

Jusqu’à récemment, le témoignage était essentiellement associé, en tant qu’œuvre littéraire, à l’expérience des camps de concentration (nazis et soviétiques) et à celle du génocide des Juifs. La figure du témoin s’incarnait en Alexandre Soljenitsyne et en Elie Wiesel. Ce dernier, parlant au nom de sa génération, a d’ailleurs revendiqué la paternité du genre : « Si les Grecs ont inventé la tragédie, les Romains la correspondance et la Renaissance le sonnet, notre génération a inventé un nouveau genre littéraire, le témoignage ».

On a récemment pris conscience que l’avènement du témoignage était en fait plutôt contemporain de la Grande Guerre. À ce sujet, on peut considérer que la double réédition d’un ouvrage ancien a provoqué une sorte de révolution épistémologique : il s’agit du livre Témoins de Jean Norton Cru (1929), sous-titré « Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928 », et réédité par les Presses universitaires de Nancy, en 1993 puis en 2006, après avoir été oublié pendant plus de soixante ans.

D’une part, cet ouvrage donne une idée de la masse inédite de témoignages français provoqués par la Grande Guerre, traitant de 304 volumes et 253 auteurs. D’autre part, étant donné la grande force de l’« analyse critique » proposée, on peut considérer, avec l’historien Frédéric Rousseau, que Jean Norton Cru est non seulement « le premier à instituer le témoignage [comme littérature] à la fois dans l’espace public et dans l’espace savant, à lui définir un statut », mais encore « le premier à le penser et à le questionner ».

Analyse : Schisme littéraire / Déni du témoignage

Témoignage et schisme littéraire / Tradition testimoniale

Ce dossier explorera l’hypothèse selon laquelle se produit, avec l’avènement du témoignage, un véritable schisme littéraire – ce que Jean Norton Cru résume lorsqu’il affirme, en 1930, que « [l]a maxime La vraie littérature se moque de la littérature n’a jamais été aussi vraie qu’ici ».

Son expérience de la réalité du feu au cours de sa campagne de vingt-huit mois est un tel choc qu’elle fait naître en lui, comme chez un grand nombre de poilus, « le désir plus ardent de la vérité » (Jules-Émile Henches), du fait d’une prise de conscience : celle de l’« inconcevable ignorance [qu’ils avaient] tous de ce vrai visage [de la guerre] en août 1914 » (Cru). L’effet de sidération vient de ce qu’exprime Walter Benjamin lorsqu’il écrit que les combattants de la Grande Guerre sont revenus du champ de bataille « [n]on pas plus riches, mais plus pauvres en expérience communicable » (« Expérience et pauvreté ») : leur expérience de la destruction a mis en échec la culture qu’ils avaient acquise avant 1914 ; et cette culture a été à ce point réduite à néant par la guerre qu’elle est devenue pour eux comme un bagage encombrant qui n’a plus qu’à être abandonné, la guerre leur permettant de mesurer l’étendue du « mensonge de l’anecdote, de l’histoire, de la littérature, de l’art, des bavardages de vétérans et des discours officiels » (Cru).

Dès 1915, et alors qu’il se trouve encore des les tranchées, Cru se met en quête des récits de combattants qui rendent le mieux compte de l’expérience qu’ils sont en train d’endurer. Or, c’est pour lui un nouveau choc quand il découvre que les légendes de guerre qui fleurissent dans la presse à destination de l’arrière se retrouvent jusque sous la plume des poilus eux-mêmes. Il en déduit que « l’emprise de la légende sur les esprits » et « la psychose de guerre » sont telles que beaucoup de combattants, « une fois à l’abri », ont trahi leur expérience et leurs sentiments en se faisant « [les] agent[s] propagateur[s] de récits héroïques » dans lesquels ils empruntent beaucoup à la légende napoléonienne. Seuls quelques-uns « surent préserver leur probité contre toutes les influences déformantes de la littérature à la mode : le ton de fier-à-bras, les récits glorieux, la calomnie de l’ennemi, etc. » – c’est le cas « de ces témoins irrécusables que furent Genevoix, Pinguet, Pézard [etc.] ». Comprenant que tous les témoignages ne se valent pas, Cru remarque que la valeur de vérité des récits dépend du genre choisi (par exemple, les journaux lui semblent souvent plus fiables que les romans), et décide, pour donner toute leur valeur aux meilleurs d’entre eux, de passer au crible de l’analyse tous les livres de combattants qui paraissent. Travail qu’il poursuivra jusqu’en 1928, et qui aboutira à la publication de Témoins en 1929.

