éditos
La mort de Dom Juan et le rire de Molière

Foudroiement, flammes, trappes, accident de projecteur, coup de carton sur la tête ou défenestration : la mise en scène de la mort de Don Juan dans Le Festin de pierre (Don Juan) (1665) de Molière et dans le Don Giovanni (1787) de Mozart a toujours représenté pour les metteurs en scène une gageure sur le plan dramaturgique, qui n’a d’égale que leur inventivité, et parfois leur humour, à la remotiver. Sous le titre "Crime et châtiment. La mort de Don Juan", les Colloques en ligne de Fabula accueillent un sommaire réuni par Lise Michel et Gabriele Bucchi à l'initiative du Centre d'Études Théâtrales de l’Université de Lausanne : les contributions viennent interroger le dénouement de la pièce de Molière (V, 5-6) et de l’opéra de Mozart (II, 15) dans les mises en scène produites sur une longue période qui va de Marcel Bluwal (1965) aux Fondateurs (2019), en passant par celles d'Antoine Vitez, Giorgio Strehler, Matthias Langhoff, Patrice Chéreau et bien d'autres. Le sommaire offre aussi deux entretiens avec des metteurs en scène : Jean-François Sivadier et Julien Basler.
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Et parce que le dramaturge est chez lui partout où l'on parle le français comme la langue de Molière, les Universités de Lausanne, Genève et Fribourg se sont associées pour une série d'initiatives fédérées au sein d'un projet "Rire avec Molière" soutenu par le FNS. Au programme, une série d'émissions de radio préparées par Marc Escola et Josefa Terribilini, diffusées sur la RTS-Espace 2 avec la complicité de Daniel Rausis et devenues des podcast, un jeu de société inspiré des Femmes savantes proposé dans les foyers des théâtres romands, des ateliers de médiation pour les publics scolaires, et bien d'autres manifestations tout au long de cette année qui marque le quatre-centième anniversaire de Molière. Le projet s'accompagne d'une série de publications, dont l'anthologie Osez (re)lire Molière établie par Claude Bourqui et Marc Escola (Flammarion/Librio), déjà saluée par Fabula, et de nouvelles éditions des Fourberies de Scapin, par Coline Piot, et du Médecin malgré lui, par Lise Michel (GF-Flammarion).
(Illustr. : Don Giovanni de Mozart, mise en scène Jean-François Sivadier, Aix-en-Provence, 2017, ©Pascal Victor/ArtComPress)
À la recherche du temps vécu… dans le roman du XIXe siècle

Au XIXe siècle, avec la scansion rapide des révolutions et des successions de régimes, le temps se vit sous le signe de la discordance, comme l’ont montré les historiens François Hartog et Christophe Charle. Les progrès techniques, en réduisant les distances géographiques, rapprochent également les expériences temporelles et favorisent un "partage du sensible" entre différents territoires, différents groupes sociaux et différentes générations. Quant à "la civilisation du journal", elle crée des rythmes périodiques où s’invente une actualité de plus en plus partagée à mesure que l’alphabétisation progresse. Ces nouvelles scansions médiatiques font émerger le jour, la semaine et le mois comme unités de mesure de la modernité, même s'il serait erroné de prétendre qu’une expérience linéaire du temps s’est complètement substituée aux longs cycles de l’Ancien Régime. Toutefois, la multiplicité des rythmes de la vie moderne et leurs conflits récurrents entraînent tensions et discordances du point de vue de l’expérience aussi bien individuelle que collective… À l'initiative de Marie-Astrid Charlier et Véronique Samson, la dix-septième livraison de la revue en ligne montpelliéraine Komodo21 nous propose de prendre le temps dans les fictions du siècle de la machine à vapeur et de l'électricité : "Temps vécus, temps racontés dans le roman du XIXe siècle"
Une pluie d'oiseaux

La collection Biophilia des éditions Corti fête ses dix ans ; créée par Fabienne Raphoz, elle se propose de "mettre le vivant au cœur d’éclairages ou de rêveries transdisciplinaires", et nous a valu de belles surprises, dont l'an passé Valet noir de Jean-Christophe Cavallin, ou de splendides redécouvertes, à l'instar de La maison au bout du monde (1928) d'Henry Beston qui paraît ces jours-ci. Marielle Macé nous y offre de son côté Une pluie d'oiseaux, en rappelant à quel point "nous sommes attachés aux oiseaux, depuis longtemps et par des liens de toutes sortes : par l’émerveillement, la curiosité, la chasse, les rites… Par la langue aussi, car la virtuosité des oiseaux et leur façon d’enchanter les paysages posent aux hommes la question de leurs propres langages, de ce que leur parole à eux sait déposer de bien dans le monde. L’histoire de la poésie est d’ailleurs en grande partie consacrée à dire et entretenir ces attachements. Or voici que les oiseaux tombent, comme une pluie. En quinze ans, près d’un tiers des oiseaux ont disparu de nos milieux. On les entend mal. Ils se remplissent de virus, de plastique et de mauvaises nouvelles. Les comportements se dérèglent, et eux qui étaient les horlogers du ciel sont à leur tour déboussolés… Alors on tend l’oreille, on essaie de traduire les alertes et d’écouter mieux…" Fabula vous invite à lire un extrait de l'ouvrage…
Écrire aussi grand que le peuple à venir (l'Internationale romanesque)

Évelyne Pieiller se souvient de sa mère : "elle avait été bonne à tout faire, ouvrière, caissière, elle était fière d’avoir son certificat d’études et se rappelait mystérieusement quelques grandes dates de l’histoire ouvrière. Elle n’avait aucune sympathie pour ceux qui jugent de haut les filles perdues, les malheureux, les pas-chanceux. Elle n’a jamais lu Les Misérables, ni Les Trois Mousquetaires. Mais elle en connaissait l’histoire. Et elle ne s’étonnait pas d’en être à sa façon familière. Elle ne s’en intimidait pas. Ça faisait partie de son patrimoine. Comme pour des millions de gens. Dans le monde entier." En publiant Mousquetaires et misérables. Écrire aussi grand que le peuple à venir : Dumas, Hugo, Baudelaire et quelques autres (Agone), Évelyne Piellier s'interroge : "Le petit peuple trop remuant qui se fera massacrer tout au long de ce XIXe siècle trop remuant et qui persévérera dans son absence de goût fera des Misérables sa légende, et, masse qui massivement se fout de l’Art, surtout avec une majuscule, fera de surcroît des Mousquetaires son idéal d’étincelante camaraderie. Le populo s’y est aimé, le populo s’y est embelli et armé : il a choisi ses Internationales romanesques. Rencontre fabuleuse entre les imaginaires des exilés de la Révolution, des orphelins de sa promesse de compléter l’humanité. On ne comprend rien au XIXe siècle si on ne comprend pas qu’il naît de la Révolution, qu’il la rêve sans trêve, y compris dans sa version cauchemar. Ce surgissement a reconfiguré le paysage mental, le sol et le ciel tremblent, l’individu est fêlé. Car la Révolution a inventé le peuple. Comment se fait-il que la littérature française du XIXe siècle ait fourni au monde quelques-uns de ses héros universels ? que ça commence ici et là, cette production d'imaginaire populaire ? et que ça s'arrête pour ne plus jamais reprendre ?… Et s'il fallait comprendre que ce qu’écrit un romancier est plus grand que lui lorsqu’il est à l’écoute de son temps de révolte populaire ?
Fabula vous invite à lire un extrait de l'ouvrage sur le site du Monde diplomatique…
(Illustr. : Les Misérables, affiche publicitaire de Jules Chéret pour une édition du roman de Victor Hugo publiée chez Jules Rouff, 1886)
Nos mots et les leurs (et ceux de Carlo Ginzburg)

Que peut apporter la réflexion de l’historien, qui tente de faire parler ce "pays étranger" qu’est le passé, sur la démarche qui permettrait de tenter de comprendre l’autre, l’étranger, celui qui est en face de soi, le plus proche, ou le plus lointain ? C'est la question fondamentale que soulevait Carlo Ginzburg dans un "Nos mots et les leurs", un essai traduit par Martin Rueff et accueilli en 2013 dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula.
La seizième livraison de la revue Incidence vient offrir d’autres points de vue que celui de l’histoire – ceux de la philosophie, de l’histoire de l’art, de l’anthropologie et de la linguistique, de la littérature, de la psychanalyse – pour entrer en dialogue avec Carlo Ginzburg, et poursuivre la réflexion engagée dans cet essai choisi comme texte de référence.
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Rappelons que Carlo Ginzburg avait été en 2013 l'invité (et le parrain) du séminaire Anachronies animé par l'équipe Fabula à l'École normale supérieure : l'Atelier de théorie littéraire en conserve les archives.
Une éco-féministe en 1688 (Scudéry juste avant Descola)

On ne le sait pas assez : la découverte du caméléon en Europe suscita des débats dont les enjeux résonent jusqu'à nous, et Madeleine de Scudéry se mêla de sciences naturelles en insérant l'Histoire de deux caméléons dans un volume de ses Nouvelles Conversations morales (1688). Les éditions Thierry Marchaisse donnent à lire ce texte écoféministe avant la lettre, jamais republié depuis le XVIIe siècle : trois chercheurs, Aude Volpilhac, Anthony Herrel et Thierry Hoquet, nous introduisent, à partir de leur discipline, aux enjeux complexes suscités par la découverte du caméléon en Europe. Ils rouvrent le dialogue souterrain, mais bien réel, entre Madeleine de Scudéry, la romancière des sentiments, et Claude Perrault, l’anatomiste de Louis XIV, dont cette édition offre aussi la Description anatomique, en montrant sa surprenante fécondité : "le cas Méléon" permet d’éclairer les débats actuels autour du féminisme et du droit des animaux. Où l’on découvre que l’esthétique galante de l’âge classique rend lisible les sentiments des bêtes, au moment même où ils sont invisibilisés par le nouveau paradigme cartésien, et que l'auteure de la Clélie ou du Grand Cyrus pourrait bien avoir inventé la poétique des biographies animales… Fabula donne à lire un extrait de la Préface et le début du texte…
Faut-il faire l'éloge de la traduction ?

Tiphaine Samoyault faisait paraître l'an passé Traduction et violence (Seuil, coll. Fiction & Cie), dont Fabula avait donné à lire l'introduction : elle nous invitait à "ne ne plus voir dans la traduction le seul espace de la rencontre heureuse entre les cultures mais de la comprendre comme une opération ambiguë, complexe, parfois négative". Barbara Cassin défend une position qu'on aurait tort de croire plus irénique : après le catalogue de l'exposition tenue en 2017 à la Fondation Bodmer, publié avec Nicolas Ducimetière sous le titre Les Routes de la traduction. Babel à Genève, l'Académicienne publie un Éloge de la traduction, sous-titré Compliquer l'universel (Fayard). Dans le sillage du Vocabulaire européen des philosophies, Dictionnaire des intraduisibles, paradoxalement traduit ou en cours de traduction dans une dizaine de langues, Barbara Cassin invite à se méfier de l’Un et de l’universel, et se sert de l’outil sophistique pour faire l’éloge de ce que le logos appelle "barbarie", des intraduisibles, de l’homonymie. "Pour combattre l’exclusion, cette pathologie de l’universel qui est toujours l’universel de quelqu’un, elle propose un relativisme conséquent – non pas le binaire du vrai/faux, mais le comparatif du "meilleur pour". La traduction est un savoir-faire avec les différences, politique par excellence, à même de constituer le nouveau paradigme des sciences humaines. Parce qu’elles compliquent l’universel – dont le globish, langue mondiale de communication et d’évaluation, est un triste avatar – les humanités sont aujourd’hui passées de la réaction à la résistance".
Signalons aussi la récente parution de l'essai de Souleymane Bachir Diagne, De langue à langue. L'hospitalité de la traduction, qui nous invite quant à lui à imaginer Babel heureuse.
La nécessité du paysage

Les éditions Parenthèses abritent désormais une collection baptisée "La Nécessité du paysage", qui (re)donne notamment à lire l'essai fondateur de Joachim Ritter, Le Paysage. Fonction de l’esthétique dans la société moderne (1962), dans une nouvelle traduction de G. Raulet, avec L’Ascension du mont Ventoux de Pétrarque, et une préface de Jean-Marc Besse, lequel signe par ailleurs Voir la terre. Six essais sur le paysage et la géographie.
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Remo Bodei s'attarde pour sa part sur les Paysages sublimes. Les hommes face à la nature sauvage (Les Belles Lettres), en se demandant comment les lieux qui ont longtemps suscité l'effroi ont pu, au début du XVIIIe siècle, commencé à être perçus comme "sublimes", dotés d’une intense et bouleversante beauté.
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Antonio Rodriguez arpente de son côté Le paysage originel (Hermann) ; il y montre combien la littérature peut permettre de retrouver un sol : nous nous reconnaissons tous dans des lieux fondateurs avec des valeurs qui nous constituent. Le livre vient nouer une réflexion sur le paysage et l'identité et la question de la construction d’un "étranger au sein de la même langue" dans les poésies dites "francophones" ; le choix des paysages originels souligne chez ces poètes un trait commun : on ne naît pas "écrivain francophone", on le devient. Fabula donne lire un extrait de l'ouvrage...
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Rappelons à cette occasion l'essai de Michel Collot accueilli dans l'Atelier de théorie littéraire : "Horizon structure", mais aussi, dans Acta fabula, les comptes rendus des livres du même Michel Collot, Pour une géographie littéraire ("Théories & pratiques de la géographie littéraire : bilan & perspectives", par Sébastien Baudoin) et de François Jullien, Vivre de paysage, ou L’impensé de la Raison ("Quand y a-t-il paysage ?", par André Laidli).
Voix, figure. Pour Bruno Clément

Dans le second vingtième siècle, la réflexion sur la figure dans le langage verbal a bousculé les frontières disciplinaires et revisité les perspectives théoriques en réinterrogeant les distinctions entre abstrait et concret, intelligible et sensible, spéculatif et narratif. Les recherches de Bruno Clément, au carrefour de la littérature et de la philosophie, ont renouvelé la pensée figurale, en premier lieu à partir de Beckett. Les contributeurs réunis par F. de Chalonge et F. Noudelmann dans un volume intitulé Figure, pensée, voix. Pour Bruno Clément (P.U. du Septentrion) se jouent des figures et des gestes de pensée, tels que la palinodie, l’éclat, le penser-à-rien, la tension ou la concession. Ils interrogent aussi les catégories de la fiction et de la voix et traversent les siècles pour relire Platon, Froidmont, Pascal, Molière, Rimbaud, Zola, Bergson, Genet, Duras, Beckett, Pinget, Ollier ou Hergé. Le lecteur trouvera ici matière à l’exploration des démarches héritières de la révolution figurale.
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Rappelons que l'Atelier de théorie littéraire avait accueilli un extrait de La Voix verticale (Belin, 2013) : "Une figure pour la voix", par Bruno Clément.
Sur les bancs du Collège

À l'initiative de William Marx, le Collège de France organise ces prochains jours deux rencontres sur la question des représentations dans le monde des arts et de la littérature. Ann Jefferson, professeure invitée, donnera quatre conférences sur le thème du génie et de ses vicissitudes en France et proposera une analyse du génie tel qu’il figure dans le paysage intellectuel français depuis son essor au XVIIIe siècle jusqu’à nos jours, quand un colloque organisé par Sophie Basch, Mickaël Lucken, William Marx et Jean-Noël Robert se tiendra les 12 et 13 mai sur le "néo-japonisme en France (1945-1970)" et s'interrogera sur ce qui subsiste, transformé, déformé, contesté, évacué, du japonisme du XIXe siècle (dont Paris était le centre), de ses acquis et de ses préjugés, dans ces trois décennies. Deux horizons différents qui reviendront sur la manière dont les représentations se construisent, se diffusent et circulent à l'échelle nationale.
(Ukiyo-é, Hiroshige : cortège se rendant dans "le quartier réservé" de Yoshiwara, le premier jour de la floraison des cerisiers, vers 1850)
Dans les coulisses numériques de la création

Maisons d'écrivain, bibliothèques personnelles, photographies et autres modalités d'incarnation physique : si les différentes manières d'explorer les ateliers de la création littéraire qui excèdent les traditionnels manuscrits ou autres brouillons ont déjà fait l'objet de recherches, passionnantes par ce qu'elles nous révèlent des rituels ou des formes concrètes qu'emprunte l'inspiration, l'enquête inédite menée par le groupe HANDLING durant l'année 2021 auprès d’auteur·e·s belges, français·es et québécois·es porte ce qui s'est substitué aux cahiers, aux feuillets ou aux tapuscrits corrigés, à savoir le bureau (ou desktop) de leurs ordinateurs. Une exposition numérique, Bureaux-écrans d'écrivain·e.s, offre une plongée dans ces espaces virtuels devenus le quotidien des écrivain·e·s contemporain·e·s. Qu’en est-il, pour les auteur·rice·s du XXIe siècle, de ce milieu particulier qui prolonge la surface de travail du meuble-bureau, en en démultipliant les possibilités spatiales et de connectivité ? Comment les écrivain·e·s contemporain·e·s appréhendent-iels ces bureaux-écrans et comment composent-iels avec ? Comment se déploient sur les écrans contemporains l’équivalent des porte-documents, des photographies encadrées ou encore des "tiroirs" abritant babioles et secrets divers ? Quelles peuvent être les dimensions notamment symboliques imprégnant les gestes et pratiques les plus concrets liés au desktop ?
Aux lieux de Georges Perec

Les éditions du Seuil font paraître dans la collection de Maurice Olender qui avait accueilli Espèce d'espace (récemment réédité dans une version enrichie) mais aussi Je suis né, l’ultime inédit de Georges Perec, Lieux, sous la forme d’un volume de 612 pages (et 1,6 kg), illustré d’archives et de documents photographiques. On connaît "l'idée assez monstrueuse, mais assez exaltante" d'une entreprise qui devait s'étendre sur douze ans, exposée en ces termes dans une "Lettre à Maurice Nadeau" datée de juillet 1969 :
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Cette publication s'accompagne d'un site qui propose la version numérique du texte, en offrant un "parcours numérique augmenté" avec d'oulipiennes possibilités combinatoires, qui eussent enchanté l'auteur de La Vie mode d'emploi, mais aussi des notes complémentaires et trois index numérisés, un dossier documentaire, etc.
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Le 24 mai, de 18h30 à 20h30, à la Bibliothèque de l’Arsenal, l’Association Georges Perec convie les amis de l'auteur à une rencontre avec l’équipe ayant assuré cette édition des Lieux de Georges Perec : Sylvia Richardson, Caroline Scherb, Claude Burgelin, Jean-Luc Joly, Maurice Olender, avec la participation de Christine Lipinska et Pierre Getzler (photographes) et en présence de Philippe Lejeune et d’Annelies Schulte-Nordholt, pour une lecture d’extraits de Lieux par Serpentine Teyssier et Dominique Verrier et une exposition d’extraits du manuscrit…
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Rappelons à cette occasion le documentaire de Robert Bober, En remontant la rue Vilin (1992), désormais en accès libre et déjà salué par Fabula : le réalisateur s'y propose de relier quelques 500 photographies de la même rue du XIXe arrondissement prises sur des décennies, pour les relier à l'œuvre et à la biographie de Perec, en dégageant ainsi l'un des ressorts de sa démarche littéraire : nommer pour sauver de l'oubli, écrire pour témoigner de ce qui fut, "arracher quelques bribes précieuses au vide qui se creuse".
Une seconde jeunesse (les années Ernaux)

En attendant la présentation au Festival de Cannes puis la sortie en salle du film réalisé par son fils "Les années Super 8" à partir des films de famille tournés dans les années 1970, Annie Ernaux retrouve une seconde jeunesse en renouant avec Le jeune homme (Gallimard) : un texte de quelques pages, qui raconte une relation vécue avec un homme de trente ans de moins qu’elle — une expérience qui la fit redevenir, l’espace de plusieurs mois, la "fille scandaleuse" de sa jeunesse, et un voyage dans le temps qui lui permit de franchir une étape décisive dans son écriture. Fabula vous invite à feuilleter l'ouvrage…
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L'ensemble de son œuvre se trouve consacré par un Cahier de l'Herne destiné à "satisfaire les lecteurs les plus érudits mais également à répondre à la curiosité littéraire d’un public de plus en plus large et fidèle". Offrant des extraits du journal resté inédit qu'Annie Ernaux tient depuis l'âge de ses seize ans, ce Cahier mêle regards critiques et interventions plus personnelles d’écrivains ou d’artistes, et éclaire les enjeux sociologiques, historiques et parfois psychanalytiques de l’œuvre d’Annie Ernaux. Fabula vous invite là encore à parcourir le volume…
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Rappelons que les Colloques en ligne de Fabula offrent les actes du colloque tenu en 2017 à Amiens "Annie Ernaux, les écritures à l'œuvre", réunis et présentés par Aurélie Adler et Julien Piat. Ce sommaire vient mettre en évidence ce que l'écrivaine appelle la "douleur de la forme", autrement dit la recherche inquiète d’une écriture à la mesure du projet à l’origine de chaque livre.
Ferdinand revient de guerre (et Céline de loin)

On se souvient du bruit fait à l'été 2021 par la découverte de manuscrits de Céline qu'on pouvait croire définitivement perdus. En attendant la publication à l’automne puis en 2023 de Londres, récit du départ de Louis-Ferdinand Céline pour la capitale britannique en 1915, et d'un conte médiéval, La Volonté du roi Krogold, les éditions Gallimard font paraître Guerre dans une édition procurée par Pascal Fouché et François Gibault : deux cent cinquante feuillets manuscrits pour un roman de moins de deux cents pages imprimées dont l’action se situe dans les Flandres durant la Grande Guerre. Avec la transcription de ce manuscrit de premier jet, écrit quelque deux ans après la parution de Voyage au bout de la nuit (1932), une pièce capitale de l’œuvre de l’écrivain est ainsi mise au jour. Car Céline, entre récit autobiographique et œuvre d’imagination, y lève le voile sur l’expérience centrale de son existence : le traumatisme physique et moral du front, dans l’"abattoir international en folie". Fabula vous invite à feuilleter le livre…, mais aussi à lire sur en-attendant-nadeau.fr : "Comment peut-on lire Céline aujourd’hui ?", un article signé par Pierre Benetti et Tiphaine Samoyault.
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À l'occasion de la parution de ce roman inédit, la Galerie Gallimard présente du 6 mai au 16 juillet une exposition (gratuite) consacrée aux Manuscrits retrouvés de Louis-Ferdinand Céline, sous le commissariat d'Alban Cerisier. Occasion de présenter au public plusieurs feuillets remarquables extraits des liasses des manuscrits retrouvés, dont le manuscrit de Guerre mais aussi ceux de Londres, de Casse-pipe et de La Volonté du roi Krogold, lequel sera exposé avec ses fameuses pinces à linge…
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Les Éditions des Saints Pères, qui avaient déjà édité le manuscrit de Voyage au bout de la nuit réapparu dans des circonstances également mystérieuses, proposeront, à partir du 20 mai, la reproduction de ce manuscrit, sous l’égide des ayants droit de Céline, François Gibault et Véronique Robert-Chovin.
(Illustr.: Le soldat Céline en convalescence, 1915. Collection Louis-Ferdinand Céline/IMEC)
Temps et photographie

Jean-Christophe Bailly fera paraître le 13 mai dans la collection "Fictions & cie" des éditions du Seuil un essai intitulé Une éclosion continue. Temps et photographie qui regroupe une série de réflexions sur l’événement photographique comme tel, un développement sur le rapport complexe de Baudelaire à la photographie, ainsi qu'une sélection des textes rédigés au cours des vingt dernières années à partir des expériences menées par les photographes eux-mêmes (Bernard Plossu, Sarah Moon, Benoît Fougeirol, Marc Trivier, Anne-Marie Filaire, Marco Barbon, Samuel Hoppe, Valérie Jouve...). "Le temps, nous ne le voyons de face qu’au moment de mourir mais la photographie nous a donné le pouvoir étrange de le saisir par des coupes qui l’interrompent et le suspendent. Chacune de ces coupes agit comme une césure et comme une éclosion : par le choix de l’instant et du cadre, une éruption de sens est délivrée chaque fois." Si l’exubérante quantité d’images disponibles contribue à dissimuler ce pouvoir propre, c'est bien lui qu'Une éclosion continue cherche à comprendre. Fabula donne à lire l'Avant-propos et le début de l'ouvrage…, et renvoie aussi ses lecteurs à la très riche entrée "Photographie" de l'Atelier de théorie littéraire.
Le romancier d'un poète (Stendhal par Valéry)

On connaît le mépris que le poète Paul Valéry professait pour la poétique romanesque, dont il avait l'arbitraire en horreur, se refusant toujours à écrire "La marquise sortit à cinq heures…" (si l'on en croit du moins André Breton). Il est pourtant un romancier qu'il tenait en haute estime : les éditions Fario ont l'heureuse idée de republier son Essai sur Stendhal (1927), initialement destiné à servir de préface à Lucien Leuwen, dont l'importance n'a jamais échappé aux stendhaliens pas plus qu'aux théoriciens (ce sont souvent les mêmes : en 1954, René Girard avait consacré à ce Stendhal par Valéry un article dans les PMLA). Reste qu'aujourd'hui comme hier, on s'attend toujours aussi peu à voir l’auteur de Monsieur Teste s'avouer désarmé, touché, conquis par un auteur de romans dans lesquels la passion l’emporte sur toute autre considération, ou par le metteur en scène de sa propre vie. Cet essai est le portrait fulgurant d’un égotiste et de son drame : un homme partagé entre le souci d’entrer dans la gloire et l’orgueil suprême d’être unique. "Vivre. Plaire. Être aimé. Aimer. Écrire. N’être pas dupe. Être soi, — et pourtant parvenir. Comment se faire lire ? Et comment vivre, méprisant ou détestant tous les partis." Ce questionnement conduit Valéry a une lumineuse réflexion sur la sincérité et sur la foi. Et il n’est pas trop hardi de présumer que cette admiration pour un insolent est le prétexte d’un examen de conscience de son auteur par lui-même…
Claude Simon, relations étrangères

