Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Mai-juin-juillet 2015 (volume 16, numéro 5)
titre article
Georges A. Bertrand

L’Orient, au regard de l’Occident… & de l’Orient

L’Orient des revues (XIXe et XXe siècles), sous la direction de Daniel Lançon, Grenoble : ELLUG, coll. « Vers l’Orient », 2014, 198 p., EAN 9782843102868.

1En réunissant neuf études portant sur les visions qu’eurent les intellectuels français et/ou francophones de l’Orient, au sens large, et qu’ils exprimèrent dans diverses revues, des années 1830 à la fin des années 1960, Daniel Lançon, professeur à l’Université de Grenoble, a voulu proposer un panorama, à la fois concret et précis, même s’il ne peut être que succinct et partiel, de l’évolution de la pensée, la plupart du temps française, donc occidentale, sur l’Orient.

2La période retenue recouvre presque exactement celle pendant laquelle la France a colonisé l’Algérie, à savoir un territoire faisant partie du Maghreb, mot arabe signifiant « occident » en français, mais assimilé le plus souvent à l’Orient car lié par la géographie, l’histoire, et surtout par l’imaginaire, au monde arabo‑musulman situé à l’orient de celle‑ci.

3C’est cet état de fait, la présence française en Algérie, mais également dans d’autres régions du monde dit « oriental », du Proche au Moyen‑Orient, qui « orienta » le regard intellectuel français puis francophone venu de ces terres plus ou moins lointaines, au gré d’une part de l’évolution des idées dans la France de ces années‑là, et d’autre part de celles en gestation puis en développement dans les autres régions ou États considérés ici.

4Dans l’ouvrage L’Orient des revues (xixe et xxe siècles), publié dans la collection « Vers l’Orient » par l’Université Stendhal de Grenoble, on peut ainsi découvrir neuf regards universitaires et contemporains sur une quinzaine de revues françaises, aussi bien « savantes » que populaires, parues au cours des deux siècles passés. L’Orient traité ici est stricto sensu « tout ce qui est à l’Est de la France, à commencer par les Balkans ainsi que les pays autrefois dits « de l’Est », jusqu’à l’Inde, l’Extrême‑Orient étant à peine évoqué, laissé à une découverte plus contemporaine, au‑delà des limites posées par D. Lançon, le responsable de la collection. Et ces neuf regards proposent un kaléidoscope de ce que pouvaient penser les rédacteurs des articles publiés à l’époque, qui pouvaient être aussi bien des écrivains reconnus que des journalistes ou bien encore des voyageurs attirés par l’Orient. Ces derniers ont rendu compte des pays qu’ils découvraient, traversaient ou étudiaient de leur bibliothèque, mais également de l’état de leur propre société, de sa culture et de sa place dans le monde, éléments qui dépendent aussi bien de l’idéologie propre à chaque revue que de celle des rédacteurs des articles, mais aussi de l’évolution géopolitique de l’Eurasie au cours des années couvertes par l’étude.

Des textes d’une grande variété

5Les revues examinées vont de la Revue des deux mondes, pour des articles publiés entre 1829 et 1856, à la Nouvelle Revue Française, pour des articles écrits au cours des années 1960, une perspective chronologique ayant été adoptée pour mieux rendre compte de l’évolution des idées en France et sur Orient, de la colonisation à la décolonisation, en passant par le développement des nationalistes arabes avec, en toile de fond, les deux Guerres mondiales. Au cours de cette longue période, un certain nombre de périodiques se sont intéressés, de manières fort diverses, à l’Orient et la difficulté des rédacteurs des études les concernant est d’en rendre compte de façon synthétique sans en trahir l’esprit. Car non seulement celles‑ci n’ont pas privilégié les mêmes objectifs, mais ne se sont pas adressées au même public, puisque certaines, comme l’écrit D. Lançon dans l’introduction au recueil, étaient soumises « aux impératifs d’une “opinion” » alors que d’autres cherchaient « à la forger » sans oublier que le public destinataire pouvait être soit « populaire », soit plus « intellectuel ». Les articles sont si divers qu’il est impossible d’en tirer des conclusions univoques, et plusieurs commentateurs soulignent combien la thèse d’Edward Saïd est réductrice : l’Orient a peut‑être été une invention de l’Europe, mais dans les revues étudiées ici, cet Orient est si multiforme, si contradictoire, que cette affirmation perd de sa pertinence. Certaines en effet proposent des réflexions sur la situation politique des orients en question, sur celle de la France à leur encontre (pour ou contre « notre » colonisation par exemple), d’autres nous emmènent dans des voyages pittoresques au moyen de récits de séjours en terre plus ou moins lointaines, le tout agrémenté d’illustrations les rendant plus « exotiques ». D’autres encore, surtout à partir des années 1920, laissent la parole à des écrivains issus de ces pays, même si, la plupart du temps, lesdits écrivains avaient reçu une éducation française et possédaient une solide culture européenne.

