Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Mai-juin-juillet 2015 (volume 16, numéro 5)
titre article
Marc Hersant

Présence de Racine dans les romans du XVIIIe siècle

Catherine Ramond, La Voix racinienne dans les romans du dix-huitième siècle, Paris : Honoré Champion, « Les dix-huitièmes siècles », 2014, 320 p., EAN 9782745326065.

1Cet ouvrage, dans la continuité d’une étude précédente de Catherine Ramond sur Roman et théâtre au xviiie siècle : le dialogue des genres (Voltaire Foundation, 2012), traverse toute l’histoire du roman du xviiie siècle pour y montrer la présence à la fois diffuse, éclatée et mélangée à d’autres sphères stylistiques, du poète tragique le plus admiré en France à l’époque des Lumières. Cette enquête peut sembler paradoxale : d’abord parce que, comme le remarque C. Ramond dans l’introduction de son livre, une étude de l’influence de Racine sur le théâtre du xviiie siècle pourrait paraître plus attendue, tant le culte de Racine, qui culmine dans l’admiration presque sans réserves de Voltaire, et qui, quand il ne se porte pas sur le dramaturge, concerne au moins le poète, reste une évidence tout au long de la période. Ensuite, parce que le roman du xviiie siècle, loin du monde de héros, de princes et de demi‑dieux du théâtre racinien, présente une vision de plus en plus complexe de diverses sphères sociales de la réalité du temps, en n’hésitant pas, dans certains, cas, à mettre en scène, non seulement la vie bourgeoise, mais les plus basses conditions, et jusqu’aux aspects les plus triviaux et prosaïques de l’existence. Enfin, les deux tentatives les plus ambitieuses pour mettre en perspective les principales tendances esthétiques de la littérature occidentale, celles de Bakhtine et d’Auerbach, semblent creuser un gouffre entre Racine et le roman du xviiie siècle : la première, parce qu’elle voit dans le roman le genre par excellence du brassage des styles et des registres, et donc le plus absolument étranger au maintien absolu et constant du théâtre racinien dans le style le plus élevé ; la seconde, parce qu’elle interprète le xviiie siècle français dans son entier, à travers l’analyse d’extraits de Prévost, de Voltaire et de Saint-Simon, comme un moment essentiel de fusion des styles nobles et bas qui se mêlent de manière inextricable dans un cadre esthétique « réaliste » (dans un sens qui n’a évidemment rien à voir avec le xixe siècle). Et pourtant Racine, cet ouvrage le montre de manière décisive, hante littéralement tout le roman français du xviiie siècle : cette présence obsédante a parmi ses raisons principales, en dehors de la profonde intimité du siècle avec son œuvre, même si les pièces les plus admirées de Racine à cette époque n’étaient pas toujours celles qui ont gardé le plus grand pouvoir d’enchantement aujourd’hui, la fascination exercée par Racine en tant que peintre des passions ; en outre, le modèle intimidant de Racine en matière d’écriture tragique, qui pouvait paralyser la création dans son genre propre, semble pouvoir devenir l’objet d’une appropriation plus libre et plus souple par les romanciers, précisément parce qu’ils ne se sentent pas en concurrence avec lui :

Ce qu’aucun dramaturge n’osait faire (imiter Racine, le réécrire), les romanciers l’ont fait, parce qu’ils ne risquaient pas la comparaison, et parce que le roman, qui est un « persan » comme l’a montré Jean-Paul Sermain, se nourrit d’emprunts, de reprises et de recyclages divers. (p. 17)