Il y a une utopie politique au sens fort, dans le projet de Cru, qui se sous-tend de l’idée qu’en mettant en lumière les bons témoignages, « la légende recevra trop de coups et qu’il n’y aura plus de peuple assez trompé, assez nourri de légendes séculaires, pour consentir à commencer une guerre ». Et précisément : c’est seulement lorsque les témoins racontent le plus fidèlement possible leur guerre plutôt que la guerre, disant l’indicible, faisant imaginer l’inimaginable, qu’ils rendent possible une transmission aux lecteurs non-combattants, et donc une remémoration collective. Et l’on comprend que son analyse des écrits de combattants fait fond sur une exigence éthique qui n’est pas sans rappeler le souci cher à Hermann Broch que l’on fasse « du bon travail » (et non pas « du beau travail ») au regard de la « portion nouvelle du réel » qu’il importe de « formuler afin qu’elle accède à l’existence » (Quelques remarques à propos du kitsch).  Ainsi Cru attire-t-il l’attention du lectorat de 1929 sur des auteurs qui, en s’affranchissant des artifices littéraires en vigueur et des thèmes de légende, et en s’en tenant à la description de leur expérience propre, ont inventé une nouvelle manière de narrer la guerre.

Il s’agira d’étudier comment, malgré l’oubli de cette réflexion princeps sur le témoignage littéraire, une tradition testimoniale – ou lignée générique – s’est constituée et renouvelée au rythme des violences politiques de masse qui se sont succédé depuis 1914.

Déni de l’expérience, déni du témoignage : une littérature en dissidence ?

Comme souvent les œuvres les plus radicales de « critique de la culture », le témoignage a eu du mal à exister durant un siècle. Une histoire du témoignage doit d’autant plus faire leur part aux difficultés de réception du genre que celles-ci ont été le plus souvent anticipées par les témoins – le témoignage ayant dû d’emblée se confronter à sa propre impossibilité.

À cet égard, la réception houleuse de Témoins est significative de ce qui est en jeu sur le plan littéraire dès l’entre-deux-guerres. Outre que le lectorat de l’époque privilégie spontanément les romans dans lesquels la guerre se fait à la baïonnette et au couteau, la démarche de Jean Norton Cru n’est pas comprise par ses pairs, si bien qu’une bataille critique s’engage : face à Cru contestant les méthodes des romanciers à succès et leur opposant le projet éthique des témoins, les spécialistes de littérature font front, invoquent la Muse, et se gaussent de ces récits de témoins qu’ils tiennent en piètre estime. La réflexion de Cru sombre alors dans l’oubli, comme les témoignages des poilus eux-mêmes, condamnés à « se perdre et s’ensabler dans un désert d’indifférence » (Maurice Genevoix).

Le témoignage réapparaît à la libération des camps nazis, dans le sillage du procès de Nuremberg et de la mise au point du concept juridique de « crime contre l’humanité » qui va venir consolider le genre testimonial dans ses fondements. Les survivants des camps seront à leur tour pris d’un « désir frénétique » de dire leur expérience « telle quelle » (Robert Antelme). Mais leurs récits connaîtront peu ou prou le même sort que celui des combattants de la Grande Guerre. En effet, ceux qui tiendront leur promesse de témoigner verront se réaliser un de leurs pires cauchemars, puisqu’on ne refusera pas seulement de les croire, comme ils l’avaient craint ; on refusera de les entendre. Robert Antelme ne fut pas lu ; Denise Dufournier et Louise Alcan encore moins. La publication de témoignages s’arrête assez brutalement trois ans après la fin de la guerre. D’où l’exaspération d’Antelme qui déplore, alors que la société digère tranquillement le phénomène concentrationnaire, le sort réservé aux récits des survivants : « le témoignage, on ne veut plus qu’il serve, même comme alibi, on crache dessus, on le refuse » (« Témoignage du camp et poésie », 1948).