Traduite dans une trentaine de langues, l’œuvre de Claude Simon est aussi traversée par les langues et les littératures étrangères, et témoigne de l’implication de son auteur dans son temps. Une géopolitique de Simon, écrivain de la guerre et des relations avec l’étranger, est une question aujourd’hui d’une réelle actualité. L’Université de Genève, qui a tôt reconnu l’auteur de La Route des Flandres, qui l’a invité à plusieurs reprises à donner des conférences et lui avait consacré un colloque important publié en 1987 (Sur Claude Simon, Minuit) propose les 13 & 14 mai prochains une nouvelle manifestation intitulée "Claude Simon, relations étrangères", à l'initiative de Nathalie Piégay et Jean-Yves Laurichesse. Partiellement retransmise sur Zoom, la rencontre scientifique sera aussi l'occasion le 13 mai à 16h30 d'une table ronde (inscription obligatoire) avec des écrivains d'aujourd'hui : Marianne Alphant, Arno Bertina, Gisèle Fournier, Hédi Kaddour et Sylvain Prudhomme diront comment l’œuvre de Simon continue de marquer leur travail et d’interroger leur rapport au monde et à l’écriture.
De la reconnaissance

La question de la reconnaissance trouve sa configuration la plus courante dans l’anagnorisis théorisée par Aristote dans sa Poétique comme un élément de résolution de l’intrigue, lorsqu’une identité véritable se donne à reconnaître à un moment de paroxysme de l’histoire. Or cette reconnaissance d’une identité revêt de multiples formes au fil de l’histoire de la littérature, comme l'ont montré chacun à leur façon T. Cave et P. Ricœur. À une date où le genre romanesque est encore en voie de… reconnaissance, la question se traduit dans le thème de l’enfant trouvé ou le topos du manuscrit trouvé : la reconnaissance constitue également un enjeu des textes littéraires, lorsqu’elle est mise en œuvre par le lecteur, dans son identification d’un topos, d’une citation, d’une scène, d’un style, d’un auteur ; ou encore lorsqu’elle échoit à certains auteurs et certaines œuvres, canonisés par l’édition, la suite, l’adaptation, la traduction. Aussi diverses ces formes soient-elles, la négociation de la reconnaissance n’en est pas moins, dans tous ces cas, un processus à la fois dynamique et réciproque qui aboutit à un accord, qui a valeur de pacte : la reconnaissance littéraire est aussi une connaissance mutuelle, une invention réciproque de l’auteur et du lecteur de romans… En hommage au Prof. Jan Herman (K.U. Leuven), les études réunies par Nathalie Kremer, Kris Peeters et Beatris Vanacker dans ce nouveau volume de "La République des Lettres" (Peeters éd.) explorent le thème ancestral de la reconnaissance littéraire sous trois angles d’approche: diégétique, comme ressort de l’intrigue à l’intérieur de la diégèse; poétique, comme mécanisme par lequel l’œuvre romanesque se donne à lire et à reconnaître comme fiction; pragmatique, comme facteur de réception et de transmission culturelle des textes de l’Ancien Régime. Ces trois niveaux d’étude de la reconnaissance littéraire consolident et élargissent ainsi les travaux de Jan Herman sur la poétique romanesque du dix-huitième siècle. Fabula vous invite à parcourir la Table des matières et lire l'introduction…
Les archives de Maurice Genevoix entrent à la BnF

De nombreux et généreux donateurs, associés à la Fondation François Sommer, à la Fondation d’entreprise La France Mutualiste et au Fonds du patrimoine du ministère de la Culture, ont permis à la BnF d’acquérir les archives littéraires et personnelles de l’écrivain Maurice Genevoix, à la suite de la souscription lancée le 11 novembre 2021.
Les donateurs, originaires de toute la France ainsi que de l’étranger et âgés de 22 à 98 ans, ont ainsi exprimé leur attachement à la figure de Maurice Genevoix et ont souligné l’importance de la conservation de ses archives. Beaucoup, non sans émotion, ont fait un don pour honorer la mémoire d’un parent qui, ayant combattu durant la Première Guerre mondiale, admirait particulièrement l’écrivain.
Soulèvements sociaux

Depuis 2010, des contestations d'ampleur ont agité bon nombre de contextes nationaux. Si elles renvoient à des situations et des enjeux politiques à chaque fois spécifiques, il existe des expériences partagées et des récits concordants entre eux. Aux ressources argumentatives classiques (lutte contre la précarité, l’injustice, les inégalités économiques, etc.) s’ajoute une revendication à l’élargissement des orientations du vivre, des formes de vie, en somme à une transformation existentielle des manières d’être. Les soulèvements contemporains se singularisent également en tant qu’ils ont tendance à s’accompagner à un moment ou à un autre de violences plus ou moins grandes. Cette recrudescence de la violence, généralement de faible intensité inquiète en particulier devant le constat d’une rupture des pratiques de délibération et d’une incapacité du système démocratique à faire face à la montée des postures radicales, à l’impatience populaire, et aux accès de colère voire de rage.
À l'initiative de Pauline Hachette et de Romain Huët, la récente livraison de la revue Socio étudie ces deux questions centrales, sous le titre "Soulèvements sociaux. Destructions et expérience sensible de la violence" : pourquoi le recours à la violence et à la destruction matérielle attire-t-il au point que nombreux sont ceux qui y prennent aisément une part active ? Et que dit la généralisation des pratiques de violence et de l’agir destructif de notre époque et des attentes existentielles qui se nichent en leur creux ? Que disent ces phénomènes sur notre époque, et sur la façon dont les révoltés s’y prennent pour le domestiquer ?
Promesses d'une littérature mondiale

Il y a quelques années Jérôme David faisait paraître Spectres de Goethe. Les métamorphoses de la "littérature mondiale" (Les Prairies ordinaires), dont l'Atelier littéraire de Fabula avait accueilli un large extrait ainsi qu'un entretien de l'auteur avec Lionel Ruffel, et dont Didier Coste avait rendu compte au sein d'un dossier critique d'Acta fabula intitulé "Anywhere out of the nation". Devenu l'un des animateurs du "Bodmer Lab" voué à valoriser les immenses collections de la Fondation Bodmer, J. David avait fait paraître ensuite une anthologie des textes de Martin Bodmer consacrés à la littérature mondiale, accompagnée d'un essai sur Martin Bodmer et les promesses de la littérature mondiale (les deux titres aux éd. Ithaque). Il réunit aujourd'hui une trentaine d'intervenants pour dispenser un cours en ligne (Mooc) gracieusement offert par l'Université de Genève, qui propose d'explorer les liens entre la littérature et la mondialisation. Se trouve ainsi réhabilitée sous le nom de "littérature mondiale" une modernité esthétique méconnue : celle qui a su faire de la littérature un laboratoire critique des échanges culturels.
Le goût de la publicité

Après Portraits de l'écrivain en publicitaire, un volume de La Licorne édité avec Laurence Guellec aux Presses Universitaires de Rennes, qui s'attachait aux grands noms des belles-lettres qui à l'instar de Valéry, Cendrars, Giono ou Queneau, ont signé des textes publicitaires, et Pages de pub. Anthologie documentaire, établie avec David Martens pour une livraison d'Histoires littéraires, ou encore en amont Circulations publicitaires de la littérature, une livraison d'Interférences littéraires/Literaire interferenties, supervisée par les trois spécialistes, Myriam Boucharenc fait paraître aujourd'hui aux excellentes éditions Champ Vallon L’écrivain et la publicité. Histoire d’une tentation. Car la "déesse publicité", qui triomphe à l’Exposition internationale de 1937, peut se vanter d’avoir séduit de nombreux écrivains, et non des moindres. Mais se souvient-on des slogans, plaquettes et catalogues signés Cocteau, Colette, Cendrars, Valéry et Claudel même, Louise de Vilmorin, Giono, Ponge ou encore Sollers ? De la Belle Époque aux Trente Glorieuses – et jusqu’à aujourd’hui –, de grands noms des lettres ont osé prêter leur talent et parfois leur image aux marques du commerce et de l’industrie, aux nouilles Rivoire & Carret comme aux parfums Lanvin. Illustré d’images d’archives et de collections, cet essai ressuscite l’histoire occultée de cette publicité d’auteur, à lire et à voir : surprenante, drôle, souvent très belle. Il interroge la tentation – celle de vendre l’âme de la littérature au diable marchand –, qui a permis aux écrivains de se médiatiser, de gagner leur vie en divertissant leur plume, non sans enrichir leur œuvre où coule discrètement de l’encre de source publicitaire. Fabula vous invite à parcourir le sommaire… mais aussi et surtout à lire dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula un extrait de l'ouvrage : "Publicité sous influence littéraire".
Mélancolie du genre

Les éditions Amsterdan poursuivent leur entreprise de traduction de l'œuvre philosophique de Judith Butler, qui ne se résume pas au célébrissime Troubles dans le genre : après Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du "sexe" (2009) et Le pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif (2018 pour la nouvelle éd.), elles offrent aujourd'hui La vie psychique du pouvoir. L'assujetissement en théories dans une traduction procurée par B. Matthieussent. Judith Butler s’y emploie à déplier l'ambivalence constitutive du sujet, soumis ou assujetti à un pouvoir extérieur à lui, qui fonctionne simultanément comme sa condition de possibilité, laquelle fait ensuite l’objet d’une occultation et d’un déni. Comment le sujet pourrait-il dès lors affirmer son autonomie et se constituer pleinement comme soi ? En mêlant la théorie sociale, la philosophie et la psychanalyse, en faisant dialoguer des frères ennemis – Hegel et Nietzsche, Freud et Foucault, Hegel et Althusser –, elle étudie les tours et détours empruntés par la formation du psychisme, le rapport du sujet à soi et, enfin, la constitution "mélancolique" de l’identité de genre. Fabula vous invite à découvrir des extraits de l'ouvrage…
Celui qui vécut à Providence (Neo-Lovecrafticon)

Pour la première fois en France, l’intégrale de l’œuvre de fiction de Lovecraft est enfin publiée en français dans une traduction unifiée, réalisée pour les éditions Mnémos par David Camus, qui a consacré dix ans à ce chantier. Cette édition comptera sept tomes, assortis d’un large choix d’essais, de correspondances, de poésies et de textes révisés par l’écrivain, de cartes en couleurs, ainsi que d’études et de très nombreuses notes par les meilleurs experts de l’œuvre… Après Les Contrées du rêve en janvier et Les Montagnes hallucinées en mars, les passionnés pourront se repencher en mai sur L'Affaire Charles Dexter Ward, ce jeune étudiant passionné d’histoire et de généalogie qui, au fil de ses recherches, découvre qu’il est le descendant du sorcier Joseph Curwen, disparu depuis cent cinquante ans… On se souviendra que Samuel Coavoux avait consacré à ce texte intrigant et étouffant un essai dans le volume supervisé en 2011 par B. Lahire, Ce qu'ils vivent, ce qu'ils écrivent. Mises en scène littéraires du social et expériences socialisatrices des écrivains.
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Rappelons à cette occasion l'article de Richard Saint-Gelais sur le Necronomicon accueilli dans la treizième livraison de Fabula-LhT consacré à la "Bibliothèque des œuvres fantômes" : "La lecture des œuvres imaginaires : enjeux et paradoxes".
Proust à l'essai

À la recherche du temps perdu en témoigne à chaque page ou presque : Proust fut toujours partagé, dans son désir d’écrire, entre narration et réflexion. Le volume de la Bibliothèque de la Pléaide publié sous le beau titre d'Essais par Antoine Compagnon, Christophe Pradeau et Matthieu Vernet vient révéler les développements romanesques que recélait chacune de ses œuvres ou entreprises critiques. Il offre notamment un "Dossier du Contre Sainte-Beuve", titre et dispositif plus conformes aux manuscrits conservés, qui montrent comment Proust est passé insensiblement de l'essai au roman : c’est au cours d’une conversation avec sa mère que l’auteur entend critiquer la méthode de Sainte-Beuve ; mais voici que surgissent des personnages, Swann, les Guermantes, un Montargis au profil de Saint-Loup, un Guercy qui annonce Charlus… Ces développements romanesques constituent un nouveau départ pour le roman que Proust désespérait d'écrire : ils signent aussi la fin du projet Sainte-Beuve et expliquent "pourquoi Contre Sainte-Beuve n’existe que dans l’idée qu’on s’en fait". Quant aux nombreux essais – critiques, études, chroniques, entretiens ou amples analyses –, ici plus nombreux que jamais, parus dans les revues et journaux du temps et non recueillis par Proust, ou encore révélés après sa mort, ils témoignent de l’ambition littéraire la plus haute et sont l’accompagnement obligé de la Recherche.
Le cinéma des Lumières

Le cinéma est l’invention des Lumières, il semble qu’on l’ait toujours su. Mais on aura peut-être eu tort de dater sa naissance de 1895, et d’écrire Lumière au singulier. Car il n’était pas impossible de se rendre au cinéma à la fin des années 1750 déjà, et Diderot fut l’un des premiers à installer "comme devant une toile" les spectateurs de son Fils naturel. Il faut en croire Eisenstein : "Diderot a parlé de cinéma". Dans un essai accueilli par la collection "L'esprit des signes" des éditions Mimèsis, Marc Escola nous fait entrer dans Le Cinéma des Lumières, pour une séance sous-titrée Diderot, Deleuze, Eisenstein, et tout entière vouée à méditer ce mot abyssal du réalisateur russe : le cinéma est le fils naturel du théâtre.
Fabula donne à lire l'introduction de l'ouvrage…
(Illustr.: Carmontelle, transparent issu des Quatre Saisons, 1798, Musée du Domaine Départemental de Sceaux).
Le patrimoine de la Comédie française

Initié par un groupe de chercheurs en études théâtrales, emmené notamment par le regretté Christian Biet, le programme de numérisation des Registres de la Comédie-Française touchera bientôt à son terme : depuis sa fondation en 1680, la Comédie-Française conserve en effet des registres journaliers détaillant recettes, dépenses et distributions. Le projet RCF intègre aussi un corpus de critique théâtrale relatif à la programmation de la Comédie-Française, et des propositions pédagogiques articulant recherche, médiation et création.
Aujourd'hui, c'est l'ensemble du patrimoine de la Maison de Molière qui est proposé en ligne sur le Portail La Grange : plus de 100000 notices et 22000 images, dont des maquettes de décors, des "conduites de garçon de théâtre", des manuscrits de rôles ou de souffleurs… Outre les fonctions propres d'une base de données documentaires, le site invite à se glisser dans la peau d'un costumier pour découvrir la documentation sur laquelle il travaille, ou encore chercher des informations sur sa comédienne favorite… On peut aussi laisser le catalogue décider pour nous, pour découvrir au hasard les objets insolites qui composent le patrimoine de la Comédie-Française.
Politiques de la critique

À quelles conditions la critique telle qu’elle se pratique en Afrique francophone peut-elle sortir de son arcboutement sur des formes routinisées pour participer à l’invention des pratiques émancipatrices ? Telle est la question au cœur d'un Essai sur les limites et la réinvention de la critique francophone publié par Kasereka Kavwahirehi sous le titre Politiques de la critique (Hermann). À la recherche d’une fonction sociale effective de la critique à l’ère du creusement des inégalités, l’auteur propose de renouer avec l’esprit de la critique tel qu’on peut le retrouver chez Marx, Nietzsche, Benjamin, Césaire, Foucault et Said, pour qui la critique avait pour ambition de déstabiliser ou de démanteler les structures ossifiées de la connaissance et de l’exploitation, les mythes et les mythologies de la vie quotidienne, d’une part ; d’autre part, de repolitiser et resocialiser la littérature et, surtout, de développer une approche intégrant théorie littéraire et théorie sociale. Sont analysés des romans de Sinzo Aanza, Mariama Bâ, Jean Bofane, Mbougar Sarr, Fiston Mwanza Mujila et un court-métrage de Sammy Baloji.
Sommes-nous ce que nous lisons ?

Sommes-nous ce que nous lisons ? La question hante sans doute tout lecteur, et il n'en est pas de plus profonde, comme viennent le montrer les quatre courts textes de George Orwell écrits pour la presse anglaise entre 1936 et 1946, traduits et réunis par Charles Recoursé aux éditions Fayard-1001 Nuits : Souvenirs de librairie, Les bons mauvais livres, Confessions d’un critique littéraire et Des livres ou des cigarettes. L'auteur de 1984 y fait état de ses expériences de lecteur éclectique, mais aussi de critique littéraire et même de libraire, en déployant son habituel génie visionnaire et son humour ravageur : "C’est lorsqu’on commence à entretenir une relation professionnelle avec les livres que l’on découvre à quel point ils sont généralement mauvais."
Les mots de l'étranger

Les Notes sur la littérature de Theodor W. Adorno ont paru en quatre tomes (le dernier à titre posthume) aux éditions Suhrkamp de 1958 à 1974. Un premier choix de textes avait été mis à la disposition du public français en 1984 par les éditions Flammarion ; depuis lors, les éditeurs francophones ne s'étaient pas précipités pour ménager au public de nouveaux accès à cette mine de réflexions et de propositions. Le volume proposé sous le titre Mots de l'étranger et autres essais. Notes sur la littérature II par Lambert Barthélémy et Gilles Moutot aux éditions Maison des Sciences de l'Homme regroupe l'ensemble des essais et articles qui étaient absents de l'édition de 1984, notamment d'importantes études consacrées à Heine, Kraus, Goethe, Dickens, Proust et Walter Benjamin. De ces études comme des réflexions sur le statut de la ponctuation ou encore sur l’usage des mots étrangers se dégagent les enjeux essentiels de la pensée d’Adorno. Perturbation du sens par la forme, la tension propre au texte littéraire ne sert pas à illustrer quelque thèse philosophique sur le langage ; elle fournit plutôt le modèle de la "dialectique négative" qu’Adorno entendait mettre en œuvre dans le langage — et jusque dans son usage conceptuel.
Initiales S.L.

François Cusset l'avait mis sous les feux des projecteurs en 2003 dans un essai consacré à cette French Theory dont il a été l'infatigable promoteur et peut-être même l'inventeur outre-Atlantique comme un peu plus tard des Cultural Studies ; on ne connaissait guère de lui sur le Vieux Continent que trois articles accueillis par la revue Poétique tout au long des années 1970 : les Presses du Réel (re)donnent la parole à Sylvère Lotringer, disparu en novembre 2021, dans deux volumes d'entretiens : le premier édité par François Aubart et François Piron sous le titre Ce que Sylvère Lotringer n'écrivait pas, où l'intéressé raconte l'aventure éditoriale de la revue Semiotext(e) devenue une maison d'édition, encore vivante aujourd'hui, et les manières de faire qu'il a développées pour maintenir pendant 40 ans une ligne politique fidèle en amitiés et attentive aux pulsations du monde contemporain ; et J'étais plus américain que les Américains, des dialogues avec Donatien Grau qui nous donnent accès à la vie de Sylvère Lotringer, ses amitiés, ses choix, son admiration pour certains des plus grands penseurs de notre temps.
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Remembering Sylvère Lotringer : c'est le titre d'une video mise en ligne sur e-flux en mars 2022.
(Photo: ©Iris Klein)
La théorie littéraire en questions

Les éditions du CNRS poursuivent leur Histoire de la recherche contemporaine, avec un tome X consacré à "La théorie littéraire en questions" et supervisé par Michèle Gally qui introduit cet état des lieux : H. Merlin-Kajman y redit que "La littérature n'est plus au-delà de la morale" ; S. Patron dévoile une "narratologie mise à nu" ; F. Manzari pratique un droit d'inventaire sur ce que la littérature a hérité de la psychanalyse ; M. Collot cartographie les "Tendances actuelles de la géographie littéraire" et P. Schoentjes les "Perspectives écopoétiques" ; G. Sapiro retourne au "Champ littéraire", A.-S. Bories en tient pour les "lectures appareillées", et C. Hanna s'attarde aux "Questions théoriques : une recherche des années 2000."
Une question de politique

Nul n'en doutait vraiment, mais il est toujours bon de le rappeler, et vingt-six écrivains contemporains interrogés par Alexandre Gefen viennent le réaffirmer avec conviction : La littérature est une affaire politique (Éd. de l'Observatoire) : même s’ils réfutent pour la plupart la notion de "littérature engagée", les écrivains français sont loin de prôner une indifférence esthète à l’égard des problèmes politiques de leur pays. Très souvent, ils choisissent de faire de leurs récits un outil d’analyse des inégalités ; pour mieux interroger les discours sociaux, ils tournent autour de l’autobiographie ou du reportage. Ils tentent parfois de prolonger les crises sociétales, ou même de les prévoir ; ils vont de surcroît au-devant des demandes sociales, en participant à des résidences littéraires (en région, à l’hôpital, dans les Ehpad, auprès des jeunes, des migrants). Bref : ils descendent volontiers de cette tour d’ivoire dans laquelle on voudrait les emprisonner. D’Annie Ernaux à Alice Zeniter, en passant par Aurélien Bellanger, Leïla Slimani et Mathias Énard, la littérature d'aujourd'hui est pugnace, et soucieuse de changer la société.
Fabula vous invite à découvrir la Table des matières et l'introduction de l'ouvrage…
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Après La Fiction contemporaine face à ses pouvoirs (COnTEXTES, n° 22, 2019) et Radicalités : contestations et expérimentations littéraires (Fixxion, n° 20, 2020), Justine Huppe, Jean-Pierre Bertrand et Frédéric Claisse font paraître un nouveau volume issu du colloque "It’s Too Late to Say Critique ?" (2019) et des recherches au long cours sur les pouvoirs d’action de et dans la littérature du XXIe siècle menées au sein de l'Université de Liège : Réarmements critiques dans la littérature française contemporaine (P.U. Liège) ; les études ainsi réunies se concentrent sur la critique sociale telle qu’elle se perpétue et se ressource en littérature. Elles s’intéressent aux dialogues entre concepts critiques et production littéraire : théories du contrôle dans l’œuvre d’Alain Damasio, pensée queer chez Édouard Louis, enquête et épistémologie des savoirs situés dans le travail d’Annie Ernaux. Elles s’intéressent d’autre part aux médiations spécifiques de cette portée critique : œuvres (Nathalie Quintane, Arno Bertina, Antoine Volodine, Éric Arlix), éditeurs (P.O.L, Questions théoriques), outils et supports (des bandes magnétiques utilisées par Bernard Heidsieck au vocodeur employé dans le rap), protocoles d’écriture (manifeste, recherche-création), méthodes d’enseignement et pratiques d’évaluation.
(Illustr.: couverture de Personne ne sort les fusils de Sandra Lucbert, Seuil, 2020)
Penser la Poétique

Après un numéro anniversaire consacré au "Dix-neuvième siècle à venir", la revue Romantisme vient soumettre à l'examen la Poétique comme discipline : le récent sommaire supervisé par Philippe Hamon et Vincent Jouve se propose de "Penser la Poétique", et d'étudier – preuves à l’appui – le statut, l’existence, les traces, les points de fixation, les apories, les apports, antécédents, dates et dettes historiques (l’histoire, on le sait, est trop souvent l’impensé des disciplines) à la fois au et quant au dix-neuvième siècle. Fabula vous invite à découvrir le sommaire, intégralement accessible en ligne via la platerforme Cairn.
Un voyage sentimental

Après le succès rencontré par Tristram Shandy (1759), Laurence Sterne décida, en guise sans doute de rituel expiatoire, d’expédier l’un des personnages du roman dans les périples d’un Voyage sentimental. Et c’est ainsi que le pauvre Yorick, simple pasteur et double de l’auteur, traversa la Manche et se retrouva en France, pour aller de ville en ville, de Calais à Moulins, en passant par Paris, en espérant ensuite gagner l’Italie… Les brefs chapitres de ce récit, empreints d’humour, de légèreté et de sensualité, rythment les étapes du voyage. Le narrateur note sur le vif toutes ses impressions : les mœurs étonnantes des Français, les rencontres qu’il fait en chemin, et les battements de son propre cœur. Alexis Tadié propose pour Folio Classiques une nouvelle édition de ce chef-d'œuvre de la littérature de voyage et du spoudogeloion.
Poeta sitiens