2Enfin, le xviiie siècle, s’il ne se contente heureusement pas de singer sur le plan esthétique les grands modèles du siècle de précédent, entretient vis-à-vis d’eux une attitude parfois ironique voire parodique, mais plus souvent encore une relation nostalgique, ancrée dans la certitude intime d’un déclin et d’un ressassement : cette dernière position amène parfois le xviiie siècle à faire entrer en dialogue ses créations propres avec une sorte de paradis esthétique perdu que Racine incarne aux yeux de bien des hommes de l’époque des Lumières. La présence de Racine dans les romans du xviiie siècle est donc tour à tour proche ou lointaine, explicite ou implicite, ironique ou sérieuse, littérale ou allusive, ces différentes manières d’obséder le siècle entrant en écho et en dialogue les unes avec les autres et achevant de faire de Racine un repère esthétique fondamental du roman du temps. Cette influence avait évidemment été déjà remarquée de manière ponctuelle, par exemple à propos des romans de Rousseau ou de Laclos, mais elle n’avait jamais été l’objet de l’étude d’ensemble ambitieuse qu’elle mérite de toute évidence, et qui permet de montrer que, loin d’être une simple présence intertextuelle anecdotique ou superficielle, elle touche à une des dimensions les plus profondes de la création romanesque de la période.

3Avant d’entrer au cœur de son sujet et d’étudier avec attention les échos du texte racinien dans les romans du xviiie siècle, C. Ramond consacre un premier chapitre très éclairant à d’autres modalités de la présence de Racine dans la littérature romanesque de cette époque. Le premier cas de figure envisagé est celui où Racine figure comme personnage dans le récit, l’exemple privilégié étant en l’occurrence les Mémoires d’un homme de qualité de Prévost, où sa figure contribue à insérer la fiction narrative dans un arrière-plan historique. Comme l’avait déjà remarqué Henri Coulet, Prévost est loin d’être irréprochable sur le plan des informations et des dates, et réduit la figure de Racine à quelques clichés : le brillant déclamateur, le sympathisant janséniste, l’historiographe officiel de Louis XIV, etc. Mais il fait aussi de son narrateur fictif un lecteur de Racine qui le place, à côté de Fénelon et de La Bruyère, parmi les auteurs qu’il a « toujours aimés ». Ce dernier aspect du roman de Prévost introduit un développement plus général sur le motif de la lecture de Racine dans les romans du xviiie siècle et sur les scènes de romans où des personnages fictifs lisent et éventuellement commentent Racine : c’est l’occasion d’une mise au point sur les principales éditions de Racine dans la période, et sur les raisons de lire Racine, la plus importante étant justement qu’il est considéré comme un poète autant que comme un dramaturge. Racine figure ainsi dans des bibliothèques fictives comme celle de L’An 2440 de Mercier, dans la bibliothèque de comte de S*** dans lÉcole des pères de Rétif, aussi bien que dans la bibliothèque perdue du Président de Longueil dans L’Émigré de Sénac de Meilhan, symbole d’une approche nostalgique de l’Ancien Régime, censée en résumer les beautés disparues. L’ingénu de Voltaire lit Racine et Corneille en prison, le premier lui arrachant des larmes (à la lecture d’Iphigénie, considérée comme la plus pathétique de toutes les pièces de Racine) et le second une plus froide admiration, ces réactions étant la projection fidèle dans la fiction des jugements de Voltaire lui-même, qui mettait Racine au-dessus de tout. Rétif, obsédé par Racine, fait pleurer l’Edmond de son Paysan perverti à la lecture de Phèdre, et confesse dans Monsieur Nicolas que la lecture de Racine décourage son élan créateur et l’« anéantit » tant il se sent écrasé par le génie racinien ! Des romans moins connus confirment le véritable culte dont Racine continue à être l’objet à la fin du siècle, comme Dolbreuse ou l’homme du siècle, de Loaisel de Tréogate, où les personnages principaux communient dans l’extase de la poésie de Racine, ce « poète immortel » ou Valérie, roman épistolaire de Mme de Krüdener qui date du tout début du siècle suivant. Dans lÉmigré, plusieurs passages font de Racine le concentré le plus pur d’une culture « Ancien Régime » que la Révolution a foudroyée.