6Il ne s’agit pas de nier combien le regard occidental, français en l’occurrence, a été façonné par l’environnement aussi bien historique que géographique ou encore idéologique de cette période, avec cette tendance à l’essentialisme qui réduit tout peuple à un ensemble, forcément caricatural, de caractéristiques communes, mais de considérer que, selon les revues, selon leurs auteurs (car, dans une même revue, il a pu y avoir des avis totalement contradictoires exprimés), les études sur l’Orient ont été souvent bien plus subtiles qu’on ne l’imagine souvent.

7À côté d’un Occident en crise, secoué par deux Guerres mondiales, l’Orient, par son étrangeté, celle de ses religions et de ses philosophies — surtout en ce qui concerne l’Inde — séduit un grand nombre de commentateurs, de journalistes et d’écrivains français. Liant la notion d’éloignement géographique à l’idée d’une remontée dans le temps, de nombreux auteurs s’imaginent qu’en découvrant ces régions « arriérées », ils vont pouvoir retrouver comme les origines de leur civilisation. Ces auteurs étudient et commentent « leur » Orient, alors que les auteurs issus des pays étudiés sont amenés à n’écrire que sur ceux‑ci, et cela sera valable aussi bien pour les écrivains indiens qu’algériens par exemple. Ces auteurs dits « locaux », emplis de culture et d’idéologies occidentales, la marxisme entre autres, sont attirés par notre système de pensée, mais ne l’appliquent qu’à leur propre culture, puisque jamais ne sera publié un seul article concernant leur opinion sur la culture occidentale, sur la France par exemple, et sur le regard qu’ils devaient poser sur elle. Ils ne considéreront de la France que ce qui eut des conséquences sur le fonctionnement de leur propre société, l’évolution appréciée ou regrettée de leur propre culture.

8L’intérêt des textes cités dans ce recueil est ainsi essentiel car il permet de constater la polyphonie des opinions sur des orients pluriels, rendant tout jugement définitif sur « l’Orient » aussi improbable qu’absurde.

Des textes d’une grande actualité

9Même si les textes étudiés dans cet ouvrage ont été écrits dans leur grande majorité entre 1830 et 1960, ils restent d’une remarquable actualité et ce pour plusieurs raisons mises en valeur par les rédacteurs des « enquêtes » ici réunies.

10Il est par exemple étonnant de constater quelles sont les idéologies en vogue dans certaines publications, comme dans la Revue des deux mondes autour des années 1840, où l’Europe occidentale est considérée comme étant « en déclin » et devant se régénérer du côté de l’Europe orientale, qui serait comme un « paradis perdu ». Même si les anciens pays de l’Est n’apparaissent plus ainsi à nos yeux, la notion de déclin de l’Occident est plus que jamais d’actualité. Comme le reste, à l’autre extrémité de l’empan temporel choisi par le directeur de la publication, le débat mis en lumière par les Temps modernes au cours des années 1960, dont la rédaction était extrêmement divisée entre pro‑israéliens et pro‑palestiniens.

