Acta fabula
ISSN 2115-8037

2000
Printemps 2000 (volume 1, numéro 1)
titre article
Marc Escola

Le lieu de naissance

Christian Jouhaud, Les Pouvoirs de la littérature. Histoire d’un paradoxe, Paris : Gallimard, coll. « NRF Essais », 2000, 450 p., EAN 9782070730940.

1Il faut en croire les premiers mots de l’Introduction : « la littérature » ne constitue pas l’objet de ce livre, et on lira surtout un travail d’historien placé sous le patronage de Lucien Febvre — du Lucien Febvre d’Autour de l’Heptaméron. En quel sens alors entendre le titre ? Il est moins question ici de littérature que de «littérateurs» (un terme que Christian Jouhaud espère suffisamment « neutre ») dans leurs rapports avec le pouvoir politique au xviie siècle, « littérateurs » définis comme ces « acteurs sociaux à l’identité définie par une activité spécifique : la production et la publication d’écrits de formes diverses — dont l’assemblage, à la fois symbolique et pédagogique, construira plus tard le monument imaginaire appelé littérature ». Et le « paradoxe » dont Chr. Jouhaud veut écrire l’histoire se laisse lui‑même énoncer comme question historique :

Les hommes de lettres et leur activité bénéficient au xviie siècle d’une reconnaissance nouvelle et d’une croissante autonomie où se dessinent les contours d’un statut social en gestation, et pourtant leur dépendance à l’égard du pouvoir politique, disons du pouvoir d’État, semble n’avoir jamais été aussi contraignante. Comment un processus d’autonomisation peut-il passer par une dépendance renforcée ?

2Si la littérature « devient une arme dont le pouvoir use pour imposer son ordre sociopolitique dans les divers espaces de la production culturelle », le paradoxe est que dans le même temps la littérature apprend à puiser « son autonomie et ses propres pouvoirs dans cette soumission ». Ce qui s’accomplit dans cet échange fait signe vers la suite de l’histoire : « cette politisation de la littérature conduira pour finir à la littérarisation du pouvoir, lorsqu’au xviiie siècle la littérature deviendra un refuge critique et un tribunal moral. »

3On ne saurait toutefois décrire l’activité des « littérateurs » et l’émergence du premier espace littéraire sans se donner une définition de la littérature, fût‑elle énoncée « par défaut » ou comme définition simplement « possible » : la littérature, selon Chr. Jouhaud,

pourrait être considérée comme l’ensemble des productions scripturaires qui ne peuvent être identifiées à une discipline de savoir s’incarnant dans un lieu fixe, un corps (l’Université par exemple) ou un statut juridiquement codifié. Ce lieu par défaut où circulent hommes et textes crée un appel d’air : des œuvres issues de lieux de savoir constitués (le droit, la théologie, la controverses religieuse, la médecine, la philosophie, etc.), liées à des institutions, voire des corporations, se mettent aussi à y circuler, hors des espaces coutumiers de leur réception. Au fond, la littérature n’est alors que l’espace mouvant d’une littérarisation.

4L’« alliance objective » (l’expression est à prendre cum grano salis, précise Chr. Jouhaud) entre l’expansion du littéraire et celle d’un pouvoir politique « absolutiste » est un facteur parmi d’autres qui concourent à l’ouverture de ce premier espace littéraire.

5C’est donc pour l’essentiel la dynamique des « échanges » entre littérature et pouvoir qui retient l’historien, liens de clientèle et réciprocité des reconnaissances, et en définitive « l’instabilité des rencontres entre littérarisation et politisation » à une époque où rien n’est encore définitivement joué ; ce n’est pas un des moindres mérites du livre que de « restaurer » ainsi, dans chaque conflit, dans chaque querelle, « l’identité des possibles » : Chr. Jouhaud a voulu faire aussi « l’histoire des échecs, des impasses, des succès éphémères, des fausses bonnes idées, des hésitations et redonner par là quelque intensité à des choix oubliés, gommés en tant que tels par les effets mêmes des décisions qui les ont un jour tranchés. » La leçon d’histoire tient dans cette méfiance à l’égard des évidences rétrospectives. Elle s’écrit comme une série de «cas» qui forment autant de chapitres.

6Le premier s’intéresse aux conflits entre littérateurs des années 1620 autour des Lettres de Guez de Balzac, objet de la première de ces « querelles » qui scandent le processus de littérarisation au xviie siècle. Le second reconstitue l’histoire d’un succès de carrière, celle de J. Chapelain qui assoit progressivement un extraordinaire magistère. Le troisième « tente d’analyser les raisons d’un échec : pourquoi la monarchie absolue n’a‑t‑elle jamais pu obtenir l’écriture d’une histoire contemporaine qui la satisfasse ? » Échec riche d’enseignements sur les limites d’une utilité politique de la littérature, dans la mesure où l’histoire contemporaine peut apparaître comme le « lieu où se posait le plus intensément, le plus crûment aussi, la question des rapports entre pouvoir politique et écriture, entre savoir et techniques de persuasion ». On trouvera là des pages stimulantes qui s’attachent à des textes également passionnants : ceux de Charles Sorel, Scipion Dupleix et Guez de Balzac qui, avec Chapelain, ne cesse de venir hanter le champ de l’analyse ; Chr. Jouhaud s’arrête au passage sur différents Entretiens de Balzac parus en 1657, plus de trente ans après le premier recueil des Lettres, dont l’un au moins (sous le titre lui‑même curieux de « Deux histoires et une ») offre un saisissant brouillage de l’énonciation (p. 241 et sqq.).