4Naturellement, certains romans amènent leurs personnages de fictions au théâtre, et ici tous les cas de figures sont représentés : celui où des personnages fictifs voient Racine joué par des acteurs historiques réels, celui où les acteurs sont eux‑mêmes des personnages de fiction, celui enfin où les pièces elles-mêmes sont imaginaires. Racine fut l’auteur tragique le plus joué du xviiie siècle, devant son éternel rival Corneille, mais aussi devant ses héritiers les plus glorieux comme Voltaire, Les Plaideurs, Phèdre, Iphigénie et Andromaque ayant alors été ses pièces les plus régulièrement représentées, beaucoup plus qu’une Bérénice moins admirée qu’aujourd’hui. On joue ainsi Mithridate à la fin du Paysan parvenu de Marivaux, ce choix pouvant à la fois s’interpréter comme un symbole du nouveau monde social dans lequel pénètre le personnage principal et comme un écho du motif du conflit amoureux du roman lui-même, dans un effet spéculaire. La Jeannette du chevalier de Mouhy, a droit, elle, dans une logique similaire, à une représentation d’Iphigénie, présentée comme une « pièce à la mode », et fait état du violent sentiment d’identification qui s’est emparée d’elle pendant la représentation alors qu’elle est en contrepoint ironique l’objet des assauts amoureux d’un duc qui se préoccupe plus d’elle que du spectacle. Dans L’Histoire d’Émilie ou les Amours de Mlle de*** de Mme Meheust, l’héroïne assiste à une représentation de Phèdre qui la renvoie à son propre vécu amoureux et la plonge dans la tristesse, et, dans le texte au statut ambigu des Mémoires de M. le marquis d’Argens, une représentation d’Andromaque est l’occasion d’un coup de foudre du narrateur pour l’actrice qui joue le personnage d’Hermione, sa passion prenant ensuite des accents justement raciniens. Le théâtre est d’ailleurs un lieu topique des premières rencontres amoureuses du roman du temps. Beaucoup plus tard dans le siècle, dans Aline et Valcour, Sade introduit un de ses plus fascinants personnages féminins, Léonore, dans le monde du théâtre, et parmi les rôles qu’il lui fait jouer on retrouve Iphigénie et la Junie de Britannicus. Enfin, Racine est présent à travers l’évocation de tableaux représentant des épisodes de ses tragédies, comme dans la Corinne de Mme de Staël qui est d’ailleurs présentée par C. Ramond comme une « nouvelle Phèdre, une Phèdre romanesque ».

5Au moment d’aborder son sujet principal, l’intertexte racinien dans les romans du temps, C. Ramond invite son lecteur à une pause méthodologique (et théorique) en rappelant, notamment grâce au Genette de Palimpsestes, les différents types de liens intertextuels sur lesquels elle souhaite travailler. Si les citations explicites de Racine ne sont évidemment pas absentes dans les romans du xviiie siècle, la plupart du temps il est l’objet d’un travail de réécriture plus allusif et plus voilé qui peut rendre difficile à tracer la frontière entre la référence incontestable à son œuvre et une reprise plus obscure, plus discutable ou plus involontaire, de certains éléments de son style, d’autant plus que ce dernier se confond pour une large part dans notre imaginaire avec celui de la tragédie en général. Certains traits lexicaux et certaines structures syntaxiques, ou encore le célèbre « effet de sourdine » observé par Leo Spitzer ne sont pas forcément des points d’appui suffisants pour un repérage intertextuel assuré. Enfin, et ce point a été abordé dans l’Introduction générale, la notion de « voix » est à fois pratique et utile, fonctionnant comme base métaphorique d’une lecture polyphonique du texte littéraire, mais elle est aussi très difficile à construire théoriquement : elle repose sur l’idée d’une singularité du style racinien, qui tient aussi à un ensemble de contraintes génériques et esthétiques propres à son temps. Bref, beaucoup de précautions s’imposent au critique qui traque la présence de Racine dans les univers romanesques du xviiie siècle et le rôle de l’interprète dans ce repérage est à la fois un peu ingrat et toujours un peu ambigu. Mais il est aussi justifié par un principe de plaisir ludique (p. 19) qui nait de l’intimité profonde avec les textes, de la jubilation de la reconnaissance, d’une forme particulièrement raffinée de lecture qui laisse sereinement leur place à l’intuition et à la connivence.

