Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Décembre 2015 (volume 16, numéro 8)
titre article
Laurence Daubercies

Les pratiques d’écriture comme stratégies ? Débat(s), usage(s) & méthodologie(s) autour d’un concept

On ne peut pas tout réduire à des stratégies. Pratiques d’écriture et trajectoires sociales, sous la direction de Dinah Ribard & Nicolas Schapira, Paris : Presses Universitaires de France, coll. « Les Littéraires », 2013, 206 p., EAN 9782130581635.

Débat autour d’un concept

1Certains concepts issus de la recherche en sciences humaines et sociales ont été galvaudés par un usage abondant et peu balisé du point de vue théorique. Tel est le cas de la notion de stratégie (d’écriture, d’auteur ou sociale), corollaire d’une approche sociologique des productions textuelles et souvent taxée de réductionniste. Celle-ci a notamment été accusée d’assimiler les choix professionnels, sociaux ou artistiques des individus à de froids calculs et de postuler abusivement la toute puissance de la rationalité des auteurs (p. 6).

2Ce volume collectif propose un retour à la fois théorique et empirique sur la portée et les usages du concept. Dans leur introduction, Dinah Ribard et Nicolas Schapira proposent un panorama critique des dernières contributions au débat sur l’intentionnalité et la détermination sociale des actions humaines, débat tributaire des théories de Pierre Bourdieu sur l’habitus1. Sont ainsi évoqués les apports et les limites des ouvrages de Laurent Thévenot2, Pierre-Michel Menger3 et Bernard Lahire4, parus ces dernières années. C’est dans ce contexte que les deux chercheurs interrogent la possibilité d’envisager les pratiques d’écriture comme des stratégies. L’ouvrage rassemble ensuite un kaléidoscope de réflexions sur les éventuels cadres d’application théorique et méthodologique de la perspective stratégique à la production textuelle. Dans ce contexte, les neuf contributeurs évaluent leurs objets de recherche au travers du prisme stratégique, jaugeant la pertinence et les modalités éventuelles de son emploi. Le volume se termine par une postface en deux volets, dans laquelle Gisèle Sapiro et Alain Viala reviennent séparément sur leurs usages passés de la notion dans des écrits fondateurs concernant respectivement le xxesiècle5 et l’âge classique6.

3Outre les apports des diverses contributions à leurs domaines d’études respectifs, il est intéressant de noter que toutes interrogent de manière plus ou moins explicite le rapport existant entre l’usage de la notion de stratégie et la nécessité d’une approche méthodologique fondée sur une observation séquencée des actions et de leurs temporalités. Il s’agit, comme l’explique A. Viala, de prêter une attention toute particulière à « l’échelle d’application » du principe de stratégie (p. 184), afin de restaurer la dimension synchronique et systémique des actions, limitant ainsi l’illusion rétrospective d’une intentionnalité absolue des acteurs. Si cette préoccupation est présente de manière transversale dans les différents articles, elle donne lieu à des inflexions théoriques, à des usages terminologiques et à des positionnements méthodologiques dont la diversité permet un retour nuancé et multifocal sur la problématique mise à l’honneur dans le volume.

Segmentation & temporalité de l’action

4Pascale Girard, Jean-Luc Chappey et Héloïse Hermant expriment tous trois explicitement le souci d’une approche méthodologique fondée sur une analyse segmentée, in praesentia, des productions textuelles concernées, évitant le retour rétrospectif unique sur un bloc d’actions.

5P. Girard étudie l’évolution des arguments avancés dans les lettres successives de demande de mission aux Indes écrites par les jésuites au xviiesiècle. Elle insiste sur l’apport d’une méthodologie consistant à mettre la notion de stratégie en lien avec « la temporalité de l’individu » (p. 36) et, par extension, de ses écrits. Ici, c’est l’analyse des différentes actions dans la succession de leurs singularités qui, préférée à un unique retour rétrospectif sur le fait historique, fait apparaître tout le potentiel du concept de stratégie. De même, J.-L. Chappey propose lui aussi d’associer la notion de stratégie à un regard immanent sur l’action d’écriture : il réévalue ainsien synchronie — et non depuis un déterminisme historique a posteriori — les parcours de publication de trois individus ayant tenté de se faire reconnaître comme hommes de lettres dans les années politiquement instables ayant suivi la Révolution française. De cette approche, il émerge selon lui que « l’usage de la notion de stratégie participe ainsi à la construction d’un contexte qui n’est jamais donné d’avance, mais qui émerge à travers la prise en compte du champ des possibles dans lequel chaque acteur est situé » (p. 66). H. Hermant explicite quant à elle le lien entre découpage temporel et délimitation d’unités d’actions. Dans son étude du rôle joué par la diffusion des écrits en matière de stratégie politique lors du processus d’accession au pouvoir du fils bâtard du roi d’Espagne, elle consacre une sous-section entière au problème du séquençage temporel des actions et à l’impact de ce dernier sur « l’appréhension de l’intentionnalité des acteurs » (p. 156). Selon elle, des séquences trop compactes en évènements ou recouvrant une trop longue période conduisent à des conclusions hâtives et réductionnistes. Dans ce contexte, une séquence doit être « constituée par un échange modifiant un contexte et la façon dont sont perçus les acteurs » (p. 158).