On voit également renaître, au début des années 1950, le débat qui avait opposé Jean Norton Cru aux critiques de l’entre-deux guerres : Jean Cayrol, survivant de Mauthausen, monte au créneau pour défendre ces « livres essentiels » que sont les témoignages, qui tranchent avec ce qu’il appelle le « folklore » de l’extermination, dont il voit poindre les ingrédients dans certains romans à succès de l’immédiat après-guerre. Cayrol alerte les esprits : « Du moment où un homme de lettres refait un camp de concentration à sa guise et en suivant sa propre imagination », il a toutes les chances de recueillir la confiance des lecteurs. Quant aux témoins : « On ne leur demanda que de prêter serment et de dire la vérité, rien que la vérité, toute la vérité, et on ne les crut pas » (« Témoignage et littérature », 1953).

Il faut attendre la guerre d’Algérie pour que le témoignage apparaisse véritablement sur le devant de la scène éditoriale française, l’année 1958 constituant à cet égard une année cruciale avec la parution de La Question d’Henri Alleg. La torture n’y est plus simplement dénoncée, comme elle a pu l’être depuis 1954, mais décrite en détail par quelqu’un qui l’a subie. Ce texte devient vite le symbole de la bataille de l’écrit qui fait rage durant la guerre d’Algérie. Grâce aux éditeurs prêts à relayer leur parole (Jérôme Lindon, François Maspero), les victimes peuvent révéler les violences qu’elles subissent presque en temps réel, la guerre d’Algérie apparaissant à cet égard comme une véritable « guerre du témoignage », suscitant toujours plus de récits de témoins (Le Témoin de Djamal Amrani, Le Camp d’Abdelhamid Benzine, Les Égorgeurs de Benoist Rey, etc.). Cependant, outre que ces témoignages algériens se sont finalement heurtés à « un oreiller de silence » (Pierre Vidal-Naquet), la quasi-totalité d’entre eux sont aujourd’hui oubliés.

Reste que la fin des années cinquante marque un tournant : un an après la réédition par Gallimard de L’Espèce humaine d’Antelme (1957), les Éditions de Minuit publient la version française de La Nuit d’Elie Wiesel (1958), dont la parution coïncide avec la réédition chez Einaudi de Se questo è un uomo de Primo Levi (1958). Le témoignage devient un genre littéraire avec lequel il faut compter.

Axes et problématiques

1. La réception des textes

  • Celle-ci est demeurée problématique tout au long du siècle, l’avènement de ce nouvel art d’écrire n’ayant pas coïncidé avec la prise de conscience de ce qu’il impliquait. Les réticences des milieux littéraires de l’entre-deux-guerres vis-à-vis du témoignage ont été massives, consonnant avec celles du public, et la réception des ouvrages testimoniaux n’a progressé que très lentement après 1945. Il s’agira de comprendre pourquoi la conscience de cet événement fut si tardive, et pourquoi elle demeure encore aujourd’hui partielle.
  • La réception universitaire de ces textes reste aujourd’hui problématique. Situés aux confins de trois discours – juridique, historique et littéraire –, les témoignages se sont retrouvés pris dans un angle mort à la frontière de plusieurs disciplines, notamment la littérature et l’histoire, sans acquérir une pleine légitimité dans aucune d’entre elles. Seuls quelques textes font exception (Genevoix pour la Grande Guerre, Levi pour les camps qui fut tardivement canonisé, Alleg pour l’Algérie), mais cette reconnaissance elle-même pose problème, puisque ceux-ci semblent désormais valoir métonymiquement pour tous les autres, alors même que le genre récuse ce type d’emblématisme. Tout cela incite à se montrer prudent vis-à-vis de la formule consacrée d’« ère du témoin » (Annette Wieviorka), voire à la réinterroger en travaillant sur divers corpus de témoignages.

2. Témoignage et littérature

  • La question de la valeur littéraire du témoignage continue de faire problème, pour différentes raisons que l’on pourra tâcher d’identifier et de comprendre. Par exemple, on voit souvent réitérée aujourd’hui l’erreur des contemporains de Jean Norton Cru, qui réduisaient le récit testimonial à un laborieux compte rendu pour mieux le déprécier littérairement et déclarer le témoin inapte à l’œuvre d’art. C’est ce que font notamment les critiques qui, pour insister sur les qualités d’un témoignage particulièrement remarquable, signalent qu’il est « plus qu’un témoignage ». Sortir de l’opposition entre témoignage et littérature implique de repenser les outils de la critique à l’aune de ce « nouveau » corpus, qui consacre un déplacement des catégories esthétiques existantes.
  • Dans cette perspective, il serait intéressant d’interroger ce qui demeure pendant sous le concept de « littérarité », qui semble toujours fait pour tenir le témoignage à l’écart. En effet, les témoignages remplissent une fonction d’attestation, dont certains considèrent qu’elle entre en contradiction avec ce que l’on attend d’un texte purement « littéraire ».
  • On pourrait également réinterroger la notion de « genre », en se demandant à quelles conditions elle s’avère réellement opératoire pour caractériser l’art du témoignage. Beaucoup continuent de penser qu’elle instaure des cloisonnements inutiles qui nuisent à la littérature. Mais que penser alors de l’erreur récurrente qui consiste à inscrire le témoignage dans le genre autobiographique ?  