C’est enfermer Rabelais que de le réduire aux conventions littéraires. Son ironie exige un terrain plus radical pour exercer ses pouvoirs. Le Maître de la moquerie ne pouvait s’acharner sur les promesses, les vices et les malentendus de la Renaissance sans réveiller des sources plus profondes. Les fameux géants y jouent un rôle de fondation, à condition d’y mêler les textes bibliques et folkloriques qu’ils sollicitent. Le platonisme y est sans cesse convoqué, mais sans se réduire à une orthodoxie néo-platonicienne. L’égyptomanie, la culture des ruines, la philologie homérique, les lois de la souveraineté, les principes même de l’économie et de la production modernes, le grand ronflement de l’obscénité — tout est prétexte à question dans l’encyclopédie pantagruélique. De là à dire que Rabelais, sous ses joyeusetés et autres balivernes, détient une science cachée et abrite un secret enfoui comme l’or, il n’y a qu’un pas. Ce pas, les auteurs rassemblés par Bruno Pinchard et Yoann Dumel-Vaillot dans Rabelais et la philosophie. Poeta sitiens. Le poète assoiffé (Kimé) ne le franchissent pas. C’est ce qui donne à leur enquête toute sa fraîcheur, toute sa retenue et sa capacité à se confronter à l’énigme. Philosophie de Rabelais ? Oui, à condition que par philosophie on entende l’art d’interroger le sphinx.
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Il manquait aux études rabelaisiennes une réflexion sur une catégorie majeure de l’œuvre rabelaisienne, mais peu arpentée pour elle-même : le monstrueux. C'est chose faite avec Les monstres de Rabelais publié par Philippe Simon aux éditions Droz, qui envisage le large bestiaire tératologique qui peuple les romans de Rabelais selon plusieurs biais successifs : sa caractérisation, son archéologie au regard de la philosophie naturelle, son positionnement particulier entrevu sous l’angle de l’histoire de l’art et des représentations du monstre, son économie dans les différents régimes du texte littéraire (narration, énonciation, description, recours intertextuels). Ce parcours permet de mettre au jour les mécanismes d’une herméneutique du monstre qui reproduit dans le cadre du récit – et plus particulièrement par la manière dont les personnages et la voix narrative mettent en mots la rencontre avec des phénomènes naturels étranges – les préoccupations interprétatives du lecteur lui-même face au texte de Rabelais.
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Signalons à cette occasion la réimpression aux Classiques Garnier de l'essai publié en 2006 par Walter Stephens, Les Géants de Rabelais. Folklore, histoire ancienne, nationalisme, traduit par Florian Preisig, et la publication aux mêmes presses, sous le titre Inextinguible Rabelais et à l'initiative de Mireille Huchon, Nicolas Le Cadet et Romain Menini des actes du colloque qui réunit en 2014 une foule dipsodique de "Sorbillans, Sorbonagres, Sorbonigenes, Sorbonicoles, Sorboniformes, Sorbonisecques, Niborcisans, Borsonisans, Saniborsans" du monde entier en Sorbonne et au Château d’Écouen pour fleurer et boire le texte de Rabelais à nouveau(x) frais, ainsi que du volume 2022 de L'Année rabelaisienne, sous la directtion de Nicolas Le Cadet.
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Et rappelons le compte rendu donné pour Acta fabula par Luc Sautin de La Langue et les langages dans l’œuvre de François Rabelais récemment publié par Franco Giacone et Paola Cifarelli (Droz) : "La langue de Rabelais : perspectives critiques".
(Illustr.: Gargantua, par Gustave Doré)
En dilettante

La nouvelle livraison de la revue interdisciplinaire À l'épreuve entend mettre en lumière une notion riche d'une dense histoire culturelle et imaginaire, et pourtant peu discutée, peut-être en raison de ses connotations péjoratives : le dilettantisme, que caractérise un investissement irrégulier et qui peut sembler désinvolte dans une activité. Le dilettante serait un esthète oisif, amateur, non spécialisé… voire un bourgeois égoïste. S'il existe une forte coalescence de la notion dans la littérature française de la fin du XIXe siècle, le pari engagé par Sixtine Audebert, Sara Maddalena et Julie Moucheron qui supervisent ce sommaire a été de décentrer le terme de ses représentations traditionnelles, pour ouvrir une interrogation plus générale sur l'amateurisme dans les domaines artistiques et littéraires. Les contributeurs et contributrices du numéro ont développé leurs réflexions sur le dilettantisme dans des disciplines aussi diverses que la littérature, l'histoire de l'art, les arts du cirque, la philosophie, ou encore les arts plastiques. Bien qu'elles s'appuient sur des méthodes et des corpus très différents, le point commun entre ces approches est qu'elles problématisent la notion d'engagement politique au prisme de la production artistique.
(Illustr.: Vladimir Makovsky, Le Dilettante en Plein Air, 1896)
Affaires de style

Dans Affaires de style : du cas Molière à l'affaire Grégory (Le Robert), Florian Cafiero et Jean-Baptiste Camps viennent révéler au public comment la stylométrie mène l'enquête, en demandant aux linguistes et statisticiens d'unir leurs efforts pour passer au crible les textes et leurs styles. Cette méthode d’investigation, qui prend ses sources chez les scribes de Galilée, s’est solidifiée il y a plus d’un demi-siècle dans les couloirs de Harvard avant d’arriver dans nos tribunaux. L’objectif ? Identifier qui se cache derrière n’importe quel texte. De César à Shakespeare, en passant par les complotistes de l’affaire QAnon, Elena Ferrante ou encore le corbeau de l’affaire Grégory, la stylométrie n’épargne rien ni personne... au point d’élucider certains des plus vieux cold cases et mystères de l’histoire. Pour le meilleur – et pour le pire ? Fabula vous invite à feuilleter l'ouvrage…
Le malin génie de Jean-Paul Sartre

Le caractère fondateur qui a été reconnu de droit à Descartes au regard de toute la philosophie moderne a masqué l’importance toute particulière que les penseurs français lui ont toujours accordée, de fait, dans leur propre édification intellectuelle : Descartes fournit en France moins les idées que la trame qui a servi à les ordonner. Sartre ne fit pas même exception, comme vient le montrer Camille Riquier dans Métamorphoses de Descartes. Le secret de Sartre (Gallimard): toute sa vie durant, il fut tenu par le projet de construire une morale, sans jamais se lasser de conclure : "Et j’ai toujours échoué." Conscient de cet échec où son projet de métaphysique l’a mené, il reconduit les motifs qu’il avait de l’écrire à son enfance : "Ma seule affaire était de me sauver". Il avait cru être au monde ; il a vécu dans l’imaginaire. Il avait bâti tout une œuvre afin de s’y mettre tout entier. Or ce Moi immortalisé, celui auquel il aspirait, c’était secrètement Descartes, médiateur caché dans la pénombre mais qui lui avait tracé un chemin pour le rejoindre. Sartre savait qu’il était en train de récrire les Méditations métaphysiques de Descartes. Fabula vous invite à feuilleter l'ouvrage…
Puissance de la démocratie

Des régimes autoritaires de plus en plus nombreux, capables de pousser au désastre un continent entier ; dans les sociétés démocratiques, une insatisfaction grandissante à l’égard de la politique ; et, dans la plus vieille démocratie du monde, un président jadis star de la téléréalité qui encourage ses partisans à prendre le Capitole d’assaut… Que la démocratie soit en crise et que le temps est venu de la défendre, nul ne peut plus en douter. Or, il nous est d’autant plus difficile de la défendre que nous sommes incapables de la définir. Dans Liberté, égalité, incertitude, sous-titré Puissance de la démocratie (éd. Premier Parallèle), Jan-Werner Müller nous invite ici à revenir à ses fondements : la liberté, l’égalité, mais aussi l’incertitude, à savoir la nécessité de préserver le caractère imprévisible de la vie politique en permettant l’émergence de nouveaux acteurs et de nouvelles idées. Car nous avons affaire à une double sécession, avance l’auteur dans ce livre illustré de nombreux exemples : sécession d’une partie des élites économiques et, en réponse, sécession de ceux pour qui les promesses démocratiques semblent démonétisées. Face à cette menace, il nous faut donner un nouveau souffle aux institutions intermédiaires – en particulier aux partis politiques et aux médias – et encourager la mobilisation citoyenne. Et faire nôtre la conviction affichée par J.W. Müller, qui est aussi un théoricien du populisme : "Rien ne nous autorise à nous montrer optimistes quant à l’avenir de la démocratie. Rien, cependant, ne nous interdit d’espérer et d’agir."
Livres de voix. Narrations pluralistes et démocratie

Avec l’attribution en 2015 du prix Nobel de littérature à Svetlana Alexievitch, "le livre de voix" s’est vu offrir une consécration. C’est sur l’archéologie de ce qu’il faut reconnaitre comme un genre majeur du premier XXIe siècle, et sur ses enjeux épistémologiques, herméneutiques et politiques, que se sont penchés les intervenants du colloque "Livres de voix. Narrations pluralistes et démocratie" qui s’est tenu à Sciences Po les 1er et 2 octobre 2021 à l’initiative d’Alexandre Gefen et de Frédérique Leichter-Flack. De la polyphonie romanesque, qui définissait selon Bakhtine l’ambition du roman moderne à faire entendre les consciences individualisées de ses personnages, aux pratiques d’une nouvelle historiographie faisant cas des voix mineures et excentrées, un modèle, créé dans le laboratoire de la fiction romanesque comme une forme de démocratie du roman, s’est déplacé sur le terrain des sciences sociales pour inspirer des pratiques d’écriture et d’enquête dans la littérature de non-fiction contemporaine. Ni les fictions, ni les non-fictions contemporaines de voix n’avaient jusqu’alors fait l’objet d’une étude globale. C’est à une telle réflexion que les actes de ce colloque ouvrent la voie.
Le critique et son double

Jean-Benoît Puech occupe une place singulière dans la littérature française contemporaine. Depuis quatre décennies, il promène de fervents lecteurs sur une mappemonde de carton-pâte ou dans son "jardin de la France" entre Auvergne et Val de Loire. Ou si ce n’est lui, c’est donc son double. Car le plus souvent, c’est sous d’autres noms que le sien – Benjamin Jordane, Clément Coupèges – qu’il vient vers nous. Comment s’en étonner de la part d’un romancier qui soutint naguère une thèse sur l'auteur "supposé", et dont le premier opus, en 1979, recensait les œuvres inexistantes d’écrivains imaginaires ? La récente parution de La Préparation du mariage est une bonne occasion de découvrir ou revisiter cette œuvre intempestive. Avec pour guides de la récente livraison que la revue Critique consacre au romancier : Charles Coustille, Dominique Rabaté et Alix Tubman-Mary, et avec l’aide de Jean-Benoît Puech en personne (?).
Retrouver les Témoins

Antoine Compagnon lui avait rendu un hommage appuyé dans son cours de 2014 au Collège de France sur "la guerre littéraire", puis dans l'anthologie qu'il avait donnée de La Grande Guerre des écrivains (Folio classique) : Témoins, le maître-livre de Jean Norton Cru (1879-1949), qui constituait un monumental "essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928" était jusqu'ici réservé aux spécialistes. L'édition abrégée établie et préfacée par Philippe Olivera qu'en offrent aujourd'hui les éditions Agone est la première accessible au grand public. L'historien franco-britannique installé aux États-Unis s'y proposait non seulement de "donner une image de la guerre d’après ceux qui l’ont vue de plus près, de faire connaître les sentiments du soldat, qui sont sa réaction directe au contact de la guerre, de faire un faisceau des témoignages des combattants sur la guerre, de leur impartir la force et l’influence qu’ils ne peuvent avoir que par le groupement des voix du front, les seules autorisées à parler de la guerre, non pas comme un art, mais comme un phénomène humain". Il entendait aussi soulever les questions les plus fortes : tous les témoignages se valent-ils ? Peut-on – et sur quels critères ? – évaluer sérieusement leur valeur de vérité ?
Rosario n'est pas mort

Disparu en 2020, Pierre Guyotat n'avait pas eu le temps d'achever le troisième volume de Joyeux animaux de la misère. Les éditions Gallimard en donnent à lire cinq fragments posthumes qui révèlent ce qu'on voit Depuis une fenêtre des environs du bordel, et que décrit un putain à son maître, tandis qu’il se laisse aller au souvenir de son affranchissement… Ce bordel est un théâtre qui ne fait jamais relâche. Nous voilà donc dégrisés : Non, Rosario n’est pas mort et ressuscité comme le laissait entendre la fin de Joyeux animaux de la misère II : l’étranglement n’est pas allé à son terme et la vie continue. Rosario est-il tenté d’abandonner sa défroque de putain ? Toujours est-il qu’il semble bien décidé à fuguer, moto enfourchée entre le fils devant et le père derrière, vers ce monde des humains qui l’attire… Premier inédit de l’auteur à paraître depuis sa mort le 7 février 2020, Depuis une fenêtre offre l’occasion de redécouvrir l’ampleur des mondes fictionnels et l’intensité poétique de Pierre Guyotat.
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Paraît dans le même temps sous la direction de Donatien Grau le premier volume collectif consacré à l'œuvre de Pierre Guyotat (Classiques Garnier), qui offre aussi le dernier entretien donné par l'auteur, resté inédit. Les contributeurs, chercheuses et chercheurs issus d'universités françaises et nord-américaines, mais aussi artistes et écrivains, viennent dire comment cette oeuvre, de Tombeau pour cinq cent mille soldats (1967), à Éden, Éden, Éden (1970) et Idiotie (2018) a profondément transformé la langue française et l'art de notre temps. Fabula vous invite à parcourir la Table des matières… ou à lire les résumés…
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Rappelons à cette occasion les essais de Julien Lefort-Favreau, Pierre Guyotat politique. Mesurer la vie à l’aune de l’histoire (Lux éd, 2018), et la biographie de Catherine Brun, Guyotat Pierre, essai biographique (Léo Scheer, 2005), dont Alain-Georges Leduc avait rendu compte pour Acta fabula dans un article intitulé "Prendre et soulever la matière : Pierre Guyotat". Mais aussi les livraisons que les revues Europe et Critique ont consacrées à l'écrivain, respectivement en 2009 et 2016.
(Illustr. : Autoportrait de Pierre Guyotat)
Aller au diable (et en revenir)

Connaissez-vous vraiment le diable, savez-vous ce qu’il fait et quel est son visage ? Du XVIe au XXe siècle, nombreux ont été ceux qui, en France et en Europe, ont pris la plume pour lui donner corps : théologiens, romanciers, philosophes, simples quidams accusés d’être des sorciers. La sulfureuse Anthologie d'un personnage obscur publiée par Nicolas Diochon et Philippe Martin sous le titre Rencontres avec le diable (Cerf) dresse le portrait évolutif du Malin au cours des siècles. On y trouvera la confirmation que le diable est partout, miroir des peurs et des angoisses de chaque époque.
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Rappelons à cette occasion les comptes rendus proposés par Acta fabula de l'essai de Claude Paul, Les Métamorphoses du diable. Méphistophélès dans les œuvres faustiennes de Goethe, Lenau, Delacroix et Berlioz : "Quoi de neuf ? Faust !", par Michel Brix ; du volume Fictions du diable. De St.Augustin à Leo Taxil (Droz, 2007) supervisé par Françoise Lavocat, Pierre Kapitaniak et Marianne Closson : "Diables et sorcières : naissance d'un topos littéraire", par Laurent Angard ; et de Voyager avec le diable : voyages réels, voyages imaginaires et discours démonologiques (XVe-XVIIe s.), publié par Grégoire Holtz et Thibaut Maus de Rolley (P.U. Paris Sorbonne, 2008) : "Voyager avec le diable", par Lamia Mecheri.
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Et signalons la récente traduction de l'essai de Kurt Flasch, Le Diable dans la pensée européenne (Vrin, 2019), qui revisite le grand récit du progrès de la pensée grâce à ce négatif photographique que constitue la figure du Diable, mais aussi la réédition chez Tallandier de l'essai d'Aldous Huxley datant de 1952 : Les diables de Loudun. 18 août 1634.
La réinvention de l'humanité

À l’origine de l’anthropologie moderne se trouve un homme, Franz Boas, juif allemand né en 1858 qui émigra aux États-Unis et révolutionna les sciences humaines en apportant une base scientifique à ce qu’on appelle aujourd’hui le "relativisme culturel". Il consacra une grande partie de sa vie à l'étude des Inuits et des tribus indiennes de la côte Nord-Ouest des États-Unis, s’attacha à prouver que quelles que soient les différences de couleur de peau, de genre ou de coutumes, l’humanité est une et indivisible, et exerça une indéniable sur Claude Lévi-Strauss. Dans La Réinvention de l’humanité (Albin Michel), Charles King retrace le parcours de cet intellectuel en avance sur son temps et celui de ses élèves, tout aussi anticonformistes et visionnairesque lui, parmi lesquels Margaret Mead, Ruth Benedict, Ella Cara Deloria ou encore Zora Neale Hurston. Ensemble, ces hommes et ces femmes firent profondément évoluer le regard que nous portons sur l’humanité et démantelèrent les mécanismes à l’origine de la xénophobie et du racisme.
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Outre de vastes collectes d’objets, Franz Boas s’est livré pendant des dizaines d’années à une pratique frénétique d’édition de textes indiens. Pour bien des raisons, notamment parce qu’il s’abstenait systématiquement de commenter les textes publiés, les laissant à nu sur des milliers de pages, cette entreprise est déroutante. Dans La Parole inouïe. Franz Boas et les textes indiens (Anacharsis), Camille Josef et Isabelle Kalinowski se proposent d’élucider ses méthodes de travail en se focalisant sur l’attention portée à la transcription puis à la traduction du matériau collecté : comment entendre, comprendre, transcrire et traduire des langues et récits de tradition orale ? Comment, au fond, s’est construit un vaste matériau ethnographique textuel et matériel – dont Claude Lévi-Strauss entre autres a su maintes fois tirer parti ? Autant de questions qui esquissent les contours d’une autre anthropologie possible.
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Rappelons l'essai récent de Noémie Étienne, déjà salué par Fabula : Les Autres et les ancêtres. Les dioramas de Franz Boas et d’Arthur C. Parker à New York, 1900 (Les Presses du Réel, 2020), qui offrait une étude approfondie du dispositif d'exposition du diorama aux États-Unis au début du XXe siècle, lieu de création et de médiation des savoirs, mais aussi de construction politique de l'histoire, entre art, anthropologie et sciences naturelles. Fabula vous invite à (re)découvrir l'introduction de l'ouvrage… Et, toujours disponible au catalogue de la collection Champs-Flammarion, l'édition de l'Anthropologie amérindienne de Franz Boas établie en 2017 par C. Joseph et I. Kalinowski..
Écritures de soi

Le succès rencontré par le Dictionnaire de l’autobiographie. Écritures de soi de langue française (Champion, 2017) a encouragé ses initiatieurs, F. Simonet-Tenant et J.-L. Jeannelle, à poursuivre l’aventure sous la forme d'un site web compagnon, EcriSoi, conçu d'abord comme l’extension scientifique du "Dictionnaire". Mais le site développé par le CEREdI (université de Rouen) et le CELLF (Sorbonne Université) cherche aussi à offrir un large éventail de "ressources pour l'étude des écrits de soi / écrits de vie en France et en Europe". Il souhaiterait avoir également une fonction heuristique à laquelle est dédiée la rubrique "Babel" : y sont proposés une bibliographie des encyclopédies, essais et articles consacrés aux écrits factuels en première personne sous toutes leurs formes, une série de comptes rendus d'ouvrages théoriques publiés en français ou dans d'autres langues européennes, ainsi que des entretiens avec des chercheurs européens dont les travaux sur les écrits de soi comptent particulièrement. Car l'équipe voudrait étendre la réflexion sur les écritures de soi à d’autres espaces linguistiques en Europe, en ouvrant le chantier d'une "Terminologie comparée". S’ajouteront bientôt aux ressources définitionnelles et à la réflexion poétique et comparée sur les écritures de soi dans les langues européennes des extraits ordonnés de corpus avec l'éventail "Ego Corpus". Une rubrique « Thèses » offre en outre un annuaire des thèses soutenues depuis 2015 en langue française sur les écritures de soi.
Corriger et punir

Il faudra un jour écrire un Dictionnaire des dictionnaires, tant le genre rencontre de succès aujourd'hui. Auprès des éditeurs tout au moins : pour le public, c'est sans doute une autre histoire. Il en est un qui devrait toutefois rencontrer la plus grande audience, et l'on s'étonnera que nul n'en ait eu jusqu'ici l'idée : un Dictionnaire du fouet et de la fessée, administré de main de maîtresses par Isabelle Poutrin et Elisabeth Lusset, sur l'autel des Presses Universitaires de France : 248 exemples tirés de l’histoire, de l’art, du droit, de la littérature ou du cinéma, pour une plongée dans l’histoire du droit de correction de l’Antiquité à nos jours. Aussi solide qu'un bois de micocoulier, l'ouvrage analyse des thèmes aussi divers que la parentalité, le couple, l’éducation, le corps, l’érotisme, le monde du travail ou la condition animale, éclairant ainsi les récents débats sur la prévention des violences conjugales ou sur la loi "anti-fessée" de… 2019.
Velan se lève

Professeur, écrivain et critique littéraire, politiquement engagé à l'extrême-gauche (et radié de l'enseignement vaudois pour ses opinions), Yves Velan (1925-2017) est l'auteur en 1959 d'un premier roman salué par Roland Barthes: Je, publié aux éditions du Seuil, qui rencontre un large succès et reçoit le Prix Félix Fénéon et le Prix de Mai. Il publie ensuite deux autres romans, La statue de Condillac retouchée (Seuil, 1973) puis Soft Goulag (Bertil Galland, 1977, réédité en 2017 aux éditions Zoé par Philippe Renaud et Pascal Antonietti), qui obtient le Grand prix de la science-fiction francophone et le Prix Schiller, ainsi qu'un essai: Contre-pouvoir : lettre au groupe d’Olten (Bertil Galland, 1978, récemment réédité par Daniel de Roulet et Jean Kaempfer), avant de s'enfermer dans un silence définitif. Un ultime opus : Le Narrateur et son énergumène paraît toutefois à titre posthume en mars 2018 aux éditions Zoé. Sa riche Correspondance avec Gustave Roud (1949-1974) vient d'être publiée par les soins de Nadia Hachemi et Stéphane Pétermann, ainsi que ses échanges avec Georges Nicole, de 1941 à 1958, dans une édition procurée par Océane Guillemin.
Sous le titre "Actualité, inactualité et poétique d'Yves Velan, l'Université de Lausanne lui consacre une journée d'études le 8 avril prochain. Velan se lève, il faut cesser de rire.
Colombey est une fête

"Bal tragique à Colombey", titrait l'hebdomadare satirique Hara Kiri à la mort du général De Gaulle qui avait ses habitudes dans ce village de la Haute-Marne. Aurélie Chenot vient nous apprendre que Colombey-les-deux-Eglises a été le lieu d'une tout autre fête, et que La Boisserie est entrée dans l'Histoire dès les années 20 : un couple d’Américains, Eugene et Maria Jolas, y avaient élu résidence, pour fonder une revue littéraire internationale, transition, qui publia entre autres, et en feuilleton, l'inénarrable Finnegans Wake de James Joyce. C’est l’histoire de cette étonnante revue et l’aventure de ce couple que raconte Aurélie Chenot dans Colombey est une fête (éd. Inculte). Ou comment un couple d’écrivains et traducteurs passionnés choisirent de s’isoler dans le Grand Est pour travailler à un projet éditorial sans précédent, qui attira toute une galaxie d’écrivains et d’artistes : Gertrude Stein, Marcel Jouhandeau, Desnos, Gide, Soupault, Max Ernst, Marcel Duchamp, Calder…
(Eugène Jolas et James Joyce corrigeant "Finnegan's Wake", 1938, ©Gisèle Freund)
Les objets : mode d'emploi

Il y a quelques mois, Marta Caraion se demandait Comment la littérature pense les objets dans un essai sous-titré Théorie littéraire de la culture matérielle (Champvallon), dont Fabula donnait à lire l'introduction "Pour une lecture matérialiste des objets en littérature", et accueillait un extrait à l'entrée "Chose" de l'Atelier de théorie littéraire. Elle y montrait que la littérature assure un rôle essentiel dans la constitution d’une pensée critique de la culture matérielle de l’âge industriel : avant les sciences sociales et la philosophie, les textes littéraires, à partir des années 1830, problématisent les mutations d’une culture matérielle en expansion et l’ébranlement que celle-ci provoque dans l’ordre des catégories existentielles et esthétiques.
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Les éditions Premier Parallèle inaugurent cet automne une série "La vie des choses" avec L'étrange et folle aventure du grille-pain, de la machine à coudre et des gens qui s'en servent de Gil Bartholeyns et Manuel Charpy, qui nous invitent à ouvrir tous les objets qui nous entourent, pour explorer la façon dont ils ont bouleversé la vie quotidienne depuis le XIXe siècle, en ville comme à la campagne, en Europe et à travers le monde ; pour redonner à la culture matérielle ses lettrees de noblesse, un essai de David Enon, La vie matérielle mode d'emploi, vient exaucer le vœu bien connu de G. Perec (“Ce qu'il s'agit d'interroger, c'est la brique, le béton, le verre, nos manières de table, nos ustensiles, nos outils”) : connaissez-vous la hauteur d’une assise ou d’une table, la largeur d’une porte, la dimension d’une place de parking, le poids d’un mètre cube de bois ?
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Nos objets viennent nous dire aussi que Les temps ont changé (PUF), selon le titre donné par Arlette Camion à un essai de "sociologie amusante": partant du constat que la vie quotidienne a davantage changé depuis sa naissance que durant tout le siècle précédent, elle évoque des objets comme la balance romaine, le filet à crevettes, la couchette de seconde classe, les ventouses ou la gamelle de l’ouvrier, qui émeuvent comme les témoins oubliés du monde d’hier ; et plutôt que de déplorer la perte d’une réalité qui fut celle de son enfance, elle s’étonne, s’interroge et prend le parti de l’humour. Fabula vous invite à lire un extrait de l'ouvrage…
—Les objets ne sont pas figés dans l'immobilité en attente de l'usage que nous en ferons : le volume supervisé par A. Fennetaux, A. M. Miller Blaise et N. Oddo sous le titre Objets nomades. Circulations matérielles, appropriations et formation des identités à l'ère de la première mondialisation, XVIe-XVIIIe s. (Brepols) propose de suivre les pérégrinations d’objets rendus nomades par le développement du commerce et des échanges à l’époque moderne pour tenter d’en cerner les contours. Laques, minerais, plumes chatoyantes, coquillages mais aussi espadrilles, porcelaine, cotonnades, tapis, pipes, colliers wampum, chapelets et fumi-e (ou 踏み絵)… y sont envisagés tour à tour comme archives, produits d’un ensemble de techniques et de savoir-faire, motifs ou formule picturale, éléments de récit.
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Plusieurs de ces titres et bien d'autres sont inscrits au sommaire d'un prochain dossier critique que la revue des parutions Acta fabula consacrera à la culture matérielle sous le titre "Les objets, modes d'emploi" : tous ceux et celles qui voudraient prendre les objets en mains sont les bienvenu.e.s !
Walter & Asja