11Sont également toujours d’actualité les relevés de jugements plus ou moins irréfléchis ou idéologisés des écrivains français sur le monde arabe et musulman, puisque, hier comme aujourd’hui, le monde musulman est synonyme de monde arabe alors que les Arabes n’en constituent qu’à peine 20 % de la population. La colonisation française du Maghreb, même si elle prit des formes différentes selon les pays, est la plupart du temps considérée comme un apport civilisationnel à des sociétés nécessairement « inférieures », même si elle sont tout de même dignes d’intérêt, par un exotisme nous emportant loin de notre quotidien. Et souvent, même si, à côté de récits de voyages, apparaît peu à peu un autre type d’écrits, plus historiques, plus en phase avec la réalité décrite, il n’est pas rare qu’on y essaie, sans cesse, de ramener tout ce que l’on trouve d’important chez l’autre à une origine qui ne peut nécessairement qu’être grecque ou romaine, à savoir « occidentale », même si les Grecs de l’Antiquité ne se considéraient pas du tout comme « européens ».

12Souvent sera exprimée dans les articles l’opposition, très arbitraire et idéologique, entre un Occident nécessairement rationaliste, ouvert aux « Lumières », et un Orient noyé dans son fatalisme, ses superstitions et des traditions qui ne peuvent que l’empêcher d’évoluer, opinions toujours exprimées par certains « experts » actuels. Pourtant, dans les Cahiers du Sud, des intellectuels essaieront, entre 1925 et 1966 — et cela est également d’une grande actualité —, de mettre en lumière tout ce qui pourrait rapprocher dans un « métissage » culturel idéalisé l’Orient et l’Occident, en insistant sur la nécessaire leçon que les uns pourraient tirer du compagnonnage des autres. Entre la technique et la spiritualité, peut‑être des passerelles sont‑elles envisageables, peut‑être même que l’union des deux pourraient être réalisables pour le bénéfice de tous ? En s’appuyant sur les liens entre les deux civilisations, la chrétienne et la musulmane au cours du Moyen Âge, en Andalousie ou en Occitanie par exemple, ne pourrait‑on pas, comme l’écrit Jean Ballard qui a « porté » si longtemps les Cahiers,

rêver encore d’une civilisation méditerranéenne à formule ample, où l’Islam interviendrait comme au Moyen-Âge pour affiner, enrichir l’intelligence gréco‑latine et aiderait à la création d’un nouveau syncrétisme dont notre mer serait le lieu et le véhicule1.

13Perspective fort louable, même s’il ne faut pas oublier que le numéro d’où est tirée cette phrase comportait des dizaines de pages de publicité vantant les bienfaits des transports français vers les colonies, grâce à nos bateaux, nos voitures, permettant d’apporter nos marchandises qui ne pouvaient qu’être indispensables aux « autres »…

14Cette schizophrénie éditoriale se retrouve dans les textes écrits par les écrivains francophones, qu’ils soient libanais, égyptiens, algériens ou turcs, qu’il s’agisse de textes de fiction ou de réflexion. Ils peuvent parfois mettre en cause la politique française à leur égard, rechercher une « Renaissance » du monde arabe et/ou musulman, parfois, pour certains, dans l’arabo‑islamisme, et, en même temps, céder aux influences occidentales, françaises. La langue utilisée par ces écrivains, le français, n’est‑elle pas déjà la preuve que, plus jamais, l’expression orientale des peuples qui furent colonisés par la France, ne reprendra le fil d’une tradition interrompue au xixe siècle ? Le mot « arabiser » prend place dans le Petit Larousse en 1963, comme le souligne D. Lançon et le mot « francophonie », dans le sens de « francophonie politique et éditoriale », est, lui, tout à fait contemporain, devenu synonyme de cette « littérature-monde » chère à Michel Le Bris.


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15Cette enquête sur l’Orient tel que se le représentent les revues des xixe et xxe siècles permet, comme en « accéléré », de parcourir cent trente années de relations intellectuelles complexes entre la France et les aires principalement arabe et musulmane, relations de divers ordres, selon l’époque, l’origine du rédacteur de l’article, et, plus important, le point de vue adopté par celui‑ci, face à un monde qui, malgré tout, le fascine et sur lequel il lui faut sans cesse revenir. Elle permet également de prouver, une fois encore, combien l’histoire ainsi que la géographie sont des affaires de « présent », à savoir que toute étude sur le passé ne peut être appréciée que si l’on met « en situation » les événements ou les conceptions du monde, à savoir qu’on les considère comme un aujourd’hui mouvant et insaisissable.