3. Témoignage, faux témoignage, témoignage faux et négationnisme

  • Le « classement des auteurs par ordre de valeur » que Jean Norton Cru a établi dans Témoins a fait l’objet de nombreuses critiques, qui perdurent encore aujourd’hui. Il s’agissait de classer ces auteurs en fonction de la « valeur de vérité » de leur texte, laquelle est « vérité tout humaine, vérité du témoin sincère qui dit ce qu’il a fait, vu et senti » (Cru). Précisément : une fois admis que la valeur littéraire d’un texte est intrinsèquement liée à sa valeur documentaire, cette valeur varie d’un texte à l’autre, selon ce que le témoin a vécu, selon sa capacité à rendre compte fidèlement de son expérience et à la transmettre – sans supposer que les faits parleront d’eux-mêmes, ni considérer que « [l]’anecdote, parbleu, on peut l’inventer » (Roland Dorgelès). Tous les témoignages ne se valent pas : c’est de ce constat que sont partis les principaux théoriciens du témoignage pour appréhender leur objet, accordant au faux témoignage une attention particulière en vue de mettre au point une méthode d’évaluation des textes qui soit opératoire. Ce constat n’est donc pas fait pour jeter le discrédit sur le témoignage comme tel, mais pour encourager un travail d’expertise des textes.
  • À cet égard, il serait sans doute judicieux de faire la distinction entre faux témoignage (quand il y a tromperie sur l’auteur, qui s’avère n’être pas le témoin pour lequel il se fait passer) et témoignage faux (quand l’auteur est un témoin sincère qui, trompé par sa mémoire ou ses a priori idéologiques et/ou esthétiques, produit un témoignage trompeur du point de vue des faits).

4. L’héritage du témoignage en littérature

  • Les articles du dossier se concentreront sur un corpus strictement testimonial et mettront en lumière la spécificité du témoignage, qui n’est pas « littérature purement esthétique » (Cru) : visant une déposition, la tâche de témoigner « n’est pas un pur problème littéraire mais un devoir, un impératif moral » (Varlam Chalamov), et une forme de « probité intellectuelle » impose donc à l’écrivain d’« attein[dre] la valeur littéraire sans lui avoir sacrifié la sincérité » (Cru). Or, depuis 1945, beaucoup d’écrivains sont des lecteurs de témoignages et recueillent en héritage dans leurs pratiques le régime d’écriture testimonial, sa manière singulière de faire de la politique, son exigence éthique. Il ne s’agit évidemment pas pour ces héritiers de s’identifier aux témoins, de s’approprier leur expérience comme s’ils avaient vécu eux-mêmes les faits – ce qui reviendrait in fine à produire un faux témoignage. Mais ils ont été sensibles en tant que lecteurs à l’admonestation des témoins, à leur effort et à leur méthode pour donner à connaître et à comprendre un crime de façon à en favoriser une remémoration collective, contre les tentatives de le dénier. On peut alors soutenir qu’ils « témoignent pour les témoins » de façon oblique : qu’ils les accompagnent dans leur hantise de ce temps passé et dans leur deuil inachevable des disparus ; qu’ils entreprennent à leur tour, depuis leur propre place dans et face à l’histoire, de nier la négation en enquêtant sur ce qui reste de ce temps passé.
  • Il pourra être intéressant à cet égard d’étudier la façon dont le « dispositif d’alerte » testimonial se trouve relayé, en littérature et dans les arts, dans des œuvres qui visent à confronter les lecteurs à leur propre déni.