Une passion totale, à la fois sentimentale, physique, intellectuelle et politique, voilà ce que suscita chez le philosophe Walter Benjamin une femme beaucoup plus connue et libre que lui à l’époque, mais rendue invisible aujourd’hui : Asja Lacis, pionnière du théâtre politique pour les enfants, intime de Brecht, immergée dans la révolution soviétique et qui l’initia au marxisme. Rencontrée à Capri en 1924, elle fut son alpha et son oméga, il fut partout sur ses traces, à Riga comme à Moscou ou Berlin, la croisa et la recroisa tandis qu’elle vivait sa vie, jusqu’à ce que leurs destins se séparent tragiquement : Asja sera déportée en camp de travail et Walter se suicidera en fuyant les nazis. Dans Walter et Asja (Payot), Antonia Grunenberg brosse le portrait de ce couple de feu, en dessinant de larges pans de l’histoire intellectuelle des années 1920 à l’après-guerre qui défile, celle de la violence, des espoirs aussi, celle des idées et celle du théâtre, dont on doit se souvenir qu’il est un creuset de la politique.
Frères d'eau

Fraîchement débarqué à New York pendant une permission, Wesley, jeune matelot, se joint dans un bar à une bande de joyeux lurons. Fasciné par leurs courants de pensée, il s’enivre, entre autres, de leur conversation. L’un d’entre eux, Bill, est particulièrement touché par Wesley et son existence si libre. Au petit matin, sur un coup de tête, Bill décide de dire adieu à sa vie de professeur à Columbia afin de rejoindre la marine avec Wesley. Les voici tous deux partis pour une grande aventure existentielle, d’abord sur la route sans un sou dans le but d’atteindre Boston, puis pour s’embarquer sur le Westminster, direction le Groenland…
Les éditions Gallimard mettent à l'eau le tout premier roman de Jack Kerouac, écrit à la main à l’âge de vingt et un ans, resté inédit en français. L’océan est mon frère dévoile déjà toute la virtuosité d'un romancier à l’écriture intempestive, capable d'enflammer n'importe quel dialogue, pour faire droit aux sentiments de liberté et de fraternité. Fabula vous invite à feuilleter le livre…
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Paraît dans le même temps chez le même éditeur, mais dans la collection "Poésie", Mexico City Blues, le grand œuvre poétique d'un jazzpoet passionné de blues, composé de 252 chorus, écrit à Mexico en 1955, nourri de marijuana et d’élans mystiques, au lendemain d'une initiation au bouddhisme par Allen Ginsberg. D’une extrême liberté, spontanée, folle, sauvage, joyeuse ou désespérée tour à tour, l’écriture de l’icône de la beat generation tient du vertige, entre rythmique et mystique.
Fabulae insularum

Bilbo le Hobbit, les Chroniques de Narnia et Le Seigneur des anneaux ont habitué leurs lecteurs à rencontrer dans le livre une ou plusieurs cartes des territoires qu'ils décrivent. En allait-il de même pour les lecteurs des fictions de la première modernité, entre les XVIe et XVIIIe siècles ? Dans Cartes et fictions (XVIe-XVIIIe siècle), qui paraît dans quelques jours aux éditions du Collège de France, Roger Chartier nous fait arpenter ces terres imaginaires, des itinérances de don Quichotte et menant jusqu’aux éditions vénitiennes d’œuvres de L’Arioste et de Pétrarque. L'enquête s’attache principlament à deux généalogies. La première, anglaise, donne à voir les périples d’un voyageur imaginaire présenté comme bien réel : elle conduit des Voyages de Gulliver de Jonathan Swift à L’Utopie de Thomas More. La seconde, française et allégorique, a pour origine la Carte de Tendre, insérée dans la Clélie de Mademoiselle de Scudéry, et inclut les cartes galantes ou polémiques qui l’ont imitée. Selon les époques et les lieux, les cartes des fictions ont représenté des mondes à l’envers, satiriques, critiques ou utopiques ; elles ont brouillé la distinction entre le monde du livre et celui du lecteur ; elles ont aussi nourri la raison et les rêves, au-delà même de la lettre du texte.
Le temps du théâtre

Les éditions Actes Sud poursuivent l'édition du précieux Journal de travail de Patrice Chéreau avec un tome IV qui couvre les années 1974-1977, et publient dans le même temps un recueil de Portraits et aveux des maîtres du théâtre européen signé par Georges Banu sous le titre Les Récits d'Horatio : un panorama personnel associant témoignages biographiques et aphorismes théoriques, qui réunit Jerzy Grotowski, Peter Brook, Ariane Mnouchkine, Eugenio Barba, Giorgio Strehler, Patrice Chéreau, Peter Stein, Robert Wilson, Krzysztof Warlikowski, Anatoli Vassiliev et Pippo Delbono… Fabula vous invite à lire un extrait de l'ouvrage… La même collection "Le temps du théâtre" nous avait déjà offert Les mille et une définitions du théâtre et un Hamlet à l'impératif d'Olivier Py, qui faisait du personnage d'Hamlet notre contemporain et le dépositaire de toutes les interrogations éthiques. Le temps du théâtre, c'est aussi celui qui nous propose à chaque représentation de Sauver le moment avec Nicolas Bouchaud.
(Illustr.: La Dispute de Marivaux, m.e.s. de P. Chéreau, Théâtre de la Musique, 1973. Photographie ©Nicolas Treatt)
Pornotopie

"Je voulais faire de ce Manoir une maison de rêve. Un lieu où travailler et aussi s’amuser, sans les problèmes et les conflits du monde extérieur. À l’intérieur, un célibataire avait le contrôle total de son environnement. Je pouvais passer de la nuit au jour, visionner un film à minuit et commander à dîner à midi, avoir des réunions au milieu de la nuit et des rendez-vous galants l’après-midi". Tel était le projet de Hugh Hefner, le créateur du magazine Playboy et concepteur du fameux Manoir à l’intérieur duquel il va se confiner pendant plus de quarante ans. Publié pour la première fois en 1953, Playboy n’a pas seulement été le premier magazine érotique populaire des États-Unis ; il a également fini par incarner un style de vie entièrement nouveau, construisant une série d’espaces multimédia et utopiques : manoir, penthouse, clubs, hôtels… tous ultraconnectés, comme s’ils préfiguraient l’ère contemporaine de l’incessante émission-réception d’images et d’informations et d’une vie conçue pour se donner en spectacle. Dans Pornotopie. Playboy et l'invention de la sexualité multimédia (Seuil), Paul B. Preciado étudie les relations stratégiques entre l’espace, le genre et la sexualité dans des sites liés à la production et à la consommation de pornographie hétérosexuelle restés en marge des histoires traditionnelles de l’architecture : garçonnières, lits rotatifs multimédias ou objets de design. En combinant les perspectives historiques avec la théorie critique contemporaine, la philosophie de la technologie et un éventail de sources primaires transdisciplinaires – Sade, Ledoux, Restif de la Bretonne, Giedion ou Banham, traités sur la sexualité, manuels médicaux et pharmaceutiques, journaux d’architecture, magazines érotiques, manuels de construction et romans –, Pornotopia explore l’utilisation de l’architecture comme technique biopolitique pour gouverner les relations sexuelles et la production du genre pendant la guerre froide aux États-Unis, et raconte la genèse de la nouvelle masculinité hétérosexuelle des réseaux sociaux d’aujourd’hui.
Écrire à l'écoute

Au fil d’une amitié longue de vingt-cinq ans, Antonio Tabucchi et son traducteur français Bernard Comment ont beaucoup échangé, et réalisé quelques entretiens de référence, pour des revues ou sans but de publication immédiate. Dans les échanges réunis sous le titre Écrire à l'écoute (Seuil, Fiction & Cie), ils évoquent, dans une profonde complicité, les pouvoirs de la littérature, mais aussi différents livres d’Antonio Tabucchi, et ce qu’il en coûte d’écrire, comme arrachement de soi. Le volume s'ouvre sur un portrait de l'écrivain par Bernard Comment, qui rappelle la force littéraire de l’œuvre de Tabucchi, largement construite sur l’allusion et l’understatement, mais aussi l’engagement d’un homme qui a vu avant tout le monde et mieux que quiconque les dérives à l’intérieur du système démocratique, et qui a dénoncé la prise de pouvoir de Berlusconi comme laboratoire méphistophélique de l’Europe. Pour son malheur, il avait terriblement raison.
Comment se sortir d'une tragédie en 24 heures ?

Après un manuel d'Exercices de théorie littéraire aussi salutaire que désopilant (Presses de la Sorbonne nouvelle), Florian Pennanech et Sophie Rabau, les Brett Sinclair et Daniel Wilde de la théorie littéraire, viennent relever un nouveau défi dans Mission : Comédie, ou Comment se sortir d'un tragédie en moins de 24 heures (Les Belles Lettres). Comme dans Amicalement vôtre (The Persuaders), ils sont deux, ils se détestent, mais ici ils sont profs, et ensemble, ils ont vingt-quatre heures pour changer quatre tragédies en comédies, à l'appel du directeur d’une scène nationale contraint par les nouvelles directives du Ministère de la culture. Quand la programmation ne compte que des tragédies, comment offrir aux masses l’indispensable divertissement auquel elles aspirent légitimement dans le sombre contexte que traverse le pays ? Les deux enseignants-chercheurs, l’un spécialiste de comédie et l’autre de tragédie, vont le tirer de ce mauvais pas, en transformant par d'efficaces variantes, et en vingt-quatre heures chrono, Œdipe-Roi, Roméo et Juliette ou Andromaque en comédies. Fabula vous invite à découvrir les premières pages de cet essai…
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Sophie Rabau, qui était naguère parvenue à changer Carmen (Anacharsis), vit désormais dans l'intimité de sa plus illustre interprète, et dans un premier roman qui inaugure la collection "Les Audacieuses" des éditions Les Pérégrines, où elle veut Embrasser Maria : à quatre-vingt-quinze ans, alors qu’elle vit toujours dans l’ancien appartement de Maria Callas avenue Georges Mandel, à Paris, la plus vieille amie de la diva, prénommée Sophia, confie ses souvenirs à un mystérieux musicien qui veut en savoir plus sur la cantatrice. Sophie Rabau se glisse dans les interstices de l’histoire pour nous conter ce qu’a peut-être été la vraie vie de la Callas : un opéra qu’elle a elle-même mis en scène.
Les petites mains

Après Une histoire émotionnelle du savoir (XVIIe-XXIe siècles), Françoise Waquet nous fait entrer Dans les coulisses de la science, qui paraît aux mêmes éditions du CNRS avec ce sous-titre : Petites mains et autres travailleurs invisibles. Car l’histoire de la science ne met en pleine lumière qu'une élite de chercheurs, des pionniers, le plus souvent des hommes, une élite encore magnifiée par le culte de l’excellence : une aristocratie sans peuple. Reste dans l’ombre une population d'invisibles qui font la réalité de la recherche. Fondé sur une documentation exceptionnelle réunie au long d’un vaste parcours dans le monde du savoir, du XIXe siècle à aujourd’hui, l'ouvrage donne à voir la présence nombreuse dans les institutions de la science d’ingénieurs et de techniciens, de secrétaires et de personnels de service, de précaires et de bénévoles ; il révèle aussi, derrière l’œuvre, des filles et des épouses assistant un père, un mari… Écouter cette population laborieuse, c’est saisir le vécu de travailleurs subordonnés, entendre la demande de considération de l’individu laborans pour son travail et sa personne, autrement dit son désir de reconnaissance, déjà au sens le plus élémentaire : être vu, exister.
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C'est l'occasion de (re)dire notre reconnaissance à toutes les petites mains qui font tous les jours (ou ont fait autrefois) la vie de Fabula…
Le vrai du faux

À l'ère des fake news et autres faits alternatifs, il est revigorant de relire ce qu’Umberto Eco avait à dire sur le sujet. Dans Reconnaître le faux (Grasset), l'écrivain italien resté sémiologue, déconstruit avec sa clarté et son gai savoir habituels, les notions de mensonge, de faux et de falsification, dont il a si souvent joué dans ses fictions. L’humaniste emprunte autant à l’histoire de la logique, à la philosophie du langage qu’à la littérature, pour nous parler d’éthique, de mauvaise foi, d’ironie et d'authenticité. Car encore faut-il connaître la vérité pour mentir tout en disant le faux… Eco nous rappelle ainsi que notre capacité à évoluer dans le monde avec sécurité se fonde sur le contrat social, et que notre meilleur allié contre les mensonges et les falsifications reste le temps puisque – presque toujours – celui qui ment ou falsifie finit par être découvert.
La pensée a-t-elle un style ?

Que nous dit le style d’un philosophe sur sa pensée ? Que fait le style à la pensée ? Ces questions se posent avec une acuité particulière au tournant des années 1970 en France. Sur fond d’une vivacité inédite d’échanges entre littérature, linguistique et philosophie voit le jour un ensemble d’œuvres philosophiques dont celles de Derrida, Lyotard, Deleuze et Guattari sont exemplaires, qui partagent l’ambition de reconfigurer le logos par leur style. Dans La pensée a-t-elle un style ? (Presses Universitaires de Vincennes), Mathilde Vallespir se propose de saisir ce geste philosophique. Elle cherche ainsi à dévoiler en quoi le style comme lieu vif du texte est la condition même d’une réinvention de la philosophie. Fabula vous invite à lire un extrait sur le site de l'éditeur…, mais aussi à redécouvrir le tout premier sommaire de la revue Fabula-LhT : "Les philosophes lecteurs".
Le rêve des machines

“En ce qui nous concerne, nous consommateurs, nous sommes en premier lieu, bien que nous soyons richement servis, serviteurs : ou plutôt justement parce que nous le sommes si richement. Ceci signifie qu’il nous est attribué une tâche spéciale, celle de faire disparaître tous les produits par notre ‘travail de consommation’, afin de rendre nécessaire, par ce faire-disparaître, la production des prochains produits. Lorsque vous savourez votre Coca-Cola ou votre Chesterfield, vous remplissez votre devoir d’employé et vous le savourez pour la production ; ou plus exactement : le fait que vous le savourez, la firme le savoure, elle consomme avec jouissance votre jouissance de consommateur ; et c’est seulement parce qu’elle le savoure que vous devez le savourer.” En 1960, Francis Gary Powers, pilote américain, est arrêté en mission en URSS en pleine Guerre froide. Günther Anders, inquiet des conséquences de cette arrestation et du risque de guerre nucléaire, écrit au pilote incarcéré. Sa Lettre sur l’ignorance reste sans réponse. Il en écrit alors une seconde : Le Rêve des machines, restée inédite en français comme en allemand. Le volume publié par les éditions Allia rassemble ces deux lettres qui éclairent l’évolution de la pensée d’Anders et ses thèmes de prédilection : risque nucléaire, machinisation du monde, suprématie de la consommation... Fabula vous invite à lire un extrait de l'ouvrage…
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De Günther Anders, les éditions Fario nous avaient offert sous le titre L'homme sans monde un volume d'Écrits sur l'art et la littérature. Dans les œuvres littéraires ou artistiques de son temps, le théoricien cherchait la vista qui les anime plus ou moins secrètement, la façon dont elles disent ou révèlent l'époque : elles en sont à la fois le creuset et le fruit. Les décennies traversées, à Berlin ou dans les exils parisiens et américains, depuis la fin de la guerre de 14-18 jusqu'à l'ère de nucléarisation du monde, sont, par sa lecture ou ses analyses, en quelque sorte mises à nu. Derrière l'abondance de la production de biens tant matériels que symboliques, apparaît la condition misérable des hommes de ce temps : privés de ce qui avait donné, depuis des siècles, à ce qui ne s'appelait pas encore la "culture", une indiscutable légitimité, une inébranlable assise : un monde, un monde à eux.
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On peut lire dans Acta fabula le compte rendu par Laude Ngadi Maïssa d'une récente livraison de la revue Europe consacrée à G. Anders. Rappelons encore la récente parution du volume Günther Anders et la fin des mondes (Classiques Garnier), sous la direction de Ninon Grangé, Pierre-François Moreau et Frédéric Ramel.
Réviser ses classiques

Après "Les œuvres du matrimoine" inaugurée en janvier dernier pour donner une nouvelle visibilité aux autrices éditées entre le XVIIIe et le début du XIXe siècle, les éditions Flammarion invitent aujourd'hui à (re)découvrir leurs classiques, avec la collection de petits volumes anthologiques "Osez (re)lire", également initiée par Astrid Chauvineau, l’éditrice de Librio. Chaque titre vient offrir 25 à 30 extraits pour arpenter toute l'œuvre d'un auteur canonique, précédés d'une introduction générale et de brèves présentations, le sous-titre affichant pour chacun le fil rouge de l'anthologie ou une clé de lecture. Parmi les cinq premiers titres qui paraissent ces jours-ci : Osez (re)lire Molière : 25 extraits pour se tordre de rire, avec une introduction de Claude Bourqui et Marc Escola que Fabula donne à lire dans son intégralité…
Mais aussi : Osez (re)lire Proust : 25 extraits pour rattraper le temps perdu avec une introduction d’Alice Jacquelin, Osez (re)lire Hugo : 25 extraits pour se sentir immensité avec une introduction d’Emilie Sermadiras, Osez (re)lire Zola : 30 extraits pour faire éclater la vérité avec une introduction d’Aline Marion, Osez (re)lire Baudelaire : 25 extraits pour changer la boue en or avec une introduction d’Elise Benchimol.
Les romans des poètes

On ne le sait pas assez, ou on ne veut pas s'en souvenir vraiment : au cœur des Années folles, toute une constellation de poètes est partie à l’aventure du roman. D’Apollinaire à Supervielle – en passant par Albert-Birot, Beucler, Cendrars, Cocteau, Delteil, Grey, Havet, Jacob, Jouve, Mac Orlan, Morand, Reverdy, Salmon ou encore Soupault –, nombreux sont les écrivains modernistes à explorer le genre déjà dominant de la production littéraire. Dans un climat d’émulation collective, ils expérimentèrent les formes romanesques selon des formules insolites : non seulement pour perturber les conventions réalistes, mais aussi pour tonifier le genre en variant ses proportions, ses rythmes, ses énonciations, ses personnages – afin de les accorder au "profond aujourd’hui"… Avec Une saison dans le roman, sous-titré Explorations modernistes : d'Apollinaire à Supervielle 1917-1930 que publient les éditions José Corti, Émilien Sermier se propose de combler une lacune dans l'histoire du roman au XXe siècle. Dans une perspective sociopoétique, il montre comment, en marge des œuvres canoniques de Proust ou de Joyce, et à l’écart du surréalisme, ces textes modernistes de langue française participent au renouvellement mondial du genre. Ainsi réhabilite-t-il un corpus longtemps déclassé, ou mal classé, pour rappeler qu’il a existé en France – et bien avant le Nouveau Roman – un "roman nouveau".
Fabula vous invite à parcourir la Table des matières…, et donne à lire l'introduction de l'ouvrage…
Le soleil sous les armes

Jean Sénac, homme de radio, poète et militant politique algérien s’engagea dès le début de la guerre de libération nationale algérienne au côté du FLN et offrit ses compétences en termes d’écriture, de journalisme et d’édition pour soutenir l’indépendance de son pays. Poète prolifique, il ne cessa de soutenir les droits des peuples, d’écrire contre le colonialisme et l’aliénation tout en encourageant de nombreux jeunes poètes algériens. Attaqué vigoureusement pour son homosexualité mais aussi pour sa liberté de pensée dans une Algérie qu’il voulait ouverte et socialiste, il fut petit à petit mis à l’écart, menacé jusqu’à être assassiné en 1973 à Alger. Il laissa une œuvre poétique impressionnante de réalisme, de force politique et d’espoir populaire ainsi que des écrits louant une culture nationale révolutionnaire. Préfacé par Nathalie Quintane, Le soleil sous les armes publié par les éd. des Terrasses regroupe le seul essai écrit par Jean Sénac en 1957, et un recueil de poésie et d’hommages au poète algérien paru en 1981, Jean Sénac vivant. Sous-titré Éléments d’une poésie de la Résistance Algérienne, l'essai, qui reprenait le texte d'une conférence donnée à Paris à l’initiative de l’Union des Étudiants de la Nouvelle Gauche, venait braver la censure française pour servir la cause algérienne auprès de l’opinion publique française, en offrant aussi une première anthologie de la poésie algérienne. Jean Sénac vivant nous redonne des textes d'hommage signés par Jean Dejeux, Jean Pélégri, Robert Llorens, Emmanuel Robles, Eugene Evtouchenko… mais aussi deux des derniers recueils de poésie de Sénac : A-Corpoème et Les Désordres.
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Comment être utile dans un contexte de colonisation et de guerre de libération ? C’est la question qu'eurent aussi à se poser le Béarnais Pierre Bourdieu et le Kabyle Abdelmalek Sayad en pleine effervescence révolutionnaire. Dès leur première rencontre, à l’Université d’Alger, en septembre 1958 (ils ont 25 et 28 ans), va se nouer une forte amitié intellectuelle sur la base d’une même volonté de comprendre et de changer le cours des choses. Amín Pérez leur rend hommage dans Combattre en sociologues, un essai que Fabula salue plus longuement dans sa rubrique "Débats"…
Haïti, des vies à pied d'œuvre

La revue A contrario consacre un sommaire à "Haïti : les vies à pied d’œuvre", en réunissant des auteur·e·s haïtien·ne·s et non haïtien·ne·s, des femmes et des hommes, des jeunes et des aîné·e·s, pour tenter de "penser ensemble ce qui remet, malgré tout, les vies à pied d’œuvre dans un contexte souvent contraire au désir d’avancer". Plutôt que de regarder Haïti de loin ou de haut, comme les médias nous incitent à le faire, il s'agit ici proposer un regard de près, depuis le bas, sur des fragments de réalités quotidiennes qui passent souvent totalement inaperçus, et qui sont pourtant si importants lorsqu’on cherche à saisir un tant soit peu ce qui se joue dans la réalité quotidienne. Et redevenir pleinement sensibles aux manières infinies avec lesquelles les enfants, les femmes et les hommes répondent de ce qui leur arrive et naviguent dans les méandres de la vie quotidienne.
Combattre en sociologues

Comment être utile dans un contexte de colonisation et de guerre de libération? C’est la question que se posent le Béarnais Pierre Bourdieu et le Kabyle Abdelmalek Sayad en pleine effervescence révolutionnaire. Dès leur première rencontre, à l’université d’Alger, en septembre 1958 (ils ont 25 et 28 ans), va se nouer une forte amitié intellectuelle sur la base d’une même volonté de comprendre et de changer le cours des choses. Inscrit en licence de psychologie, instituteur dans la banlieue algéroise, Sayad milite au sein des libéraux, mouvance qui rassemble plusieurs tendances politiques progressistes favorables à l’indépendance de l’Algérie, mais distantes des mouvements nationalistes et fondant leur projet sur une fraternité entre «Algériens» et «Européens». Proche lui aussi de cette mouvance, Bourdieu, qui enseigne la philosophie et la sociologie, vient de publier son premier ouvrage, Sociologie de l’Algérie, où il analyse les fondements de la société algérienne et les conséquences sociales de la guerre... Bourdieu et Sayad s’opposaient à la vision philosophique et la posture gauchiste de Sartre-Fanon parce que leurs enquêtes de terrain leur avaient montré que la plus grande partie de la population, dont le sous-prolétariat paysan, ne disposait pas des ressources nécessaires pour tenir un rôle messianique ni se projeter versune société démocratique socialiste postcoloniale. Dans un essai enté sur son travail de recherche pour sa thèse de sociohistoire (avec Gérard Noiriel) et qui paraît aux éditions Agone sous le titre Combattre en sociologues. Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad dans une guerre de libération (Algérie, 1958-1964), Amín Pérez nourrit son récit des archives publiques et privées de Bourdieu et de Sayad (dont leur correspondance, ainsi que celle de chacun d’eux avec Mouloud Feraoun, Himoud Brahimi, André Nouschi, etc.) complétées d’entretiens avec les survivants de ces années à Alger.
Pendant que les champs brûlent