Séquençage en actions individuelles

6Dans son étude consacrée aux rapports entre la création des premières chaires de droit français en 1679 et les trajectoires et productions textuelles d’individus ayant côtoyé la faculté de droit de l’Université de Paris, D. Ribard sensibilise le lecteur à l’importance méthodologique d’une segmentation appropriée de l’action. Elle insiste toutefois davantage sur l’importance de la prise en compte de plusieurs actions individuelles au sein de la séquence temporelle menant à un fait historique déterminé. Le découpage ici mis en valeur est un découpage vertical (on envisage une séquence historico-temporelle comme faisceau d’actions convergentes plutôt que comme bloc auto-généré), et non un découpage purement horizontal des actions sur l’axe du temps. D. Ribard aborde ainsi la notion de stratégie par le biais d’un « passage à l’action individuelle » (p. 91) comme manière de faire apparaître les enjeux et les médiateurs d’un événement socio-historique (ici, le rôle de la production littéraire dans la création de chaires de droit français).

Dimension projective de la stratégie

7Les liens entre l’approche stratégique et la temporalité de l’action sont également au cœur des réflexions de Christian Jouhaud, qui aborde le rapport entre la transformation d’un patrimoine immobilier et la « transmission par écrit d’une expérience sociale et spirituelle » (p. 95). Sa préoccupation méthodologique principale ne s’exprime toutefois pas en termes de séquençage d’une unité en différentes composantes (de temps et/ou d’action), mais porte davantage sur la perception de la stratégie comme projection, comme construction tournée vers le futur. Ici, c’est le développement écrit d’une « pensée anticipatrice de ses futures actions » qui autorise le sujet à « construire d’éventuelles stratégies de réussite » (p. 101). L’auteur manifeste cependant la même conscience des enjeux du rapport entre l’action immédiate et la perception rétrospective de l’observateur, puisqu’il souligne « le croisement des dynamiques narratives d’un acteur du passé et des dynamiques interprétatives de l’historien » qui « a pour effet d’ordonner en stratégie des actions observées en mouvement » (ibid.).

Alternatives terminologiques

8Si elles portent la trace d’un positionnement méthodologique similaire, les réflexions de N. Schapira et Bérengère Parmentier aboutissent à une légère distanciation avec l’usage générique du terme « stratégie », très chargé sémantiquement, et évoquent de possibles nuances terminologiques.

9Ainsi, N. Schapira, qui se penche sur la manière dont les écrits du secrétaire Louis Videl constituent des actions participant à la construction dynamique de sa double identité sociale de secrétaire et de littérateur au xviiesiècle, associe la notion de stratégie à un lissage artificiel des phénomènes de succession d’actions et de progressions (p. 143). Il propose de clarifier le problème posé par ce réductionnisme en préférant le rapport d’identité sociale/action à celui d’habitus/stratégie. B. Parmentier s’attache quant à elle à l’étude des stratégies associées aux écrits de François Davant, auteur de nombreux manuscrits prophétiques et souvent délirants au xviiesiècle. Tout comme ses collaborateurs, elle porte une attention toute spécifique au problème de la « temporalité de l’action » (p. 110). La chercheuse, comme N. Schapira, développe une représentation projective de la stratégie, qui articule « les moyens et les fins de l’action sur une durée plus longue » (p. 111). Pour se référer à la dimension immédiate et pratique des actions de Davant, elle souligne l’utilité de l’appellation « tactique ». Elle rejoint ainsi les considérations théoriques développées en fin de volume par A. Viala, selon qui « on ne devrait mettre en jeu l’idée de stratégie que, d’une part, pour rendre compte de luttes, d’actions de forces, et d’autre part, à sa juste place dans la série des actions, entre la décision globale et les réalisations pratiques, tactiques » (p. 184).

Limites de l’intentionnalité

10La préoccupation pour la réduction des unités temporelles et actionnelles dans les analyses stratégiques est donc en lien avec une volonté de mettre à distance les connotations de « calcul » souvent associées au concept. Dans leurs études conclusives, G. Sapiro et A. Viala relativisent d’ailleurs tous deux l’absolutisme de la rationalité de l’acteur, tout en défendant la pertinence de telles approches. Interrogeant les modalités d’application du concept aux univers artistiques, G. Sapiro affirme ainsi que l’« on peut nier que tous les choix relèvent d’une stratégie consciente, sans nécessairement remettre en cause l’utilité de la notion même de stratégie pour appréhender ce travail d’anticipation [l’écriture] et les objectifs auxquels il est plus ou moins subordonné » (p. 166). Revenant lui aussi sur son usage du concept dans ses travaux antérieurs, A. Viala confirme ce positionnement, soulignant qu’« une stratégie ne se borne pas à un plan préétabli mais est une dynamique qui évolue dans une interaction » (p. 190).

11On ne peut pas tout réduire à des stratégies est tout particulièrement susceptible d’éclairer les démarches des historiens de la littérature sensibles aux perspectives sociologiques sur le littéraire. Ce volume collectif propose en effet un retour complet, critique et exemplifié sur les usages et définitions du concept de stratégie, mettant en rapport les trajectoires sociales et les pratiques d’écritures. Sans tenter d’éviter les points fuyants ou controversés associés à l’utilisation de la notion, les contributeurs interrogent au contraire le problème de l’intentionnalité des acteurs et proposent diverses pistes de réflexion ouvertes et éclairées visant à la mise en place d’un outillage théorique et d’une méthodologie fiable pour l’usage du concept.