5. Schisme testimonial, ères géographiques, transferts « culturels »

  • Il s’agira d’élargir le plus possible les approches dans une perspective comparatiste, de façon à poser la question de savoir dans quelle mesure l’expérience de la terreur moderne peut-elle être vécue et narrée différemment suivant les aires culturelles, en fonction du contexte politique mais aussi de l’histoire culturelle (par exemple, relativement à une tradition littéraire qui serait plus orale qu’écrite) ?
  • Il serait opportun de ne pas résumer les témoignages concernant le génocide nazi à la seule littérature européenne qui a fait d’Auschwitz l’épicentre de l’extermination, mais de traiter d’une littérature qui, en Union soviétique, a témoigné de l’extermination sous le signe de Babi Yar (Ukraine). Le problème étant de savoir quelle est la possibilité du témoignage, quand, à de rares exceptions près, l’extermination ne laisse pas de survivants ; symptomatiquement, le témoignage le plus remarquable qui nous soit parvenu des massacres de Babi Yar n’est pas l’œuvre d’un survivant mais d’un tiers : il s’agit du « roman-document » d’Anatoli Kouznetsov intitulé Babi Yar, récemment réédité en français chez Laffont (2011). La question se pose également de savoir quelles formes le témoignage peut prendre dans un cadre littéraire et artistique déterminé par le réalisme socialiste ; ce en quoi l’œuvre de Kouznetsov se révèle un cas passionnant, non seulement par sa forme mais par l’histoire de sa rédaction.
  • Il paraît essentiel, en général, d’être attentif à ce qui relève de « transferts culturels », si l’on peut dire, d’un système politique à un autre, d’un monde concentrationnaire à un autre, d’un génocide à un autre ; songeons par exemple à la manière dont les Européens ont exporté au Rwanda l’idée de « race ». La question serait alors de savoir dans quelle mesure un même type de crime induit la production de témoignages présentant des caractéristiques communes.

Corpus

Il s’agira d’accorder une place importante à l’analyse des textes, qui pourront être :

 

des témoignages de guerre (Première Guerre mondiale, nécessairement, mais aussi : Seconde Guerre mondiale, guerres de décolonisation, conflit israélo-palestinien, etc.). Quant à la Première Guerre mondiale, une étude comparative entre témoignages français et témoignages allemands pourrait être intéressante. Quant à la Seconde Guerre mondiale, la mise au point et l’analyse d’un corpus de témoignages d’Hiroshima (ou d’autres crimes de guerre spécifiques) reste à faire ;

 

des témoignages issus de l’expérience concentrationnaire (Allemagne, Pologne, URSS, France, Algérie, Chine, etc.). Quant aux témoignages du Goulag, nous aspirons à une étude qui fasse leur place aux textes de rescapés qui ont paru dès les années vingt, tel celui de Sozerko Malsagov  récemment traduit en français ;

 

des témoignages de génocides (le génocide turc des Arméniens en 1915, le génocide nazi des Juifs, le génocide serbe des Musulmans de Bosnie à Srebenica en 1995, le génocide des Tutsi du Rwanda en 1994, le génocide khmer rouge des Cambodgiens). Quant à l’extermination des Juifs, une part sera faite aux témoignages russes issus de ce que l’on appelle aujourd’hui « Shoah par balles » ou « extermination de proximité ».

 

Il s’agira de traiter majoritairement de témoignages littéraires, mais il serait envisageable de prendre en compte dans ce dossier les formes qu’ont pu prendre les œuvres testimoniales au cinéma, en s’interrogeant sur la manière dont ce medium peut donner la parole aux témoins (outre Shoah, on peut penser au cinéma de Rithy Panh), en photographie (ces « images malgré tout » dont parle Georges Didi-Huberman), dans la bande dessinée (outre Maus, on peut penser aux œuvres de Sera, de Sacco, de Stassen, etc.), dans les arts plastiques (Zoran Music, Roman Opalka…).

Des témoignages inédits en français, ou publiés à compte d’auteur et non réédités depuis des décennies, pourront être reproduits, in extenso ou non selon leur format.

Envoi des propositions

Les propositions de communication (maximum 3000 signes) devront s’inscrire dans un ou plusieurs de ces axes de recherche. Elles seront accompagnées d’une notice biobibliographique de l’auteur, et devront nous parvenir à l’adresse europe_temoignages@yahoo.fr avant le 15 septembre 2013.

La sélection des communications tiendra compte, outre de la qualité scientifique des propositions, du nécessaire équilibre entre les problématiques proposées.

Les personnes ayant répondu à l’appel seront informées du résultat de la sélection d’ici au 15 octobre 2013.

Les articles devront nous parvenir avant le 15 mars 2014.