Le poète Georges Séféris naît en 1900 à Smyrne, dans une famille grecque qui en sera chassée par les Turcs lors de la "grande catastrophe" de 1922 qui marque la fin de l’Hellénisme d’Asie mineure. Dès lors, dans les pages du journal qu'il tint pendant toute sa vie, Séféris tentera de répondre aux contradictions inhérentes à ce qu’est devenue la Grèce : un petit pays dont l’indépendance et l’intégrité territoriale sont sans cesse menacées, mais un pays avec une immense tradition. Comment, en poète qui a choisi d’écrire en grec, redonner une vie littéraire à la langue populaire de son pays, afin de renouer avec la vérité de l’Hellénisme, "caractérisé par l’amour de l’humain et de la justice" ? Comment, alors qu’on gagne sa vie comme fonctionnaire auprès des gouvernements successifs dans une période particulièrement troublée, affronter "l’épreuve inévitable" et ne pas céder au découragement quand on constate chaque jour que les hommes au pouvoir ne sauraient être à la hauteur de cet idéal ? L’édition grecque du journal compte neuf volumes, dont les premiers paraissent trois années après la mort de Séféris survenue en 1971, et le tout dernier en 2019. Denis Kohler en avait traduit en français des pages choisies au Mercure de France en 1988. Gilles Ortlieb, qui avait déjà traduit pour les éditions du Bruit du temps Six Nuits sur l’acropole, l’unique roman de Séféris, donne aux mêmes éditions la première traduction intégrale des quatre premiers volumes du journal, sous le titre Journées 1925-1944 : on y voit un poète mûrir son œuvre, pendant qu' autour de lui le monde s’effondre. Danielle Leclair en rend compte pour Acta fabula : "Les travaux et les jours de Georges Séféris"…
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La revue Europe consacre dans le même temps un cahier à Georges Séféris, coordonné par Myriam Olah. Le sommaire rend compte de l'éventail des formes pratiquées par le Prix Nobel de littérature 1963 ,tout à la fois poète, diariste, épistolier, romancier, essayiste, traducteur, et rend hommage à sa langue "si simple, proche du langage de tous les jours, de l’oraison du matin et du soir, mais toujours consacrée par la solennité poétique", comme l'écrivain Gaëtan Picon. Cette 115e livraison de la revue Europe lui offre de voisiner avec Gilles Ortlieb, "écrivain flâneur, voyageur sans bagages, aventurier de la lenteur, archéologue des friches et des jachères, scribe de l’effacement, géographe de l’âme du monde". Fabula vous invite à découvrir découvrir le détail de ce double sommaire…
Ni ruines, ni cabanes : l'utopie radicale

Des événements qui, il y a peu, relevaient de l’improbable, de scénarios du pire, ou de la dystopie, sont désormais notre quotidien. La science-fiction est devenue notre réalité. Nous vivons dans un chaos qui s’intensifie même si, ici ou là, fleurissent sur les ruines du capitalisme des utopies concrètes, localistes et réalisables, des cabanes et des refuges. Mais ces utopies ne sont-elles pas souvent concédées, dans les marges, par ceux-là mêmes qui promettent la colonisation de l’espace et les cités autosuffisantes pour milliardaires ? Dans Utopie radicale. Par-delà l'imaginaire des cabanes et des ruines (Seuil), Alice Carabédian vient rappeler qu'il y a urgence à revendiquer des lieux où se déploieraient en totale liberté nos imaginaires. L’utopie radicale peut répondre à l’extrémité des désastres actuels et à venir. Nous pouvons et devons rêver de technologies et de rencontres intergalactiques émancipatrices et ne pas laisser ce pouvoir aux seuls capitaines des vaisseaux capitalistes.
Comment Ricœur a transformé les études narratives

Les trois volumes de Temps et récit, publiés par Paul Ricœur au milieu des années 1980, ont sans nul doute joué un rôle décisif dans le "tournant narratif" opéré par les sciences humaines et sociales à cette même date. P. Ricœur y affirmait que la fiction et l’historiographie, bien que formellement différentes, reconfigurent notre expérience temporelle à travers une opération de "mise en intrigue", soulignant ainsi le lien, mais aussi le décalage, entre l’expérience et sa mise en récit. Se trouvait ainsi mis en évidence l’une des fonctions anthropologiques cruciales de la narrativité. Sous le titre "The Legacy of Ricœur’s Time and Narrative (1983-85) : From Plot to Experientiality", un numéro de Poetics Today édité par Raphaël Baroni et Adrien Paschoud vient illustrer l’héritage de Ricœur à travers tout l'éventail des études narratives contemporaines.
Ce volume est coordonné avec un numéro des Cahiers de Narratologie : "L’héritage de Ricœur : du récit à l’expérience", supervisé par les mêmes éditeurs, qui s'y propose d'instaurer un précieux dialogue entre la théorie du récit francophone et une narratologie désormais mondialisée.
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Signalons que l'Atelier de théorie littéraire rend régulièrement compte des avancées du Glossaire de narratologie développé au sein du Réseau des Narratologues Francophones pour traduire et définir les concepts-clés circulant dans les travaux étrangers, notamment anglophones, et encourager par là une circulation internationale et pluriculturelle des savoirs.
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Et rappelons que le récent numéro de Fabula-LhT intitulé "Débattre d'une fiction donne à lire un essai inédit de Raphaël Baroni : "Perspective narrative, focalisation, point de vue. Pour une synthèse".
Philosophie de la photographie

Sous le titre Philosophie de la photographie. De l’empreinte naturaliste à l’objet théorique, la revue Archives de la philosophie réunit à l'initiative de Carole Maigné cinq études alertes et rigoureusement informées pour rendre compte de la manière originale dont la philosophie prend acte de l’irruption de l’image photographique dans la vie de la pensée et de ses effets sur cette vie, comme de l’irruption du medium technique de l’image et de ses effets sur l’abord du réel. Car l’instant photographique n’est ni un instantané ni un arrêt ou une suspension du temps : avec lui, l’instant lui-même se trouve du même coup propulsé sur le devant de la scène philosophique, où il s’envisage désormais du point de vue de son incidence, inédite, dans la vie de l’homme. Habité par toute la puissance évocatrice de la langue allemande, Goethe en avait déjà eu l’intuition quand il mit sur les lèvres de Faust : "Demeure donc, Instant (Augenblick), tu es si beau !".
(Illustration : Maya Daren, Portrait of Carol Janeway, 1943, Museum of Modern Art, New York)
Charles Pennequin : poésie tapage

Sous le titre "Charles Pennequin : poésie tapage", les Colloques en ligne de Fabula accueillent les actes de la première manifestation académique consacrée à un créateur qui mêle depuis vingt-cinq ans pratiques poétiques et artistiques. Tenu en ligne en juin 2021 pour faire face aux contraintes sanitaires, le colloque a d'abord donné lieu à un blog pour recevoir en amont les communications, dans des formats divers, laissés libres, ainsi que des documents qui devaient servir de point d’appui aux échanges. Les sessions en direct ont ainsi pu être entièrement consacrées aux discussions autour des communications. Cette manière funambule, qui laissait place à l’improvisation et au risque, a aussi permis de coller à l’"objet Pennequin", d’autant que le poète, présent durant toute la durée du colloque, pouvait réagir, commenter, dialoguer avec les intervenants. Le sommaire publié aujourd'hui à l'initiative d'Anne-Christine Royère et Gaëlle Théval conserve quelque chose de ce format vivant, en s'adossant au blog qui accueille notamment l’enregistrement vidéo de la table ronde "Armée noire", un entretien avec le chorégraphe Dominique Jégou, ainsi qu’un ensemble documentaire ayant servi de point d’appui aux discussions. Certains articles y trouvent également des enrichissements documentaires (diaporama, vidéos, photographies).
De la narration

La dix-huitième livraison de la revue Exercices de rhétoriques est consacrée à la narration, ou plus exactement aux "Dispositifs rhétoriques dans la narration d’un personnage (xve-xviiie siècles)". Pascale Mounier qui coordonne ce riche sommaire nous y rappelle que le terme narration, emprunté au latin narratio, n’a pas le même sens dans le champ de la rhétorique que dans celui de la littérature. D’un côté il s’agit de l’exposé du fait tel qu’il s’est passé ou qu’il a pu se passer. Cela concerne des individus réels. L’orateur use de la narration pour soutenir une cause ou réfuter une cause adverse (Cicéron rend compte par exemple dans le Pro Milone des agissements de Milon, assassin de Clodius, de façon à discréditer les accusations de méchanceté et de préméditation qui pèsent sur celui-ci). De l’autre, la narration est l’acte de rapporter de façon détaillée les actions de personnages. L’auteur est amené à produire un texte plus ou moins long, selon le genre qu’il choisit, roman, nouvelle, fable ou épopée. La narratio oratoire rend compte d’une chronologie dans la perspective d’une démonstration. La narratio que l’on peut appeler "poétique", "fabuleuse" ou encore "mimétique" invente les événements et produit une organisation, conforme ou non au déroulement chronologique, qui capte en soi l’attention. Les deux types de narrations se prêtent en partie à une codification technique : les traités de rhétorique d’une part et les traités de poétique et les études de narratologie d’autre part scrutent les mécanismes mobilisés. Or, quoique distinctes à l’origine, les traditions théoriques antiques et modernes approchant la notion de "narration" ne sont pas complétement indépendantes : c'est tout l'enjeu de ce sommaire que de sonder leurs possibles interactions.
Prénom Benjamin

À la fin de sa vie, Benjamin Constant déclarait : "Je veux qu’on dise après moi que j’ai contribué à fonder la liberté en France". La postérité ne lui a pourtant pas rendu suffisamment justice, célébrant plutôt le romancier d’Adolphe, chef d’œuvre pionnier de l’autofiction, que le combattant inlassable de "la liberté en tout", selon son expression. Né en 1767 à Lausanne dans une famille protestante d’origine française, orphelin de mère dès sa naissance, il mena une existence vagabonde à travers l’Europe, où il se fit remarquer aussitôt par la puissance de son esprit et son extraordinaire facilité d’expression, ainsi que par ses amours erratiques et ses dettes de jeu. En 1795, formant avec Germaine de Staël un couple exceptionnel et orageux, il s’engage en politique. Par la plume et par l’action, sa ligne ne variera jamais : conjurer la tentation totalitaire par un gouvernement représentatif équilibré et garantissant toutes les libertés, celle de la presse comme celle des Noirs. C’est pourquoi il s’opposa vivement à l’Empire autoritaire puis à la Restauration réactionnaire. Parmi ses innombrables écrits et discours, les Principes de politique furent le bréviaire de la jeunesse libérale, et ses obsèques, en décembre 1830, donnèrent lieu à Paris à une énorme manifestation de foule, qui saluait la liberté faite homme. Léonard Burnand en fait la démonstration dans la biographie qu'il lui consacre aux éditions Perrin : dans une démocratie en crise, Benjamin Constant est plus actuel que jamais.
Fabula vous invite à lire l'introduction et à feuilleter l'ouvrage…
Militer pour les droits des femmes, c'est aussi lire !

En cette journée internationale des droits des femmes, voici l'occasion d'aller défiler dans les rues de votre ville, ou bien – solution préférée par celles et ceux qui n'aiment pas les rassemblements de foules – de faire un peu de lecture. Geneviève Fraisse édite ce mois chez Seuil une compilation de ses plus grands textes de réflexion sur la question du genre d'un point de vue philosophique qui l'occupe depuis de nombreuses années, après avoir proposé en 2021 une lecture politique du classique stendhalien De l'amour. Manon Garcia prend la relève des réflexions initiées par son aînée sur le consentement avec un essai qui permet de repenser la conversation (et les relations) entre les hommes et les femmes du point de vue de cette notion mobilisée tant par les théoriciens du contrat social que par les pratiquant·e·s du BDSM. Enfin, la romancière Chimamanda Ngozie Adichie nous invite à être tous des féministes dans un essai devenu culte réédité chez Gallimard.
Altermodernités des Lumières

Il faudrait choisir son camp : Lumières ou Anti-Lumières, République ou communautarisme, laïcité ou fanatisme, modernes ou antimodernes. Mais pourquoi les pensées du XVIIIe siècle sont-elles si souvent enrôlées dans une guerre des civilisations nous contraignant à des prises de positions binaires ? Dans Altermodernités des Lumières (Seuil), Yves Citton s’efforce de déjouer ces injonctions belliqueuses en esquissant un autre cadre de lecture et en explorant d’autres corpus. Il appelle à découvrir quelques-unes des voix mineures qui ont vivifié la littérature du XVIIIe siècle (Bordelon, Mouhy, Bibiena, Graffigny, Charrière ou Potocki), mais que notre canon littéraire a refoulées, parce qu’elles n’entraient pas dans ses dichotomies rassurantes. À travers des sylphides, des loups garous, des singes philosophes, des magiciens de la finance, des marchands-de-merde, des Péruviennes féministes ou des conspirateurs islamistes, ces voix excentrées, bizarres, queer, résonnent fortement avec nos préoccupations actuelles, dès lors qu’on les resitue dans la perspective d’altermodernités qui ont toujours déjà excédé l’affrontement éculé entre modernes et antimodernes. Loin de toute nostalgie, se mettre à l’écoute des altermodernités des Lumières invite à reconnaître les présences parmi nous d’autres formes de religions, d’économies et de socialités – porteuses de modernités sans colonialité, de sujets sans maîtres et de communs sans souverains.
On peut lire sur Fabula l'introduction de l'ouvrage : "Ouvrir la porte aux altermodernités".
Secrets d'écrivain

Les éditions Le Robert inaugurent une nouvelle collection "Secrets d'écriture" qui se propose de "rassembler les plus grands auteurs et autrices de la littérature contemporaine francophone et de dévoiler la fabrique de la création littéraire", chaque volume venant offrir un "récit intime retraçant le parcours de l’auteur, depuis la naissance de l’écriture jusqu’au succès". Michel Bussi et Jean-Philippe Toussaint sont les premiers appelés à faire la "preuve que l’aventure de l’écriture est aussi captivante que la fiction", en ouvrant au passage leurs archives personnelles (notes manuscrites, croquis, brouillons…). Le premier nous propose d'entrer dans La fabrique du suspens, depuis les premières intrigues imaginées durant l’enfance en Normandie jusqu’à l’écriture du premier livre, Nymphéas noirs, et l’euphorie des premiers succès: "un voyage littéraire dans les secrets d’écriture de l’auteur avec les quarante commandements du suspense et du twist." Fabula vous invite à feuilleter l'ouvrage… Jean-Philippe Toussaint nous promet de son côté tout autre chose : dans C'est vous l'écrivain, il mêle exploration psychologique et réflexions à portée universelle, et nous confie sa vision de l’écriture, entre recherche, persévérance et jaillissements. Il nous invite surtout à tenir la page à l'œil : "Pour écrire, il faut sept yeux, un œil sur le mot, un œil sur la phrase, un œil sur le paragraphe, un œil sur la partie, un œil sur la construction, un œil sur l’intrigue — et un œil derrière la tête, pour surveiller que personne n’entre dans le bureau où on est en train d’écrire." Fabula vous propose de feuilleter également ce deuxième titre…
Devant les Nymphéas

Ce mois-ci, Jean-Philippe Toussaint ne nous fait pas pénétrer seulement dans le bureau de l'écrivain : il nous ouvre aussi les portes de l'atelier de Monet, au moment même où le peintre y entre. Dans un bref poème écrit à l'invitation de son ami Ange Leccia et intitulé L'Instant précis où Monet entre dans l'atelier (Minuit), le romancier s'efforce de peindre dans une seule image obsédante les dernières années de la vie de Monet : "C’est dans ce grand atelier de Giverny où il a peint les Nymphéas qu’il se sent à l’abri des menaces du monde extérieur, la guerre qui gronde aux environs de Giverny, la vieillesse qui approche, la vue qui baisse inexorablement. C’est là, dans l’ombre de la mort, qu’il va entamer le dernier face-à-face décisif avec la peinture. C’est là, pendant ces dix années, de 1916 à 1926, que Monet va poursuivre inlassablement l’inachèvement des Nymphéas, qu’il va le polir, qu’il va le parfaire". Fabula vous invite à découvrir un extrait du texte… Signalons que l'œuvre (D')Après Monet d'Ange Leccia est présentée au Musée de l'Orangerie du 2 mars au 5 septembre 2022.
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En se rendant au Musée de l'Orangerie, on pourra aussi mettre ses pas dans ceux de Clélia Nau, et adopter comme guide son récent Machine-aquarium. Claude Monnet et la peinture submergée paru en septembre dernier dans la collection "Voltige libre" des éditions MētisPresses : devant les Nymphéas, elle nous invite à nous laisser envelopper comme dans un étrange diorama liquide, à nous confronter "à cette eau de pigments comme au pan vitré d’un aquarium. L’aquarium, c’est cette machine à voir autrement, où les choses vont comme en apesanteur et flottant, et qui inspire aussitôt par la nouveauté de son spectacle la peinture et le cinématographe naissant". Perçu par les artistes, les philosophes et les écrivains de la fin du XIXe siècle comme un dispositif "mental" ouvrant sur les profondeurs de l’âme, frayant avec ce qu’on commence tout juste d’appeler l’inconscient, l’aquarium est une véritable clé qui permet de repenser tout l’œuvre tardif de Claude Monet.
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S'il faut sans cesse revenir aux Nymphéas, c'est qu'avec eux tout commence, comme Stéphane Lambert en fait la démonstration dans Tout est paysage (L'Atelier contemporain), où il examine à la suite du chef-d'œuvre de Monet les œuvres de Twombly, Klee, Tàpies, Mušič, Mondrian et Morandi, comme autant de réponses possibles à cette unique question : de quelle façon la peinture de paysage et la trop bien-nommée nature-morte se sont-elles réinventées au fil du XXe siècle, face au spectacle inouï de la destruction de leur motif — régions soufflées et rayées de la carte par la bombe atomique ; villes sinistrées hier par les catastrophes nucléaires et, aujourd’hui, par les changements climatiques… ? Tout est paysage, affirmait Dubuffet, en ce sens que tout est composition, tout est quête d’une unité perdue, tout est signes assemblés, tout est matière à être embrassé du regard, à interroger le vivant au-delà de soi-même. Que vaudrait sans ça le monde si on le laissait entre les seules mains de la dévastation, si l’essence poétique qui nous y attache envers et contre tout ne l’ouvrait pas à des entendements insoupçonnés qui nous font voir dans la noirceur d’autres nuances que pure noirceur ?
L'homme qui aimait les livres

Sur une photographie ancienne, il est cet enfant sage et mélancolique, déjà penché sur son livre… "Tout au long de notre vie, écrit François Truffaut, nous devenons des personnes différentes et successives, et c’est ce qui rend tellement étranges les livres de souvenirs. Une personne ultime s’efforce d’unifier tous ces personnages antérieurs." Depuis sa première lettre de jeune cinéphile à Jean Cocteau, en 1948, jusqu’à sa disparition prématurée en 1984, c’est son goût commun pour la littérature et le cinéma qui traverse cette Correspondance avec des écrivains. 1948-1984 restée inédite que publient aujourd'hui les éditions Gallimard. Truffaut s’y réinvente une famille de cœur auprès de ses écrivains de prédilection (Genet, Cocteau, Audiberti, Louise de Vilmorin), sollicite des figures renommées de l’édition (Jean Cayrol, Marcel Duhamel, Robert Sabatier) et les auteurs qu’il veut adapter à l’écran (Maurice Pons, David Goodis, Ray Bradbury, Henri Pierre Roché, René-Jean Clot…). Fabula vous invite à feuilleter ces lettres, recueilliées par Bernard Bastide…
L'idée de Révolution

Les révolutions ne se prêtent pas aux récits linéaires. Elles sont de véritables séismes qui, en renversant l’ordre établi, renouvellent les horizons d’attente et font advenir des idées, des imaginaires et des canons esthétiques nouveaux. Pour en mesurer les forces et les puissances de transformation, mais aussi les tensions et les contradictions, Enzo Traverso compose dans son nouvel essai, Révolution. Une histoire culturelle (La Découverte), une constellation d’"images dialectiques", où se télescopent les "locomotives de l’Histoire" de Marx et le "frein d’urgence" de Walter Benjamin, les corps sexuellement libérés d’Alexandra Kollontaï et les corps disciplinés pour bâtir la "société nouvelle", la création d’images et de symboles (la barricade, le drapeau rouge, les chansons et rituels…) et la furie iconoclaste. Au croisement de l’histoire intellectuelle, de l’histoire visuelle et de la théorie politique, il montre que l’idée de révolution offre une clé d’intelligibilité de la modernité, jusqu’à notre présent, où elle continue d’informer souterrainement notre rapport au futur et au possible.
Marie NDiaye brûle les planches

Parages, la précieuse revue du Théâtre National de Strasbourg propose un numéro spécial sur l'œuvre dramatique de Marie NDiaye, travaillée par la tonalité du conte et le registre du fantastique, rythmée et emportée par une langue ample et sophistiquée, et traversée par les thèmes de la domination et de la "dévoration"… De quoi mettre le feu au plancher de bien de scènes de théâtre. À l'initiative de Frédéric Vossier, le sommaire fait une large place à des inédits de l'autrice et à des paroles d’artistes de théâtre, aux côtés de points de vue de chercheur·euse·s. Il revient notamment sur "l'entrée au Français" de la dramaturge, avec la création de Papa doit manger en 2003. Marie NDiaye sera à Strasbourg le 6 mai prochain pour une lecture et une rencontre avec le public dans le cadre de "L'autre saison" du TNS.
L'Afrique au futur

Après Crimes d'auteur, dont J.-F. Duclos avait rendu compte pour Acta fabula sous le titre "Petits meurtres entre amis", Anthony Mangeon fait paraître dans la même collection "Fictions pensantes" des éditions Hermann, un nouvel essai annoncé comme le premier volet d'une trilogie : L’Afrique au futur. Le renversement des mondes. Si l'on ne cesse de répéter, et si l'on veut croire, que le XXIe siècle sera celui de l’Afrique, où se jouera en grande partie l’avenir de l’humanité, quelles formes prendront les futurs africains ? Faut-il espérer l’éden, ou plutôt craindre l’enfer ? En revisitant un siècle et demi de productions africaines, américaines et européennes, des années 1880 à nos jours, A. Mangeon établit un double constat : dans leurs scénarios d’anticipation, qu’il s’agisse d’ouvrages de géopolitique, de prospective ou de fictions du futur, les auteurs contemporains réactivent souvent, paradoxalement, des imaginaires du passé. Ces derniers remontent, à tout le moins, à la fin du XIXe siècle, et ils ont en commun de s’être figuré, de diverses manières, les possibilités d’un renversement des mondes. On peut découvrir sur Fabula l'introduction de l'ouvrage…
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Dans Afrodystopie. La vie dans le rêve d’autrui ((Karthala), Joseph Tonda soutient de son côté que "le continent noir n’existe pas" : "il est une Afrodystopie créée par le rêve d’Autrui". Du rêve colonial du premier président gabonais, Léon Mba, de faire de son pays un département français, au mea culpa postcolonial de son successeur, Omar Bongo Ondimba, en passant par l’utopie mobutiste de l’« authenticité » ; du blockbuster Black Panther, institué en paradigme afrofuturiste de la puissance africaine, à la régulation de la vie sociale et politique africaine par la Mort, cet essai met au jour le paradigme de la vie humaine entrée dans le rêve des abstractions et des choses, celles de l’Argent, de la Marchandise, de l’État, du Corps-sexe, de la Jouissance, devenues dans le monde capitaliste des « puissances mystiques » qui agissent comme des dispositifs d’éblouissement des imaginaires sociaux africains. Dépassant les critiques classiques de l’impérialisme et du néocolonialisme, les théories de la dépendance et les études postcoloniales, cet ouvrage analyse ce rêve afrodystopique dans lequel sont plongées les sociétés africaines et afrodescendantes. À la différence des dystopies littéraires, cette chimère n’est pas une projection dans le futur, mais une composante bien réelle de la violence des imaginaires colonialistes et impérialistes qui structure l’inconscient des rapports de l’Occident aux mondes africains, mais aussi les rapports des États africains à leurs propres citoyens. Avec le concept d’Afrodystopie, Joseph Tonda propose une nouvelle manière de penser les relations entre dominants et dominés à l’ère du capitalisme globalisé.
De l'art de faire une recension

La recension – ou compte rendu critique – a une longue histoire que vient rappeller l’avant-propos du volume collectif que les éditions Hermann font paraître sous le titre Recensions. Depuis ses origines au XVIIe siècle jusqu’à son expansion avec la naissance de l’histoire littéraire, elle a pris, adossée à l’esprit de modernité, une multiplicité de formes liées au développement de la communication – sites internet et autres ressources médiatiques. Mais, dans le champ de la recherche historique ou littéraire, il semble qu’elle ait aujourd’hui tendance à s’étioler et à se dégrader sous la pression de plusieurs facteurs : inflation de publications, emprise de l’informatique, bouleversement de la hiérarchie universitaire… Sans être un mausolée ou un cénotaphe, ce recueil supervisé par B. Beugnot et B. Teyssandier se veut un plaidoyer, un rappel et un appel à une résurrection. Si ordinateurs et tablettes rendent plus aisé au chercheur l’établissement d’une bibliographie, la recension critique, minutieuse et élaborée, ne reste-t-elle pas une indispensable et précieuse boussole dans le maquis des publications qui prolifèrent ? Fabula qui publie depuis vingt-deux ans quatre recensions par semaine dans sa revue des parutions Acta fabula ne pouvait pas ne pas saluer cette publication, en attendant… d'en rendre compte dans un prochain sommaire. Dans l'intervalle, tout un chacun se trouve invité à se plonger dans la liste des livres en attente de rédacteur…
La peine de mort n'a jamais été abolie