7Le quatrième chapitre s’intéresse aux « équivoques de l’adhésion » dans les libelles et les épîtres dédicatoires des gens de théâtre : Dubosc-Montandré, Desmarets de Saint-Sorlin, Gaufreteau, le Corneille de l’«Épître à Richelieu» au lendemain de la Querelle du Cid (Horace, 1641) — Chr. Jouhaud avait déjà consacré à cette fameuse Épître un brillant article auquel Hélène Merlin donnait la réplique dans un même numéro de Dix-Septième Siècle (bibliographie). La cinquième « étude de cas » retrouve Guez de Balzac et ses « politiques », des premières Lettres au Prince et à Aristippe, la figure de Balzac apparaît en définitive, et tout au long du livre, comme le « point de fuite qui échappe à l’analyse historique et l’altère » :

Le cas d’un auteur tôt consacré comme Balzac, avec ses jeux subtils de polémiste, libelliste, épistolier, essayiste, poète latin et « orateur », conduit à la question du mobile et de l’unité de tant d’écritures, bref au désir de littérature.

8Chr. Jouhaud aura maintenu cette question à l’horizon de son travail, sans avancer vers elle sinon pour la différer davantage — à chacun de dire au prix de quelles frustrations pour son lecteur...

9Au terme de ces études menées avec une rare minutie, on sera peut‑être déçu par la minceur de l’« épilogue » que donne Chr. Jouhaud : le paradoxe initial se dédouble dans des propositions qui laissent rêver à d’autres développements. Si l’autonomie de la littérature s’est bien forgée dans une soumission acceptée, si « les littérateurs ont été utilisés pour domestiquer un champ culturel dont les dominants n’avaient pas de raison de souhaiter l’émancipation », ces hommes ont « bousculé les normes de comportement et cantonné l’autorité des “doctes” (érudites, jurisconsultes, orateurs) tout en délivrant des leçon de plaisir et de bon goût. Ils ont contribué à la rationalisation politique du champ culturel, dans la perspective de la raison d’État ; mais pour accomplir leur service direct (persuader des lecteurs, divertir les hommes de pouvoir et les célébrer, écrire leur histoire) et indirect (créer de nouvelles valeurs pour la culture de l’écrit), voire occulte (jouer le rôle de médiateurs grâce à leur capacité de circuler et de pénétrer), ils ont, par l’efficacité même de leur action, mis en place de subtils échanges de représentations et de reconnaissances. Des échanges qui ont pu transformer les plus talentueux d’entre eux, d’agents d’une politisation des lettres savantes ou mondaines, en agents d’une littérarisation du pouvoir et, plus largement, de l’espace public». Louis Marin avait élaboré, on le sait, plusieurs formules également saisissantes de ce chiasme selon lequel s’est historiquement institutionnalisé ce que nous appelons « littérature » : Chr. Jouhaud se sera jusqu’au bout refusé à le déployer, en se privant en outre des séductions qui faisaient la grâce d’un de ses précédents livres, La Main de Richelieu.

10C’est aussi que la navigation s’est volontairement tenue à des eaux bien étroites : les cinq études de cas viennent certes constituer des îlots soigneusement cartographiés, mais le lecteur de Chr. Jouhaud éprouve les plus grandes peines à reconstituer l’archipel. Est‑il vraiment possible de traiter en historien de l’émergence du premier espace littéraire sans tenter d’articuler pleinement un ensemble de facteurs d’institutionnalisation, comme un numéro déjà ancien des Annales auquel Chr. Jouhaud avait lui‑même collaboré (bibliographie) en avait donné l’exemple : « naissance de l’écrivain » (A. Viala, brièvement mentionné en note), institution d’un champ littéraire (le terme de P. Bourdieu, repris non sans polémiques par A. Viala, est manifestement évité sans qu’apparaisse clairement les raisons de ce refus), institution de l’Académie française (M. Fumaroli) à laquelle sont consacrées de brèves pages de l’Introduction, institution du commerce de librairie (R. Chartier), institution des différents « publics » (H. Merlin). On pressent ainsi l’importance d’une série de débats, non pas évités mais allusivement désignés (to the happy few), et le plus souvent simplement signalés en note : le lecteur méritait peut‑être qu’ils fussent vraiment explicités.

11Et l’on s’explique aussi mal en définitive, en dépit des précautions affichées par Chr. Jouhaud, ce qui peut conduire un historien à retracer la « carrière » de Chapelain sans entrer dans le détail de la Querelle du Cid, à étudier l’Épître d’Horace sans vraiment interroger les choix dramaturgiques de Corneille entre 1636 et 1641 et les bouleversements de la hiérarchie des genres dramatiques dans les années 1630, à traiter de l’historiographie royale sans prolonger l’analyse vers les textes postérieurs où se repensent les rapports de l’histoire et de la fiction narrative (Saint-Réal, Du Plaisir, Valincour) — les productions de fiction sont par ailleurs délibérément écartées du corpus. À trop vouloir circonscrire son objet, le livre de Chr. Jouhaud condamne les littérateurs et les textes étudiés à une insularité elle‑même paradoxale : œuvres sans véritable public, privées de généalogie, coupées de toute postérité — comme si le Pouvoir était finalement le seul destinataire de la Littérature.