Cinquante ans après la publication d’Intolérable du Groupe d’information sur les prisons (GIP) et la sortie du film d’Hélène Châtelain et René Lefort Les prisons aussi, paraît une anthologie de textes de taulard.e.s publiés dans le journal de détenus L’Envolée, qui depuis 2001 dénonce la prison de l’intérieur comme une guillotine sèche. Il faut lire les Dits et écrits de prison choisis par L'Envolée comme les autres archives de notre démocratie contemporaine. Son titre parle clair : La peine de mort n'a jamais été abolie. La guillotine a été remplacée par des peines infinies qui tuent à petit feu : des dizaines de personnes meurent chaque année derrière les murs des prisons françaises.
La réapparition

Le 3 mars 2022 marquera le quarantième anniversaire de la mort de Georges Perec en 1982, mais non pas de sa disparition. France 5 propose, ce vendredi 25 février, un documentaire inédit Georges Perec, L’homme qui ne voulait pas oublier, réalisé par Pierre Lane, avec la voix de Jacques Gamblin, déjà salué par P. Assouline sur son blog. Le jeudi 3 mars se tiendra sur Twitter, entre 12h30 et 13h30 (heure de Paris) un hommage à Georges Perec et à sa Tentative d’épuisement d’un lieu parisien. Le mode d’emploi de cette Tentative d’épuisement d’un lieu planétaire est délivré sur le site Liminaire : "Chacun(e) se poste dans un lieu de son choix et décrit, à la manière « infraordinaire », ce qu’il voit et perçoit, le banal, le quotidien, et le poste en série sur Twitter. Chacun des tweets est accompagné systématiquement d’un hashtag donnant le nom de la ville où il/elle se trouve (#Kinshasa #Malakoff #Paris #Bruxelles #Poitiers #Tours #Marseille #Montevideo #NewYork #Montréal #Rome #Madrid #Tokyo...), et du hashtag de l’événement #Perec40."
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Les éditions du Seuil font paraître à cette occasion dans la collection "Librairie du XXIe siècle" une édition augmentée de Espèces d'espace, enrichie d'un cahier de documents et d'archives matérielles. Sur Diacritik.com, Christine Marcandier revient sur la collaboration de Perec avec Maurice Olender, commanditaire d'une première version de Penser/Classer. Il faudra patienter jusqu'au 6 mai pour voir paraître aux mêmes éditions du Seuil et avec une préface de Claude Burgelin le volume des Lieux, le projet inachevé adossé à un vaste dispositif d’écriture autobiographique débuté en 1969 pour donner à voir "tout à la fois le vieillissement des lieux, le vieillissement de mon écriture, le vieillissement de mes souvenirs", selon le mot de Perec à Maurice Nadeau : « J’ai choisi douze lieux parisiens, tous liés pour moi à un souvenir important ou à un évènement marquant de mon expérience. Chaque mois, je décris 2 de ces lieux ; l’un en tant que souvenir, écrivant la manière dont je me le représente, les gens que j’y ai rencontrés, les souvenirs qui y sont liés ; (Puis description d’un réel) ; l’autre est décrit sur place, d’une manière neutre, les maisons, les boutiques, les gens qui passent, les affiches. Dans un cas, donc, l’état de mes souvenirs ; dans l’autre l’état des lieux. Chaque texte achevé est mis sous une enveloppe et scellé. Je recommence le mois suivant avec 2 autres lieux. Et ainsi de suite pendant 12 ans », écrivait Perec. Dans les 288 enveloppes cachetées qu'il prévoyait d'ouvrir, de relire et de recopier, il a conservé jusqu’aux traces les plus dérisoires : tickets de cinéma, prospectus..., un ensemble de témoins muets d’une existence, rassemblés « dans une mémoire souveraine, démentielle ». — On pourra d'ici là voir ou revoir le documentaire de Robert Bober, En remontant la rue Vilin (1992), désormais en accès libre: le réalisateur s'y propose de relier quelques 500 photographies de la même rue du XIXe arrondissement prises sur des décennies, pour les relier à l'œuvre et à la biographie de Perec, en dégageant ainsi l'un des ressorts de sa démarche littéraire : nommer pour sauver de l'oubli, écrire pour témoigner de ce qui fut, "arracher quelques bribes précieuses au vide qui se creuse".
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Sur les rapports de Perec avec le septième art, on lira avec profit l'essai de Christelle Reggiani, par ailleurs maîtresse d'œuvre de l'édition de la Pléiade : Perec et le cinéma paru dans la collection "Le cinéma des poètes" des Nouvelles Éditions Place. Mathilde Zbaeren vient d'en donner un compte rendu dans la livraison de février d'Acta fabula sous le titre "Georges Perec & l’impossibilité du cinéma".
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La prochaine Journée d’étude de l'Association "Georges Perec" se tiendra le samedi 11 juin 2022 à la Maison de la Recherche de la Sorbonne.
Proust du côté de Sion

"Il n’y a plus personne, pas même moi, puisque je ne peux me lever, qui aille visiter, le long de la rue du Repos, le petit cimetière juif où mon grand-père, suivant le rite qu’il n’avait jamais compris, allait tous les ans poser un caillou sur la tombe de ses parents." Souvent citée, cette phrase de Proust peut-elle donner le fin mot de son rapport au judaïsme ? "Si je suis catholique comme mon père et mon frère, par contre, ma mère est juive », rappelait Proust à Robert de Montesquiou durant l’affaire Dreyfus : née Jeanne Weil, Madame Proust, ne s’était pas convertie. Faut-il induire de telles déclarations la manifestation d'une distance prise avec le judaïsme, voire l'expression d'une honte de soi comme Juif, et soupçonner d’antisémitisme les descriptions de Swann, Bloch ou Rachel dans la Recherche ? Dans Proust du côté juif (Gallimard), Antoine Compagnon mène "une enquête de deux côtés". D’une part dans la communauté juive : comment Proust fut-il lu durant les années 1920 et 1930, dans la presse consistoriale, qui n’avait que faire de son roman, et par les jeunes sionistes, qui firent de lui un héros de la "Renaissance juive" ? D’autre part au Père-Lachaise, dans le caveau de Baruch Weil, l’arrière-grand-père de Proust, et auprès de sa descendance, dont Nathé Weil, le grand-père de Proust, et de nombreux oncles et tantes, cousins et cousines inconnus, huissier franc-maçon, colons en Algérie, ingénieur bibliophile, compositeur fou… Fabula vous invite à feuilleter l'ouvrage…
Le temps des clowns

Les philosophes et les clowns se ressembleraient-ils ? L'hypothèse est d'abord le fait... de philosophes, en particulier de ceux qui, observant ce que devient l'individu humain depuis le début du terrible XXe siècle, interrogent sa foncière ambivalence. Le clown serait-il le modèle d'un sujet devenu bancal mais rusé, dépassé mais calculateur, égaré mais lucide, épuisé mais inventeur d'espérances ? Telle est l'interrogation qui sous-tend le nouvel essai de Daniel Payot, Les philosophes et le temps des clowns (Circé). Le temps des clowns que décrivent les philosophes et écrivains ici invités (Ernst Bloch, Siegfried Kracauer, Walter Benjamin, Franz Kafka, Theodor Adorno, Samuel Beckett, Hannah Arendt, Günther Anders) n'est pas celui des Lumières, et il n'est pas non plus celui des transports romantiques ou tragiques du XIXe s. Il témoigne d'une expérience historique spécifique, qui pourrait bien être encore, pour une grande part, la nôtre.
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Rappelons la publication à la fin de l'année passée au éditions du Seuil du beau livre de Pascal Jacob, Clowns !, illustré par des photographies de Christophe Raynaud de Lage et de nombreux documents inédits issus des collections de la Bibliothèque nationale de France, qui retraçait la généalogie d’un personnage hors du commun, né sur les planches du théâtre élisabéthain, mais qui a très vite conquis le monde du cirque pour s’y épanouir dès le XVIIIe siècle.
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Existe-t-il une dramaturgie du clown ? Tristan Rémy a dressé pour la première fois en 1962 le répertoire de quelque cent cinquante Entrées clownesques (L'Arche éd.), qui constituent le fonds historique du genre. Ces scènes typiques font partie d'un répertoire collectif que tous les comiques (bouffons, grotesques, clowns, mimes, pitres, burlesques ...) ont enrichi depuis des décennies.
(Illustr.: Roland Dubuc, Deux clowns en piste, coll. particulière)
La perspective du possible

Le rapport ambivalent que nous entretenons à l’égard du possible est révélateur des difficultés à transformer en profondeur la société. Exalté par le capitalisme sous la forme du potentiel, confondu avec le désirable par ceux qui lui opposent des alternatives, le « possible » n’est, pour la plupart, qu’une chimère, quand il n’est pas le paravent de la destinée. Face à la délimitation et à la préemption des possibles qu’opère tout pouvoir, nous ne pourrons rouvrir l’horizon qu’en portant un autre regard sur les possibilités latentes qu’enferme le réel. Ni prophétie, ni programme, prévision calculée ou utopie de papier, la Perspective du possible proposée par Haud Guéguen et Laurent Jeanpierre dans l'ouvrage récemment paru aux éditions La Découverte entend dénaturaliser l’avenir en prenant au sérieux les potentialités du présent. Les deux auteurs renouvellent ainsi une tradition de pensée qui, puisant dans les oeuvres de Marx et de Weber, inspire la sociologie et la théorie critique depuis leurs origines. Ils montrent sa fécondité pour cartographier les possibles avec rigueur, penser stratégiquement la question de leur actualisation, et restaurer les conditions de l’espérance. Tel pourrait bien être, aujourd’hui, l’antidote à la fois savant et politique à l’impuissance de la critique et des gauches. Fabula vous propose de lire (ou relire) un extrait de l'ouvrage…
Écocritique(s) et catastrophes naturelles

Qu’elle relève d’une perspective socio-, ethno- ou géopoétique, d’une approche inter- ou transmédiale et/ou d’une histoire des représentations et des savoirs, l’écocritique déborde le domaine des études littéraires stricto sensu pour impliquer anthropologues, philosophes, et autres représentants des sciences humaines. Les contributions réunies dans le sommaire bilingue "Écocritique(s) et catastrophes naturelles : perspectives transdisciplinaires" accueilli dans les Colloques en ligne de Fabula visent à mettre en lumière les potentialités interdisciplinaires qui caractérisent l’écocritique, en faisant dialoguer sciences humaines et sciences naturelles autour de la notion de "catastrophe naturelle", actuellement au cœur du projet I-Site Clermont Auvergne. Pour développer une approche croisée des interactions entre sociétés humaines et catastrophes naturelles, un espace et une période emblématiques ont été privilégiés : l’aire atlantique (Europe, Afrique, Amériques – dont Caraïbes) et les XXe et XXIe siècles.
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Ce colloque en ligne, accompagné d'une riche bibliographie transdisciplinaire qui aidera les chercheurs en écopoétique, vient compléter les dernières livraisons de nos revues, Fabula-LhT et Acta fabula, qui interrogeaient il y a peu, et solidairement, une "Écopoétique pour des temps extrêmes".
Les enjambées du Chat Botté

Il est depuis toujours l'emblème de Fabula dont il arpente chaque page, sans qu'on l'entende jamais. Il manquait un sommaire voué au Chat botté parmi les ressources du site : c'est désormais chose faite, par les soins de Bochra et Thierry Charnay qui publient dans les Colloques en ligne de Fabula une série d'études sur les expansions hypertextuelles du Chat botté, réalisées dans le cadre d’un cycle de réflexion portant à chaque fois sur un conte-type dans ses dimensions hypertextuelles et interculturelles, dans une approche comparative et transdisciplinaire. La réflexion porte plus largement sur les rapports entre littérature orale et littérature de jeunesse, ainsi que sur les arts visuels et leurs rapports à l’hypotexte, et plus généralement sur les genres littéraires.
Quelle autonomie pour la recherche ?

L’autonomie de la recherche et celle des universités sont aujourd’hui remises en cause par le pouvoir politique, soutenu par certains intellectuels : les récentes polémiques autour des « déviations identitaires » et du supposé caractère idéologique des sciences sociales en sont des manifestations particulièrement visibles. Dans De la défense des savoirs critiques. Quand le pouvoir s'en prend à l'autonomie de la recherche (La Découverte), Claude Gautier, Michelle Zancarini-Fourne interrogent les notions d’engagement et de distanciation critiques en les situant dans l’histoire du temps présent, puis en envisageant trois moments où s’est posée la question de l’autonomie de l’université et des savoirs : l’affaire Dreyfus, Mai-Juin 1968, le mouvement de contestation de 2019-2020 contre la loi de programmation de la recherche. Cette mise en perspective conduit à appréhender plus généralement le rapport entre science et valeurs : en contestant les lectures dogmatiques des énoncés classiques d’Émile Durkheim et de Max Weber, ce livre invite à repenser l’idée de neutralité et à fonder autrement l’éthique de la discussion critique. Alors que de nouvelles approches académiques, soulignant l’imbrication des dominations, suscitent inquiétudes et rejet, les auteurs montrent qu’elles permettent de penser un universalisme pluriel pour la société d’aujourd’hui et de demain. Fabula vous invite à lire un extrait de l'ouvrage et à découvrir sa table des matières…
Le regard échangé

Les études visuelles ont transformé le champ des sciences humaines en introduisant de nouvelles perspectives d’analyse interdisciplinaires pour penser la culture visuelle: étude des dispositifs de vision, anthropologie de l’image, intermédialité. Dans Littérature et cinéma. La culture visuelle en partage (Peter Lang), Ludovic Cortade et Guillaume Soulez proposent un ensemble de contributions qui invitent à penser les rapports entre le cinéma et la littérature à travers le prisme de la culture visuelle. S'y trouvent abordées les relations entre littérature occultiste et lanterne magique, le paradigme visuel chez Stendhal, le role des revues littéraires des années 1910, la visualité dans la poésie moderniste française des années 1920, la mise en page des films dans les collections littéraires, l’origine littéraire du glamour hollywoodien. Étudiées sous cet angle, les oeuvres de Jean Epstein, Marguerite Duras, Roland Barthes, Jean-Philippe Toussaint, Marie Etienne, Alain Robbe-Grillet, Spike Lee et Roberto Saviano, ainsi que les « vidéopoèmes » de Jérôme Game, apparaissent aussi comme les révélateurs et les creusets d’une relation évolutive entre littérature et cinéma.
L'ouvrage forme dyptique avec Penser l’espace avec le cinéma et la littérature, supervisé par les mêmes auteurs. Les deux volumes s’inscrivent dans la nouvelle série "Studies in Film & Literature Cultures" consacrée à l’étude des rapports entre le cinéma et la littérature au sein de la collection "Film Cultures" de Peter Lang. Fabula vous invite à lire l'introduction de ce second ouvrage…
(Illustr.: La Chute de la Maison Usher de Jean Epstein, 1928)
La littérature en formules

Formules, mots d’ordre, petites phrases, sentences... la littérature fournit en abondance des expressions de ce type, qui passent puis circulent dans les discours sociaux. À l'initiative d'Olivier Belin, Anne-Claire Bello et Luciana Radut-Gaghi, le prochain numéro de Fabula-LhT cherchera à caractériser le discours littéraire comme un interdiscours à l’intérieur duquel circulent des mots et/ou des expressions figées ou en voie de figement, ces récurrences discursives fonctionnant à la fois comme clins d’œil, points de ralliement et lieux de débat. Ouvert à tous, et singulièrement aux jeunes chercheurs, l'appel à contributions court encore jusqu'au 15 avril 2022.
L'effet de fiction

Après "Frontières de la fiction" et "Actualité de Roland Barthes", les Colloques en ligne de Fabula redonnent à lire dans une nouvelle mise en page l'un des tout premiers colloques de l'équipe Fabula : "L'effet de fiction", organisé par Alexandre Gefen en 2001. Il s'agissait alors de revenir sur l'un des concepts les plus épineux de la théorie littéraire, pour l'envisager comme une dynamique textuelle, une mécanique déclenchée et déclenchante plutôt que comme une catégorie générique. Et l'on s'y proposait d’étudier l’effet de fiction, de l’engrenage des causes premières et souvent ténues qui nous font lire tel ou tel texte comme fictionnel, jusqu’aux ultimes conséquences du choix primaire opéré : de l’effet de fiction aux effets de la fiction. Redécouvrir ce sommaire plus de vingt ans après sa première édition invite aussi à prendre la mesure des déplacements survenus dans les théories de la fiction, désormais intermédiales et… transfictionnelles.
Lignes de genre

Au XIXe siècle, la presse connaît, on le sait, un essor remarquable sous l’effet des transformations économiques, techniques et sociales à l’œuvre dans la société française : on entre dans ce que des historiens ont appelé la "civilisation du journal". Dans un temps où les rapports entre les sexes et les normes de genre évoluent, la presse contribue à redéfinir les rôles de chacun. La plupart des publications cantonnent les femmes dans la sphère domestique privée, réservant aux hommes l’accès à l’espace public ; mais certaines revues font preuve de plus d’audace et de modernité. Un volume supervisé par Christine Planté et Marie-Ève Thérenty vient se pencher sur Féminin/Masculin dans la presse au XIXe siècle (P.U. Lyon). Dans une approche transdisciplinaire mêlant histoire des médias, études sur le genre, littérature, sciences de l’information, analyse du discours, science politique et histoire de l’art, l'ouvrage analyse les ressorts des inégalités entre les femmes et les hommes dans la presse du XIXe siècle, apportant du même coup un nouvel éclairage sur celles de notre époque.
Souvenirs de la Kolyma

Les éditions Verdier poursuivent leur entreprise de retraduction des œuvres complètes de Varlam Chalamov avec les Souvenirs de la Kolyma, traduits par Anne-Marie Tatsis-Botton et annotés par Luba Jurgenson. Souvenirs de la Kolyma est formé d'une série de textes écrits par Varlam Chalamov dans les années soixante-dix, soit une vingtaine d’années après sa libération des camps et son retour, complétés par des évocations de ses contemporains, écrivains ou poètes, comme Pasternak, ainsi que par une étrange liste de 1961 qui énumère avec une sècheresse poignante ce qu’il a "vu et compris dans les camps". Ces souvenirs, comme les Récits de la Kolyma, transmettent la réalité par fragments et s’interrogent avant tout sur ce que peut la langue et ce qu’est la mémoire.
Luba Jurgenson fait paraître dans le même temps aux même éditions Verdier Le semeur d’yeux. Sentiers de Varlam Chalamov. Elle y tente de saisir la nature de l'acte de création propre à Chalamov, en nous invitant à suivre les sentiers tortueux par lesquels l’œuvre s’est construite.
Pozner, cause commune

Né à Paris en 1905 dans une famille de Russes émigrés anti-tsaristes, Vladimir Pozner passe une partie de sa jeunesse en Russie, où il assiste à la Révolution. Après avoir débuté comme poète au sein du groupe des frères Sérapion, il se fait un nom, à son retour en France en 1921, comme passeur de la jeune littérature russe. Il écrit dans Bifur, Europe, Les Nouvelles littéraires et La NRf. Dans les années 1930, il s’engage dans la lutte antifasciste. Correspondant français de l’agence Inpress fondée par Alex Radó, il intervient dans la presse de gauche (Monde, Regards, Vendredi…). Il apporte son aide aux réfugiés allemands, adhère à l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR) et devient secrétaire de rédaction de la revue Commune. Sur les conseils de Maxime Gorki, il adhère au Parti communiste français, puis, en 1936, au Comité franco-espagnol de soutien à l’Espagne républicaine.
Les éditions Claire Paulhan donnent à lire le récit rédigé au lendemain d'une longue enquête dans les camps de réfugiés espagnols en France en 1939, sous le titre Un pays de barbelés et dans un texte établi par Alexis Buffet.; Les éditions Julliard rééditent dans le même temps Espagne premier amour paru en 1965 dans la même maison, qui relate une histoire d’amour poignante ayant pour cadre l'un des camps de concentration français : celui d’Argelès, près de Perpignan : un très bref roman, "ce qui pas plus pour un livre que pour un couteau ne l’empêche d’entrer d’un coup dans le cœur", selon le mot de Louis Aragon.
La revue Roman 20-50 consacre l'une de ses livraisons à trois titres de Vladimir Pozner : Tolstoï est mort, Le Mors aux dents et Les États-Désunis, en s'intéressant à la façon dont Pozner "monte" ses livres au sens quasi cinématographique du terme, ouvrant ainsi la voie à une poétique de la littérature de montage, mais aussi à la dimension politique de cette recherche formelle pour montrer que ces récits se muent en fresque dynamique qui révèle la douloureuse expérience des événements politiques.
Michel Deguy, toujours donnant

L'équipe Fabula apprend avec tristesse la disparition du poète Michel Deguy, à l'âge de quatre-vingt onze ans. Celui qui était entré en poésie par un Tombeau de Du Bellay (1973) et qui avait fait de la poésie sa constante "préférence" (Glossaire amoureux de la poétique, 2018), aura travaillé jusqu'au bout à relever l'exigence poétique : son ultime livre paraîtra le 3 mars sous le titre La Commaison (Poèmes 2016-2021) dans la collection "L'Extrême contemporain" qu'il avait jadis créée aux éditions Belin et qui vient de renaître comme une maison indépendante, quelques jours seulement après le numéro 177/178 de la revue Po&sie, qu'il avait également fondée : "Dante un appareil à capter l’avenir", qui paraît ce 22 février, et où il signe un éditorial intitulé "Taciturnité". Ce bref texte s'ouvre sur ces mots : "Le silence et la langue s’appartiennent. Ce ne sont pas deux choses, mais une Chose". Prix Goncourt de la poésie en 2020, il venait de recevoir le Prix Guez de Balzac de l'Académie française. Martin Rueff lui avait naguère consacé un important essai, Différence et identité. Michel Deguy, situation d'un poète lyrique à l'apogée du capitalisme culturel (Hermann, 2009), au lendemain d'un colloque de Cerisy voué à l'œuvre du poète et du philosophe publié sous le titre L'Allégresse pensive (Belin, 2007), et la revue Critique lui avait récemment rendu hommage dans une livraison intitulée "N'était Michel Deguy". Tiphaine Samoyault donne de lui un très beau portrait à la Une de en-attendant-nadeau.fr.
Photo: Michel Deguy © Hédi Kaddour
De la justification

Paru en 1991, l'essai de Luc Boltanski et Laurent Thévenot De la justification. Les économies de la grandeur aujourd'hui réédité dans la collection "Tel" des mêmes éditions Gallimard avait créé la surprise dans le champ des études sociologiques. Car on n’y retrouvait pas les êtres familiers aux sociologues : "point de groupes, de classes sociales, d’ouvriers, de cadres, de jeunes, de femmes, d’électeurs ; point de ces personnes sans qualités que philosophie politique et économie nomment individus ; point, non plus, de ces personnages grandeur nature que nous dépeignent histoire et anthropologie". C'est de nous tous qu’il était question, dès lors que, vivant en société, nous vivons en situation, c’est-à-dire dans des rapports aux autres et aux choses. À chaque instant, nous cherchons à rendre compréhensibles nos conduites, afin d’assurer — à quelque niveau que ce soit : le groupe, l’entreprise, la collectivité — la coexistence avec autrui par l’accord. Tels sont le rôle et la nature de la justification. Luc Boltanski et Laurent Thévenot prenaient le parti de traiter sérieusement les personnes et leurs prétentions à la justice. Ils ont voulu comprendre quels sont les principes, les équivalences, les valeurs de référence — ce qu’ils appellent les grandeurs — auxquels les acteurs en appellent lorsqu’ils veulent manifester leur désaccord sans recourir à la violence. S’éloignant en cela des théories de la justice, les auteurs montrent comment les personnes prennent appui sur des objets communs, présents dans la situation, pour asseoir leurs justifications. L'ouvrage, qui offre un cadre permettant d’analyser la relation entre accord et discorde, n'a rien perdu de son originalité. Fabula vous invite à feuilleter le livre…
Histoires littéraires ouvre ses archives

Depuis plus de vingt ans, Histoires littéraires a acquis une place à part dans le domaine des études littéraires, proposant des études originales, publiant régulièrement des inédits et ne reculant pas à l'occasion devant certaines polémiques. Le site de la revue permet désormais d’acquérir en ligne, à des prix particulièrement abordables, près de 350 articles d'une quarantaine de numéros.
Littérature et culture matérielle

"L’œuvre à faire devait avoir une triple forme : les hommes, les femmes et les choses, c’est-à-dire les personnes et la représentation matérielle qu’ils donnent de leur pensée ; enfin l’homme et la vie" : ainsi Balzac présentait-il le projet de La Comédie humaine. Comme Marta Caraion l'a montré dans Comment la littérature pense les objets (Champvallon, 2021), les décennies 1830-1840 sont fondatrices d’une littérature préoccupée de l’observation, de la description et de la mise en œuvre d’une pensée de la culture matérielle traduisant un monde socio-économique en expansion, dont est issue la société occidentale contemporaine. Un projet de recherches mené à l'Université de Lausanne avec le soutien du FNS a entrepris de cerner les modes d’existence des objets dans les textes littéraires et théoriques à partir d’un cadre chronologique large et d’un examen frontal du corpus.
Du 16 au 18 février 2022, le colloque "Littérature et culture matérielle (1830-2020)" se propose de retracer les héritages et les lignes de force d’une pensée littéraire de la culture matérielle des débuts de l’ère industrielle à nos sociétés dites post-industrielles, afin de mieux saisir l’évolution des usages et des représentations des objets. Les différentes interventions viseront à déterminer comment la littérature non seulement propose des représentations critiques du monde matériel (socio-économique) mais participe à sa modélisation philosophique, anthropologique, sociologique.
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La revue des parutions Acta fabula prépare de son côté un prochain dossier critique consacré aux objets et à la culture matérielle, à paraître sous le titre "Les objets, mode d'emploi". Les lectrices et lecteurs de Fabula désireux de rendre compte des titres retenus ou de proposer la recension d'un autre ouvrage relatif à la culture matérielle peuvent librement se faire connaître à l'adresse indiquée !
Desnos au travail

Ouverts à tous les amateurs de poésie, les archives et manuscrits du poète Robert Desnos numérisés par la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet se trouvent soumis à des pratiques de consultation très diverses, liées aux motivations de publics élargis, et permettent aussi d'adresser aux documents des questions moins consensuelles. Que demandons-nous et que pouvons-nous demander aux manuscrits numérisés ? En novembre 2017, une journée d'études a réuni à la Sorbonne nouvelle les conservatrices et la directrice de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, des chercheurs du laboratoire Thalim, des spécialistes de Desnos, d’autres des humanités numériques et des techniciens pour débattre de ces questions, et mesurer les apports à la connaissance mais aussi les difficultés liées à la numérisation des archives, aux arborescences, critères de classement, caractérisations des feuillets, sur un corpus diversifié… Les Colloques en ligne de Fabula accueillent aujourd'hui les actes de la journée Robert Desnos/ALMé : que demandons-nous aux manuscrits numérisés ?, réunis par Damiano de Pieri et Marie-Paule Berranger. Rappelons au passage la récente édition, issue de ce même fonds et déjà saluée par Fabula, des notes de Sommeils de ce rêveur forcené que fut Robert Desnos.
Un remède à l'amour ?

"Comment Tristan et Iseut ont-ils fait pour ne pas s’ennuyer et pour traverser les siècles avec leur amour idéal, brûlant, intact ? Comment sont-ils restés un modèle de l’amour depuis le Moyen Âge ? C’est qu’ils ne le sont pas restés. Ils le sont devenus. Tels que nous les connaissons, ils sont une invention du XIXe siècle." Que nous disent Tristan et Iseut aujourd’hui ? Michel Zink cherche une réponse en suivant dans Tristan et Yseut. Un remède à l'amour (Stock) les sinuosités de la légende médiévale, les interrogations, le trouble, les réticences, les enthousiasmes qu’elle a suscités à l’époque même. Tristan et Iseut s’aiment à la vie, à la mort. Ils incarnent la passion amoureuse à l’état pur. Mais qu’est-ce donc que cet amour de deux drogués, qui ont bu par erreur un breuvage que les poèmes médiévaux appellent un "poison" ? Cet amour qui saccage devoirs et fidélités ? Ces amants rusés, sournois, parfois cruels ? Avec d'autres de nos premiers romans, au XIIe siècle, Tristan et Yseut nous font entrer dans une ère du soupçon qui est plus que jamais la nôtre. Pour la Saint-Valentin, Fabula vous invite à lire un extrait de cet essai…
Marguerite Duras fait son cinéma

Le lien entre littérature et cinéma est fondamental dans l'œuvre de Duras. C'est son activité de cinéaste qui est ainsi mise en valeur dans la dernière publication des éditions P.O.L, Le cinéma que je fais. Écrits et entretiens : le volume donne à (re)lire les principes de son écriture cinématographique, sa conception du 7e art et ses limites. Mais Duras n'est pas la seule à adapter ses œuvres littéraires ; de nombreux réalisateurs ont souhaité et souhaitent toujours régulièrement porter à l'écran ses romans. Un colloque est en préparation à Lyon sur cette question, et il est encore temps de répondre à l'appel. Le dernier film de Claire Simon sorti sur les écrans français cette semaine porte cette fois non sur l'œuvre de Duras, mais sur sa vie avec Yann Andréa — dont la relation passionnelle avec l'auteur donne lieu à la publication en coffret de Cet amour-là et des entretiens avec Michèle Manceaux sur lesquels s'appuie justement le scénario de Vous ne désirez que moi.
Sous le titre "Duras ou les lectures illimitées", Marie-Pierre Tachet rend compte pour Acta fabula de l'essai de Jean Cléder sur la cinéaste et romancière.
"On va s'amuser"

Poète particulièrement discret, mais dont l'influence ne cesse de croître, Christophe Tarkos est mort à 41 ans, le 30 novembre 2003, laissant derrière lui une œuvre riche de vingt-quatre recueils et de plusieurs enregistrements de performance, mais aussi un grand nombre d'archives, léguées à l'IMEC, et patiemment recueillies par David Christoffel et Alexandre Mare dans un fort volume de 800 pages qui paraît aux éditions P.O.L. sous le titre Le Kilo et autres inédits. Cette parution s'inscrit dans l'entreprise de réédition progressive des oeuvres de Tarkos aux mêmes éditions P.O.L., et fait suite à la publication d'une anthologie (Le petit bidon). Elle donne à voir Tarkos au travail, plus expérimental encore que dans ses recueils publiés, en offrant aussi d'inattendus biographèmes : " Les fougères ont déjà reverdi en haut du chemin elles recouvriront bientôt le chemin et je m'y perdrai/Refermer chacun des volets/Replacer la faux dans la remise/Fermer le portail/Allumer la lumière". Fabula vous propose de feuilleter le volume...
Qu'est-ce que lire ?

Lire est l’affaire de tous. Naturel en apparence, le geste n’en est pas moins complexe, difficile à décrire comme à théoriser. Dans Qu'est-ce que lire ? (Vrin), Paul Mathias propose de penser la lecture comme cette activité qui consiste à "poursuivre les textes de ses propres pensées et actions", en courant le risque du malentendu en même temps que les succès de la glose. Mais nos interprétations ont-elles toutes quelque valeur de connaissance ou d’action? Que faisons-nous d’ailleurs, dorénavant, sur les réseaux qui nous inondent de mots et d’images? Lisons-nous encore? Il faudrait donc que le geste de tenir un livre et de fixer un écran soient les mêmes ? Lire est donc bien l’affaire de tous, mais requiert aussi la plus stricte attention de chacun.
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En 1919, les surréalistes demandaient aux écrivains : "Pourquoi écrivez-vous ?". Un siècle plus tard, la revue La règle du jeu interpelle ses contemporains sur leur usage de la lecture : "Comment lisez-vous ?". La même enquête peut-être, sous une autre forme. Le sommaire se parcourt comme une bibliothèque, qui enferme les lectures marquantes ou manquées, fertiles ou honteuses de Michel Houellebecq ou de Leos Carax, d’Arnaud Despleschin ou d’Emmanuel Carrere, de Martial Raysse ou de Mario Vargas Llosa, de Salman Rushdie ou d’Ahmad Massoud, du Général Sirwan Barzani, de Valérie Pécresse, d’Anne Hidalgo, de Yann Moix, Frédéric Beigbeder, Christine Angot ou Claudio Magris. Fabula vous invite à lire un extrait de l'ouvrage…
Rousseau romancier malgré lui : une exposition virtuelle

À l'initiative de Christophe Martin et à l'occasion de l'inscription de La Nouvelle Héloïse à l'Agrégation de lettres, la Bibliothèque de la Sorbonne propose une exposition en ligne qui révèle la richesse de ses collections propres. La Bibiothèque de la Sorbonne possède en effet, outre d’importantes éditions du roman, quelques fragments d’un document inestimable : le brouillon autographe du roman de Rousseau. Une exposition virtuelle en cinq parties.
La première, organisée autour de quelques feuilles de ce brouillon, invite à entrer « dans l’atelier du roman ».
La deuxième partie, « Le roman d’un philosophe », expose les principales œuvres philosophiques de Rousseau rédigées avant et après la publication de La Nouvelle Héloïse, depuis le Discours sur les sciences et les arts (1750) jusqu’au Contrat social (1762).
La troisième partie, « La mémoire du roman », propose de découvrir, en amont de l’œuvre, le dialogue que La Nouvelle Héloïseentretient avec divers romans du XVIIe et du XVIIIe siècles.
La quatrième partie invite à découvrir, en aval de la publication, la fortune éditoriale d’un "best-seller" qui rencontra un succès prodigieux.
La dernière partie évoque brièvement la réception d'un roman qui suscita d’intenses polémiques et exerça une influence profonde et durable à travers toute l’Europe pendant de longues décennies.
Voir le théâtre

On lit partout et on répète souvent que la Poétique d'Aristote entérine d'emblée le divorce entre la parole poétique et le spectacle scénique. Aristote n’aurait-il donc rien compris à la spectacularité du théâtre ? Ou bien s’agit-il là d’un préjugé, tributaire d’interprétations et corrections du texte sédimentées au fil des siècles ? Dans un essai accueilli par la collection "L'esprit des signes" des éditions Mimèsis, sous le titre Voir le théâtre. Théories aristotéliciennes et pratiques du spectacle, Guillaume Navaud entreprend de réinscrire la Poétique dans le projet philosophique d’Aristote, mais aussi de retracer l’histoire de sa réception à la fois chez les théoriciens et chez les praticiens du théâtre – en particulier ceux qui, entreprenant d’adapter sur scène Œdipe roi, ont dû se confronter à un problème imprévu : la tragédie érigée en modèle par Aristote ne contredit-elle pas la marginalisation du spectacle défendue par le classicisme ? Abordée sous la forme d’une enquête quasiment policière, cette traversée au cœur de la théorie occidentale du théâtre invite à prendre conscience que les héritages du passé peuvent conditionner inconsciemment nos interrogations présentes, mais aussi les éclairer. On peut lire sur Fabula l'Avant-Propos de l'ouvrage…
Le communisme comme exigence

Ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire, même parmi les vaincus. Voilà pourquoi nul ne parle et nul n’entend parler de Dionys Mascolo. Ennemi du stalinisme avant la destalinisation, de de Gaulle dès mai 58 et des guerres coloniales, pourfendeur de la misère des intellectuels français, de la paresse des militants et de toutes les idéologies de la mauvaise conscience, inspirateur rarement cité de Debord et de Deleuze, ami de Bataille et de Blanchot, lecteur de Nietzsche et de Saint-Just, acteur de mai 68, révolutionnaire, Dionys Mascolo (1916-1997) appartient à la tradition cachée du communisme français: celle qui fait que ce mot est demeuré malgré tout prononçable dans la seconde partie du XXe siècle – le communisme non comme idée, perspective ou hypothèse, mais comme exigence et mouvement vitaux, comme impossibilité de s’accommoder de ce qui est, comme refus du mensonge social. Les éditions La Fabrique donnent à lire sous le titre La révolution par l'amitié et avec une préface de Julien Coupat un recueil des textes s’étalant des années 1950 aux années 1980, et témoignant du vaste champ d’intervention de Dionys Mascolo. Fabula vous invite à parcourir le sommaire et lire la Présentation…
Logiques du rire : de la satire à l'anticipation

Illustrateur et satiriste de génie à l’influence considérable, Albert Robida (1848-1926) est resté fameux pour ses fresques d’anticipation, comme Le Vingtième siècle ou La Vie électrique, ou pour ses grands dessins de presse. On voit parfois en lui un précurseur de la science-fiction, un prophète visionnaire des sociétés du XXe siècle, ou même l’inventeur avant l’heure de la télévision, du téléphone et du voyage en avion… Dans Albert Robida. De la satire à l’anticipation (Les Impressions nouvelles), Claire Barel-Moisan et Mattihieu Letourneux proposent de replacer les grandes anticipations de Robida dans leur contexte, celui de la presse satirique et de ses cibles, mais aussi celui des logiques du rire au XIXe siècle : les transports, les médias, les femmes, la technophilie, les spectacles… C’est toute la culture de l’époque qui est passée au crible de sa verve satirique à travers une technique d’exagération qui le conduit à imaginer inlassablement ce que pourraient donner dans l’avenir les mutations qui transforment en profondeur le XIXe siècle finissant.
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Rappelons à l'occasion de cette parution un précédent ouvrage collectif consacré aux futurs d'Albert Rodiba, à l'initiative de Daniel Compère, Albert Robida. Du passé au futur (Encrage, 2006), ainsi que Bé)vues du futur : les imaginaires visuels de la dystopie (1840-1940), sous la direction de Clément Dessy et Valérie Stiénon (P.U. du Septentrion, 2015), mais aussi près de nous encore, et intégralement en ligne les actes du VIIe Congrès de la Société des Études romantiques et dix-neuviémistes (2018): Le XIXe siècle face au futur. Penser, représenter, rêver l'avenir au XIXe siècle.
La paria

Dans une copieuse biographie de Flora Tristan qui paraît aux éditions Gallimard, Brigitte Krulic recompose l’itinéraire d’une femme intempestive (1803-1844) qui a bousculé ses contemporains en se risquant dans cette chasse gardée masculine qu’est l’espace public. Constituer la classe ouvrière, proclamer l’égalité des sexes, redéfinir le code amoureux en consacrant le principe du consentement explicite des femmes : voilà la mission qu’elle se donne. Inlassablement, elle prend la plume, s’aventure sur le terrain pour affronter le spectacle de la misère, au Pérou, en Angleterre et à travers la France, à la rencontre des prolétaires – compagnons du Tour de France, associations ouvrières, vétérans des insurrections de canuts... Enfant du siècle des prophètes et des mages romantiques, Flora Tristan a voulu transférer sur le peuple une sacralité créée par la Révolution, et placer l’identité sexuelle au cœur de la question sociale. Fabula vous invite à feuilleter l'ouvrage…
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Acta fabula s'est régulièrement fait l'écho des ouvrages relatifs à Flora Tristan, notamment, au lendemain de la parution de Le Paradis un peu plus loin où Mario Vargas Llosa ressuscitait à la fois Flora et son petit-fils Paul Gauguin, du volume collectif De Flora Tristan à Mario Vargas Llosa, supervisé par Stéphane Michaud, dont la regrettée Adélaïde de Chatellus avait rendu compte sous le titre "Flora et Mario" ; ou l'essai de Porfirio Mamani Macedo, Flora Tristan : La paria et la femme étrangère dans son œuvre, salué par Mélanie Poitevin dans un article intitulé "Étrangère en son œuvre" ; ou encore du livre de Catherine Nesci, Le Flâneur et les flâneuses. Les femmes et la ville à l’époque romantique, chroniqué par Valérie Stiénon dans "L’invention de la flânerie au féminin.
La patience de Grisélidis

Née dans une famille de bourgeois intellectuels de Genève, vite orpheline de père, révoltée contre sa mère et l’éducation rigide qu’elle lui fait subir, artiste peintre, mère très jeune de quatre enfants de quatre pères différents, mise sur le trottoir par un amant, Grisélidis Réal voua sa vie à la défense des droits des travailleuses du sexe, sans jamais renoncer à son activité de peintre, écrivaine et poétesse. Nancy Huston dit son admiration pour cette figure rebelle dans une lettre ouverte publiée sous le beau titre de Reine du réel (Nils éd.). Nancy Huston préface également Chair vive, le recueil des poésies complètes de Grisélidis Réal que publient les éditions Seghers, dont on ne connaissait jusque-là que quelques rares poèmes seulement, apparus au fil de certains ouvrages et dans un recueil partiel publié en suisse. La création poétique fut peut-être son œuvre fondamentale: du symbolisme des débuts, au "récit" poétique poignant de la prostitution ou de la lutte contre le cancer, les poèmes de Grisélidis Réal racontent une vie, avec un art et une profondeur unique quand elle parle d’amour, de sexe, de maladie, de maternité… Fabula vous invite à lire un extrait du recueil…
La cinquantième livraison de la revue des Archives littéraires suisses Quarto rend hommage à la créativité verbale de Grisélidis Réal, d’abord en mettant en avant les documents issus de son fonds aux Archives littéraires suisses. On s’y intéresse notamment à son œuvre la plus connue, Le Noir est une couleur : à son aventure éditoriale ainsi qu’à ses dimensions éthiques et esthétiques. Il s’agira aussi d’évoquer l’art épistolaire réalien, l’impact philosophique de son fameux Carnet noir, sa place dans les écritures de la prostitution, son exemplarité enfin pour la recherche en sociologie.
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Rappelons que le Centre Grisélidis Réal a rendu accessibles les archives de l'auteure et de la militante déposées au sein de la bibliothèque de l'association Aspasie : un fonds inventorié de plus de 100'000 documents (articles de presse, correspondance, travaux de recherche, comptes rendus de colloques ou de congrès, affiches, manifestes) relatifs à la prostitution.
Écrire l'expérience au XVIIe siècle

Comment penser et écrire une histoire de l’expérience de vivre ? Telle est la question posée par Christian Jouhaud à partir de "l’espèce de journal" tenu pendant trente ans par Marie Du Bois, gentilhomme du Vendômois, valet de chambre des rois Louis XIII et Louis XIV. Ni livre de raison, ni autobiographie, ni journal spirituel, pas même une histoire de vie : dans Le Siècle de Marie Du Bois. Écrire l'expérience au XVIIe siècle (Seuil), Christian Jouhaud propose d'y lire une histoire des expériences d’un homme "ordinaire" en ses territoires de vie. Le je de Du Bois, qui s’exprime continûment, ne sert en effet aucun épanchement autobiographique, mais, de page en page, il permet de comprendre l’itinéraire de l’intériorisation des normes et des contraintes par quelqu’un qui a confié à l’activité d’écrire régulièrement la représentation de sa vie comme action. L’exercice pourrait sembler futile, ou mineur, si l’événement politique ne venait pas brutalement fracasser la mécanique diariste, finissant par politiser l’écriture, par exemple dans l’expérience intime de signes de désordre, comme pendant la Fronde, qui menacent la lisibilité d’un monde dont l’ordre est la valeur cardinale…
Formes de l'expérience

Croisant les legs de Marx, de Nietzsche et des néokantismes, instruite par les sciences de la culture, la philosophie de la culture interroge les formes de notre expérience des objets, leur sens et leur valeur pour la vie individuelle et sociale: "culture" renvoie moins ici à un domaine d’objet, encore moins à des "cultures" réifiées, qu’à une manière de questionner tout objet et les relations, aliénantes ou émancipatrices, appauvrissantes ou formatrices, que nous entretenons avec eux. Dans Philosophie de la culture. Formes de vie, valeurs, symboles (Vrin), Matthieu Amat et Carole Maigné ont réuni les textes clés de H. Blumenberg, E. Cassirer, S. Cavell, J. Derrida, J. Dewey, M. Horkheimer, M. Lazarus, H. Plessner, H. Schnädelbach, G. Simmel, G. Simondon, W. Windelband pour illustrer toute la richesse de ce qui reste un programme théorique et pratique depuis la Kulturphilosophie du début du siècle dernier, jusqu'à certaines orientations du pragmatisme, de l’anthropologie philosophique, de la théorie critique ou de la philosophie de la technique. L'anthologie nous donne à comprendre que la critique de la culture moderne est en même temps détermination d’une idée de la culture pour aujourd’hui.
Ulysse a cent ans

2022 est aussi l'année du centenaire d'Ulysses, paru le 2 février 1922, à la date du quarantième anniversaire de Joyce, grâce aux bons soins d’une éditrice vaillante sinon téméraire, Sylvia Beach, à l’enseigne de Shakespeare and Company à Paris. La revue Europe vient jeter une lumière aussi neuve que possible sur Ulysse tout en cherchant à susciter tout simplement le désir de lire ou relire ce roman réputé difficile mais après lequel les choses ne furent plus tout à fait les mêmes en termes d’écriture sinon de pensée. « Si mon livre n’est pas fait pour être lu, la vie n’est pas faite pour être vécue »,disait Joyce. Ainsi reliait-il le livre et le vivre. Expérience de lecture-vie sans solution possible de continuité, comme Philippe Forest en a fait la démonstration dans Beaucoup de jours dont Gallimard propose une nouvelle édition.
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Rappelons ausi le beau Portrait de Joyce en couple publié par Edna O'Brien sous le titre James et Nora (Sabine Wespieser) déjà salué par Fabula.
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La librairie parisienne Shakespeare and Company célèbre le centenaire de l’Ulysse, du 2 février, jour anniversaire du livre, jusqu’au 16 juin, date à laquelle les évènements du livre se déroulent, autrement appelée le "Bloomsday".
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Sur en-attendant-nadeau.fr, Tiphaine Samoyault nous invite à réfléchir sur la façon dont Joyce a transformé l'idée d'un absolu littéraire.
Éric Chevillard dans la chaîne de l'évolution

Où mieux enfermer un écrivain comme Éric Chevillard qu'au Museum d'Histoire naturelle ? Ce fut une nuit de novembre 2019, et la perspective n'eut d'abord rien d'effrayant : "Je n’ai pas l’intention de laisser ma peau aux taxidermistes du muséum ! Ils ont assez à faire avec l’éléphant de mer. Je suis sans doute le seul de la bande au contraire qui ne risque rien dans les heures à venir. Sont réunies ici les conditions de la plus parfaite sérénité. Ces toisons soyeuses, ces pelages, ces peluches… n’est-ce pas ce qui depuis toujours rassure l’enfant craintif dans le grand vide noir de la nuit ?" Mais cette nuit dans la grande galerie, Éric Chevillard la passera plus précisément dans la salle des espèces disparues et menacées. Il en a ramené L'Arche Titanic (Stock), où l’auteur se fait le sauveur de ces mondes perdus, en tentant de faire revenir à la vie des animaux disparus, notamment un œuf de vorompatra, grand émeu volatilisé depuis trois siècles. Car « Pour ressusciter les espèces éteintes, mieux que l’incertain clonage cellulaire, ne serait-il pas judicieux de s’en remettre à la poésie ? » Fabula vous invite à feuilleter l'ouvrage…
Au hasard

Dans Le Château des destins croisés, Italo Calvino faisait des cartes de tarot les instruments dont se servent des personnages privés de la parole pour raconter leur histoire. C'est que le tarot n’est pas seulement un jeu : comme outil de divination, il incarne la rencontre entre le hasard, les lois de la probabilité et l’espoir de prédire l’avenir. Dans Le hasard mode d’emploi. Divination, arithmétique et machines littéraires (éd. EHESS), Dominique Casajus explore ces activités de l’esprit à première vue sans lien les unes avec les autres que sont l’art divinatoire, les mathématiques, les jeux et la littérature, pour nous inviter à à nous perdre dans les sentiers qui conduisent du "pile ou face" à l’écriture romanesque. Un voyage dans le temps et l’espace qui est aussi une manière de regarder autrement l’ordre des savoirs et du monde.
La démocratie dans les lettres

Poser que la littérature s’est démocratisée depuis l’Ancien Régime, c'est dire à la fois que la littérature a gagné en audience grâce aux bienfaits de l’instruction publique et à l’essor de l’industrie des lettres, et qu'elle a en quelque sorte perdu de son caractère sacré pour devenir une simple production de masse aux vertus essentiellement divertissantes. Des Belles-Lettres à la littérature, les textes ont perdu de leur superbe et gagné en diffusion. Comment comprendre cette évolution ? La grande littérature a-t-elle gagné en force ou en importance en conquérant de nouveaux publics, ou bien la démocratisation du monde a-t-elle entraîné une légitimisation des sous-productions qui ont fini par étouffer les chefs-d’œuvre et les noyer dans le grand bain des publications courantes ? La fin des hiérarchies culturelles constituées entraîne-t-elle la mort de la littérature considérée comme forme d’art supérieure ? Et est-ce la littérature qui s’est démocratisée, ou la démocratie qui a imposé sa littérature contre les héritages du passé ? Telles sont les questions débattues par le volume issu d'un colloque tenu à la Fondation des Treilles et supervisé par Olivier Bessard-Banquy sous le titre Splendeurs et misères de la littérature. De la démocratisation des lettres (Dunod). Fabula vous invite à découvrir le sommaire et à lire l'introduction du volume…
Actualité de Roland Barthes (2000)

Sous l'intitulé Actualité de Roland Barthes, Alexandre Gefen et Marielle Macé avaient organisé à Paris au début de ce siècle un colloque, dont les actes avaient été sommairement réunis en ligne, avant de donner lieu à un volume Roland Barthes au lieu du roman (Desjonquères, 2002) ; les contributeurs y mettaient en lumière le caractère inclassable de Roland Barthes : débordant tous les genres et tous les concepts, le critique n’est jamais là où on l’attend, changeant de cap et de positionnement tant littéraire qu'idéologique au fil des ans. Fabula redonne à lire ces textes dans une version plus lisible, à la faveur de la modernisation du site. L'actualité de Barthes n'a pas pris fin en 2000, loin s'en faut, et Fabula en a régulièrement rendu compte, en signalant par exemple les premiers numéros d'une revue voué à sonder l'avenir de R. Barthes, la livraison de Critique fêtant le centenaire de sa naissance, l'édition des écrits de Barthes sur Proust, de ses cours au Collège de France, en proposant une recension du colloque de Cerisy consacré à Barthes en 2016, en traitant de la réception de Barthes à l'étranger, en saluant l'indispensable biographie de Tiphaine Samoyault, sans oublier les actes d'un journée d'études tenue à Lausanne et également accueillis parmi les Colloques en lignes de Fabula sous le titre "Roland Barthes, contemporanéités intempestives".
Au voleur !

Pourquoi certains philosophes parmi les plus importants du XXe siècle ont-ils élaboré des concepts d’anarchie indispensables pour comprendre la situation contemporaine de la pensée en matière d’éthique et de politique sans jamais toutefois se reconnaître anarchistes ? Comme si l’anarchisme était quelque chose d’inavouable, qu’il faudrait cacher alors même qu’on lui vole l’essentiel : la critique de la domination et de la logique de gouvernement. Dans Au voleur ! Anarchisme et philosophie (PUF), Catherine Malabou propose une interprétation critique de textes d’Aristote, Schürmann, Levinas, Derrida, Foucault, Agamben et Rancière, pour forger les éléments d’une pensée du "non-gouvernable", qui va bien au-delà d’un appel à la désobéissance ou d’une critique convenue du capitalisme. Au moment où s’éveille la conscience planétaire du besoin de politiques alternatives, Catherine Malabou propose de réélaborer une pensée philosophique de l’anarchisme. La seule qui permette d’interroger la légitimité même de la domination gouvernementale et de bousculer notre confiance en la nécessité d’être dirigés pour survivre.
Cartographier le surréalisme

Presque cent ans après sa création, le surréalisme ne cesse de susciter des émules, européens ou non. À l'occasion d'une exposition au Metropolitan Art Museum, Stephanie d'Alessandro et Matthew Cale proposent de relire l'histoire du surréalisme comme un phénomène international. Loin de l'autorité bretonienne et du groupe de Paris, le surréalisme s'adapte à différentes cultures : Japon, Etats-Unis, Hongrie, ont vu naître leur propre vision du surréalisme, plurielle, éclatée, différente. Divers articles traitent aussi du désir d'internationalisation du groupe, notamment au Bureau de recherches surréalistes. Les différentes contributions, renseignées et stimulantes, ouvrent des directions variées, notamment sur l'acclimatation du surréalisme aux religions locales (catholicisme aux Philippines, Soufisme au Moyen-Orient), et lieux habituellement écartés des mappemondes surréalistes, comme la Chine, "shooting star" du mouvement...
Refaire Mme Bovary

Une femme qui s'ennuie en ménage se laisse séduire par son voisin de palier. Ensemble, ils passent tout un dimanche : promenade à la campagne, déjeuner au restaurant, badinage... Céderont-ils à la tentation ? Tout semblait l'annoncer, jusqu'à ce que l'ennui les saisisse. Auront-ils même la force d'aller jusqu'à l'adultère ? La belle journée pourrait bien signer la fin des illusions... Paru en 1881, un an après la mort de Flaubert, Une belle journée réinterprète Madame Bovary, en racontant la même histoire, celle d'une impossible vie meilleure. Ce roman oublié nous est rendu par Thierry Poyet, et avec lui une écriture nerveuse alliée à un humour désabusé, qui fait d'Henry Céard (1851-1924) tout autre chose qu'un naturaliste mineur. Fabula vous propose de feuilleter l'ouvrage…
En lisant, en écrivant

Vous appréciez de découvrir tous les lundis matins au sommaire d'Acta fabula quatre nouveaux comptes rendus ? Vous ne comptez plus les ouvrages qui vous ont été ainsi signalés par notre revue de parution, au bénéfice de votre propre recherche ? Les dossiers critiques régulièrement proposés vous permettent de faire le point sur des questions récurrentes dans les travaux en cours ? Vous êtes très impatient de découvrir la recension de votre dernier ouvrage ? Pourquoi alors ne pas prendre acte qu'Acta fabula est une revue pleinement collaborative, et vous proposer pour rédiger un compte rendu ? Depuis le 1er janvier, une vingtaine de titres sont venus s'ajouter à notre longue "liste des livres en attente de rédacteur·trice" : découvrez-les, et suivez les indications données en haut de cette même page pour obtenir un exemplaire. Il y a forcément un titre fait pour vous…
Frontières de la fiction (1999)

Au tournant du siècle, la jeune équipe Fabula avait réuni des théoriciens de la fiction sur un forum électronique, ouvert aussi aux interventions des simples visiteurs, et au tout début de l'année 2000, les contributions définitives sélectionnées avaient fait l'objet sous le titre Frontières de la fiction d'un volume d'actes accessible en ligne au format Adobe PDF, mais aussi d'une publication papier aux Presses Universitaires de Bordeaux supervisée par Alexandre Gefen et René Audet. Vingt-deux ans plus tard, à la faveur de la mutation technique engagée par Fabula sous l'égide du CNRS et du Fonds National pour la Science Ouverte, les Colloques en ligne de Fabula redonnent accès à l'ensemble de ces textes, restés inchangés mais qui bénéficient désormais d'une mise en page qui en facilite la lecture ou la redécouverte (merci à Perrine Coudurier !). On y vérifiera sans surprise que la question des frontières de la fiction n'a rien perdu de son acuité.
Inspiration exposition

"Les vrais musées sont des endroits où le Temps devient Espace", déclare le héros-narrateur du Musée de l’Innocence d’Orhan Pamuk. Dans le cadre du roman, cette affirmation renvoie à la volonté du personnage de commémorer une passion impossible, en exposant divers objets ordinaires ayant appartenu à la femme aimée dans un lieu spécifiquement conçu à cet effet. Elle annonce aussi un projet plus ambitieux de l’écrivain turc qui a ouvert à Istanbul, en 2012, une institution éponyme conçue pour accompagner son récit, mais pouvant être visitée indépendamment de sa lecture. Autant dans la collection imaginaire que l’exposition réelle, le roman fait office de « catalogue relatant en détail l’histoire de chacun des objets d[u] musée ». Se profile ainsi un brouillage entre fiction et réalité, de même qu’entre durée narrative et accumulation concrète. Ces tensions fécondes entre production textuelle et cadre muséal sont au cœur du dossier « Inspirations littéraires de l’exposition. D’une matrice curatoriale contemporaine » codirigé par Corentin Lahouste et David Martens pour la revue Captures.
Illustr. : Istambul, The Innocence Foundation, © Orhan Pamuk
Des essais en archipel

Éditée par l'Université de Lausanne, la collection Archipel Essais permet chaque année à deux étudiants de Master de donner la forme d'un authentique essai à leur première recherche. Après Cohabiter la fiction d'Aurélien Maignant et À chœur perdu de Josefa Terribilini l'an passé, les deux nouveaux volumes font la part belle à des questions politiques : Julia Cela se penche sur Le Rap, littérature du monde social. Du featuring au mythe de la banlieue en montrant comment le rap institue ses propres dynamiques de légitimation pour élaborer une valeur symbolique spécifique. Fabula vous invite découvrir un extrait du volume… et à lire la Postface de Jérôme Meizoz : Une création verbale au collectif…
Vivien Poltier s'attache de son côté à Une contradiction fondamentale dans la littérature du travail, dans un essai sous-titré Les spectres du conflit dans la littérature contemporaine (1980-2020) : pourquoi certains écrivains, se détournant temporairement d’un magistère purement contemplatif et esthétique, décident-ils de représenter la sphère de la vie productive dont ils sont la plupart du temps séparés ? Comment rendre compte d’une expérience que l’on n’a pas vécue ? Et si l’on s’approche un temps de la condition laborieuse, à quelle condition est-il possible d’en témoigner ou d’en faire une fiction ? Fabula donne à lire un extrait de l'essai, ainsi que la Postface de Marta Caraion : Travailler, lire, s'engager…
Une littérature oraculaire

Sous le titre La littérature chinoise, littérature hors norme, Léon Vandermeersch entend proposer "un petit livre pour un grand sujet" : la spécificité de la littérature chinoise fondée sur une écriture idéographique, à la différence de toutes les écritures indo-européennes de la sphère occidentale où l’écriture est de type alphabétique. De notre côté donc, une écriture d’origine orale ; de l’autre, une écriture oraculaire monopolisée à la fin du XIIe siècle avant notre ère par les spécialistes de la divination. Léon Vandermeersch en développe les conséquences et les transformations depuis celles qui découlent de Confucius et du confucianisme, puis de la conversion en logographie quand s’impose le bouddhisme, jusqu’à la révolution culturelle du 4 mai 1929 qui abolit la langue graphique et universalise l’écriture en langue parlée. Fabula vous invite à feuilleter le livre…
Déclarations de matrimoine

Combien de femmes publiées entre le XVIIe et le début du XXe siècle sommes-nous capables de citer spontanément ? Il n'en a pas manqué pourtant, presque toutes tombées dans l'oubli alors même que certaines avaient pu connaître une vraie notoriété de leur vivant. Une nouvelle série initiée par Astrid Chauvineau dans la collection Librio de Flammarion vient nous redonner "les œuvres du matrimoine" pour inverser le cours de l'histoire littéraire. Six premiers titres sont disponibles dès ce mois de janvier, pour 3 € chacun : Belle Belle ou le Chevalier Fortuné/La Belle aux cheveux d'or de Madame d'Aulnoy, Histoire de M. le marquis de Cressy de Marie-Jeanne Riccoboni, Laissez-moi de Marcelle Sauvageot, Mademoiselle de Clermont de Félicité de Genlis, Isoline de Judith Gautier, et Vingt-Quatre Heures d'une femme sensible de Constance de Salm.
Le devoir d'intervention

En 1988 et 1989, Pierre Bourdieu consacrait son cours au Collège de France à un aspect aussi central que difficile de l’État : le service du bien public. Les fonctionnaires prétendent sacrifier leurs intérêts personnels, mais des actions gratuites, totalement désintéressées, sont-elles vraiment concevables ? Y a-t-il une part de vérité à décrire le droit comme un ensemble de règles universelles au-dessus des intérêts particuliers, ou n’est-ce là qu’idéologie ? Les bureaucrates sont-ils la classe qui pense, célébrée par Hegel (mais aussi Durkheim), ou les usurpateurs dénoncés par Marx ? La publication de L'Intérêt au désintéressement. Cours au Collège de France 1987-1989 (Seuil) donne à découvrir des analyses inédites de Bourdieu sur la genèse du champ juridique, la naissance des sciences sociales, l’usage de la notion de profession en sociologie… Paraissent dans le même temps aux mêmes éditions Raisons d'agir Microcosmes, un essai sur la théorie des champs dont le sociologue avait élaboré le plan en 1995 le plan à partir des articles non repris en livre sur les différents champs, ainsi qu'une bibliographie établie par Yvette Delsaut et poursuivie par Marie-Christine Rivière. Les éditions de l'EHESS réunissent quatre textes méconnus de Pierre Bourdieu qui font Retour sur la réflexivité.
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Les éditions Agone publient de leur côté une nouvelle édition complétée et actualisée du volume Interventions, 1961-2001, sous titré Science sociale et action politique, qui éclaire les soubassements politiques d’une œuvre qui ne s’est jamais coupée des chaos de l’histoire. Des interventions du sociologue, au début des années 1960 à propos de la guerre d’Algérie, à son dévoilement des mécanismes de reproduction de l’idéologie dominante, en passant par son analyse de la reproduction des inégalités par le système scolaire, il montre comment le sociologue a articulé, toute sa vie durant, les exigences du savant et les engagements de l’intellectuel.
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Quelles furent les pratiques de recherche qui ont rendu possibles les travaux de Pierre Bourdieu et de son équipe dans les années 1960 ? Fondé sur des archives inédites et des entretiens, l'ouvrage supervisé par Julien Duval, Johan Heilbron et Pernelle Issenhuth sous le titre Pierre Bourdieu et l’art de l’invention scientifique. Enquêter au Centre de sociologie européenne (1959-1969) dévoile un art de l’invention scientifique et éclaire un moment unique de l’histoire des sciences sociales.
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Dans Rendre la réalité inacceptable. À propos de "La production de l'idéologie dominante" (Points Seuil), Luc Boltanski revient sur l'un des articles signés avec le sociologue en 1976 dans l'un des premiers numéros des Actes de la recherche en sciences sociales, pour analyser la façon dont se fabriquent les thèmes qui, forgés dans des lieux de pouvoir, nourrissent les débats qui font l’actualité. Cette relecture, à trente ans de distance, révèle la permanence des ressorts mis au jour dans la décennie 70 : si les thématiques dont se nourrit l’idéologie dominante ne cessent de se déplacer, c'est précisément qu'une idéologie ne reste dominante qu'aussi longtemps qu'elle parvient à imposer l'idée d'un nécessaire "changement". De là qu'elle ait toujours l'avenir devant elle. Jusqu'à son renversement, par définition imprévisible.
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(Illustr.: P. Bourdieu photographié par J.-F. Campos à la Gare de Lyon, le 12 décembre 1995, aux côtés des grévistes qui s’opposaient à la réforme de la Sécurité sociale et du système de retraites menée par le gouvernement d’Alain Juppé sous la présidence de Jacques Chirac.)
Vibration et résonance

Depuis l'Antiquité, la métaphore des "cordes vibrantes" de l'art apparaît comme une constante pour désigner le sentiment de la beauté du monde ou du choc de l'art. Elle suggère que la relation esthétique aux œuvres et au monde peut être comprise sur un mode acoustique et peut ainsi être expliquée en recourant au modèle musical, où la résonance est centrale. Issu d'un colloque tenu en 2018 à la Fondation Polignac sous l'égide de la Sorbonne nouvelle, l'ouvrage supervisé par Nathalie Kremer et Sarah Nancy sous le titre Les cordes vibrantes de l'art. La relation esthétique comme résonance (Presses Universitaires de Rennes) vient approfondir le sens de ces deux notions clés de la relation esthétique : la vibration intérieure en tant que sensation vibratoire, qui engendre une participation affective et/ou cognitive du récepteur, et la résonance, qui permet d'étudier de plus près la réciprocité dynamique qui lie le récepteur à l'objet d'art qui le touche. Fabula vous invite à parcourir la Table des matières et à lire l'Introduction.
Breton et Paulhan. Puissance des occasions manquées

Les éditions Gallimard continuent la publication de la correspondance d'André Breton, entamée en 2016. Dans ce septième tome, la relation remplie d'estime entre le directeur de la N.R.F et le chef du groupe surréaliste livre toute son ambiguïté. Si on perçoit la fascination réciproque, depuis les premiers échanges jusqu'à la mort de Breton, la jalousie et l'incompréhension suscitent des crises. Le lecteur voit avec étonnement les lettres d'insultes succéder aux sollicitations et éloges. Y a-t-il eu, entre Paulhan et Breton, une occasion manquée ? Désir d'indépendance chez l'un, crainte de la Terreur littéraire de l'autre, les ont toujours opposés, depuis 1918 jusqu'à 1966. Ces divergences n'ont toutefois pas empêché une réelle entente autour de questions essentielles : pouvoir du langage, nécessité de la lecture, défense de Sade. Lorsque Breton meurt, Paulhan fait titrer : "Breton est mort. Tout est à recommencer." L'édition, précise, élégante et informée, de Clarisse Barthélémy donne une épaisseur certaine aux échanges des deux hommes en les inscrivant dans une perspective plus large et en exhumant un certain nombre de documents inédits. Fabula vous propose de feuilleter le volume...
Deux fois deux mains

Sartre et Beauvoir ont vécu, pensé, écrit ensemble durant de longues années : douées d’une parfaite autonomie (jamais d’écriture à quatre mains), leurs deux œuvres n’en sont pas moins profondément liées. Un sommaire de la revue Genesis supervisé par Jean Bourgault et Jean-Louis Jeannelle vient illustrer cette autonomie en s’attachant à présenter avec rigueur la genèse de quelques textes romanesques ou autobiographiques, tout en questionnant la genèse croisée de leurs œuvres, dont peu de traces subsistent, mais qui est décisive pour saisir la singularité de ce couple d’écrivains.
De la science-fiction au théâtre !?

Depuis une dizaine d’années au moins, on trouve avec une régularité certaine des éléments science-fictionnels au théâtre. Celui-ci a par ailleurs donné à la science-fiction quelques-unes de ses œuvres les plus célèbres, à l’instar de R.U.R. (1921) de Karel Čapek. Il est toutefois rare de faire une place à la science-fiction dans les études théâtrales, tout comme il est rare de faire une place au théâtre dans les études science-fictionnelles. Intitulé Le Théâtre de science-fiction : premiers éléments de cartographie, le 18e numéro de la revue ReS Futurae entend interroger cette incuriosité réciproque et engager l’étude de la SF au théâtre. Mais plutôt que d’identifier un corpus de "théâtre de science-fiction" à faire exister comme tel, il s'agit d’en questionner les modes d’existence. L’ambition n'est pas de planter un drapeau pour délimiter un territoire, mais d’assembler des éléments de cartographie permettant de se déplacer avec plus d’aisance dans un paysage nébuleux : celui des multiples formes et fonctions de la SF au théâtre, telle qu’elle s’y présente, mais aussi telle qu’on la perçoit et telle qu’on l’énonce. Sous la direction de Romain Bionda, le sommaire réunit des chercheurs, chercheuses et artistes travaillant en Allemagne, en Espagne, en France, en Grande-Bretagne, en Italie et en Suisse. L'ensemble des textes sont disponibles en OpenAccess.
La lecture vertueuse

En 2016, Andrei Minzetanu avait donné une efficace théorie des notes de lecture dans un essai intitulé Carnets de lecture. Généalogie d'une pratique littéraire (P.U. Vincennes), dont Victor Toubert avait rendu compte pour Acta fabula, sous le titre "Prise de notes & littérature : le carnet de lecture comme zone de transition". Le théoricien de la lecture fait paraître aujourd'hui La lecture vertueuse (Circé), par quoi il faut entendre le résultat d’une construction théorique qui veut proposer une cohabitation heureuse entre les lectures ordinaires et les lectures professionnelles, entre une épistémologie de l’objectivation et une épistémologie des vertus. Ses questions essentielles sont les suivantes : comment réconcilier le plaisir de l’adhésion et la liberté de la découverte avec la rigueur d’une méthode ? Sous quelles conditions nos lectures peuvent-elles nous permettre de multiplier nos croyances légitimes et justifiées ? Autrement dit, que doit-on faire et à quoi doit-on renoncer pour que la lecture facilite notre accès essentiel à la vérité ?
Les scènes politiques de Jacques Rancière

Il y a trente ans les augures annonçaient le triomphe mondial de la démocratie et l’avènement d’un âge consensuel où la considération réaliste des problèmes objectifs engendrerait un monde apaisé. Si ces belles espérances ont été cruellement démenties, ce n’est pas seulement par l’agression de forces externes. C’est de l’intérieur que le consensus s’est révélé comme la violence d’un capitalisme absolutisé et comme une machine à fabriquer toujours plus d’inégalité, d’exclusion et de haine. Telle est la démonstration proposée par Jacques Rancière dans son nouvel essai qui paraît sous le titre Les trente inglorieuses. Scènes politiques aux indispensables éditions La Fabrique. Les interventions réunies suivent les étapes de ce retournement à travers les campagnes de la pax americana, de l’invasion de l’Irak à celle du Capitole, et la progression continue chez nous d’un racisme d’en-haut qui a su enrôler à son service les progressismes désenchantés. Mais elles s’attachent aussi à suivre la dynamique des mouvements qui n’ont cessé d’affirmer, contre la logique mortifère du consensus, la puissance des égaux assemblés et leur capacité d’inventer d’autres formes de monde. Fabula vous invite à découvrir la Table des matières et à lire un extrait de l'ouvrage…
Gide entre dans la GF

Tombée de tout son haut dans le domaine public, l'œuvre d'André Gide fait son entrée dans la GF-Flammarion avec deux premiers titres procurés par Pierre Masson : Les Nourritures terrestres (1897), par lesquelles le jeune Gide entendait remplacer la mystique religieuse par une ferveur de l’expérience sensorielle des choses. Contre le puritanisme chrétien et le repli nationaliste, Gide lançait à toutes les formes de la vie un cri d’amour individualiste, exaltant une attente sensuelle du bonheur, en donnant une forme inédite à son ouvrage, entre prose et poésie, à la croisée du traité et du récit. Ce texte est logiquement accompagné par Les Nouvelles Nourritures (1935), qui retrace, après vingt ans d’évolution intellectuelle, l’aboutissement d’une réflexion plus altruiste, comme nouvel évangile proposé au monde de l’après-guerre, où l’enthousiasme lyrique cohabite avec un engagement rationaliste et social, centré sur cette difficile question : comment faire pour que la joie conquise jadis en solitaire puisse un jour être partagée par tous ? Fabula vous invite à feuilleter l'ouvrage… Paraissent dans le même temps Les Faux-Monnayeurs,rRécit d’apprentissage, revendiqué par Gide comme son premier roman, puzzle savamment construit, émaillé sur presque quarante ans de faits divers, d’événements historiques et autobiographiques. Jouant sur les codes du roman et sur la mise en abyme du journal d’Édouard, Gide compose l’un des grands romans modernes, une œuvre chorale, annonciatrice du Nouveau Roman. Fabula vous invite à feuilleter également cette nouvelle édition…
Sympathie de la nuit

On croyait connaître Germaine de Staël : la disciple de Rousseau, la théoricienne du progrès et l’adversaire acharnée de l’autoritarisme… Dans Sympathie de la nuit (Flammarion), Stéphanie Genand nous raconte comment cette image a volé pour elle en éclats à la lecture de trois de ses premières nouvelles restées inédites, et dont l'édition accompagne ici le récit de leur découverte. Une autre Staël y surgit, loin de la femme des Lumières : une Staël folle ou attirée jusqu’au vertige par la folie. Qui ne compose plus des traités, mais le tableau d’une raison impuissante. "Ses héroïnes, loin de briller dans les conversations, tiennent des propos aussi incohérents que les vies dont elles ont perdu le fil. Ses Folles ne sont pas des créatures monstrueuses : plutôt des jeunes femmes ordinaires, luttant pour avoir le droit de vivre et d’écrire. Nos sœurs de ténèbres qui nous aident à préférer, aux illusions des Lumières, la sympathie de la nuit." Fabula vous invite à feuilleter l'ouvrage…
Lectures sur le fil

Né par temps de confinement, le programme "Lectures sur le fil" invite des spécialistes de l’analyse du discours à présenter une œuvre de l’actualité littéraire, et à dérouler le fil de leurs idées.... Enregistré et diffusé par le Service Culturel de la Faculté des lettres de la Sorbonne, il prend aussi des formes écrites, accueillies au sein des Colloques en ligne de Fabula. Des romans sont ainsi décortiqués, décousus, recousus : Yasmina Reza, Fabcaro, Marie NDiaye, Simon Johannin, Maylis de Kerangal sont ainsi à l'honneur. Le tissage se poursuivra puisque la publication de ce colloque est évolutive, suivant le fil des conférences données à la bibliothèque de l'UFR de langue française de Sorbonne Université. Ces textes sont réunis par Cécile Narjoux (Sorbonne-Université) & mis en ligne par Perrine Coudurier (Sorbonne Université & Équipe Fabula)
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Le sommaire du colloque Lectures sur le fil s'est enrichi, en ce début d'année 2022, de trois articles portant sur Carole Martinez, un roman de Régis Jauffret et le dernier ouvrage de Léonor de Récondo.
Trois spécialistes de langue française analysent pour nous ces narrations contemporaines. La suite, bientôt...
(Illustr. : Roselyne de Villeneuve, d'après Sterne, Tristram Shandy)
Quoi de neuf en 2022 ? Molière !

Le mot de Sacha Guitry sera la devise de l'année 2022, où l'on fêtera un peu partout le quatre-centième anniversaire du dramaturge. Et comme Molière appartient à tout le monde et se prête à tous les traitements, on pardonnera à Francis Huster de donner un Dictionnaire amoureux de Molière (Plon), à Martial Poirson de dévoiler La Fabrique d'une gloire nationale (Seuil), à Boris Donné de trouver Molière (Cerf) entre ombre et lumière, à Marc Escola de chercher à corriger Le Misanthrope (Hermann), à Alain Riffaud de s'intéresser à Jean Ribou, Le libraire de Molière (PortaParole), ou à Élodie Bernard et Marc Douguet de s'attacher à Molière malgré lui (Hermann encore), mais aussi à Clara Dealberto, Jules Grandin et Christophe Schuwey d'offrir dans leur Atlas Molière (Les Arènes) une réduction more geometrico de la carrière du dramaturge. La revue Littératures classiques consacre une livraison à "La première réception de Molière dans l'espace européen (1660-1780)".
Les vraies festivités s'ouvriront dès le 6 janvier avec un colloque international "Retours sur Molière" qui emmènera le dramaturge de la Sorbonne à la Comédie-Française, de la Bibliothèque nationale de France au Val-de-Grâce et au Château de Chantilly. La cité du Roi-Soleil n'est pas en reste, qui veut faire revenir Molière à Versailles, pour une exposition patrimoniale à dater du 15 janvier. Sur le site de France Inter, Philippe Collin propose de redécouvrir en dix épisodes un auteur à l’image de son siècle, ou entre chien et loup. Et en Suisse romande, un projet FNS qui fédère les Universités de Lausanne, Fribourg et Genève se demande comment rire avec Molière en 2022.
(Illustration : Le Misanthrope/Les Quatre Molière de Vitez, m.e.s Gwenaël Morin, 2018)