6La suite de l’étude appréhende donc la présence de la « voix » racinienne dans le roman en distinguant plusieurs modalités fondamentales de cette voix, aux frontières poreuses, mais qui s’avèrent précieuses pour la clarté de l’analyse : il est d’abord question de ce que C. Ramond appelle la « voix élégiaque », dont un archétype est fourni par Ovide dans les lettres poétique fictives de ses Héroïdes, et qui met en scène la figure solitaire de la femme abandonnée : l’opéra et le madrigal du xviie siècle européen s’étaient emparés de ce motif avec de sublimes variations sur Ariane (Monteverdi) et sur Didon (Purcell). Le roman épistolaire naissant fait de même avec les fascinantes Lettres portugaises, qui s’inscrivent dans une évidente filiation racinienne par leur peinture brûlante de la passion. Le parallèle est souvent fait par les commentateurs de l’époque classique, confirmé par la lecture célèbre de Leo Spitzer qui voit dans les cinq lettres l’équivalent des cinq actes de la tragédie classique, et Guilleragues lui-même avait écrit à Racine en 1684, 15 ans après la parution de son chef-d’œuvre, pour lui dire son admiration pour sa « profonde pénétration du cœur humain suivant les différents et malheureux états des passions ». Les déchirements amoureux de la Mariane de Guilleragues, et notamment ses moments de sombre jalousie, entrent donc en écho avec les fureurs de l’Hermione d’Andromaque, jouée peu de temps auparavant, et la brièveté et la densité de l’œuvre de Guilleragues, qui lui permet de rester constamment et sans mélange dans le style le plus élevé, achèvent d’en faire un magnifique double en prose du discours passionnel des personnages raciniens. à la fin du xviie siècle, l’influence de Racine est encore perceptible dans le style épistolaire des personnages du roman Hypolite comte de Duglas de Mme d’Aulnoy, avec des réminiscences de Bérénice. Quelques décennies plus tard, dans le premier grand roman de Crébillon, Les lettres de la marquise de M*** au comte de R***, le principe de la monodie hérité de Guilleragues est repris, mais le style de l’énonciatrice, d’abord badin et enjoué, tourne au tragique et s’avère de plus en plus marqué par des échos raciniens et par les grandes tirades de l’arrachement amoureux de Bérénice, avec des plusieurs variations sur le « pour jamais » et le thème de l’absence douloureuse, de l’insupportable séparation. Crébillon ne cite jamais Racine purement et simplement et semble plutôt entretenir avec le texte de Racine un jeu distancié qui peut suggérer la parodie qu’y voient certains critiques, alors que le roman semble avoir suscité, non l’ironie, mais bien l’émotion de ses contemporains. Dans ses beaucoup plus tardives Lettres de la duchesse, Crébillon a renoncé au patchwork stylistique de son premier roman et la veine élégiaque et tragique a disparu. C. Ramond observe d’ailleurs la relative discrétion des inflexions raciniennes dans plusieurs avatars du roman épistolaire, et par exemple dans la veine exotico-philosophique des Lettres d’une péruvienne de Mme de Graffigny et dans l’espèce de journal épistolaire des Lettres de Mistriss Fanni Butlerd de Mme Riccoboni, deux œuvres qui livrent de maigres fruits « raciniens ». Globalement, toutes ces œuvres, lorsqu’elles expriment la plainte amoureuse, le lamento de l’abandonnée, le font, conformément à la tradition antique et à celle ouverte par les Portugaises, au féminin. Mais l’œuvre de Racine comporte aussi des modèles de parole élégiaque au masculin avec notamment la figure si touchante de l’Antiochus de Bérénice : cette voix masculine de la séparation n’est pas complètement absente du roman du xviiie siècle, et la Nouvelle Héloïse, qui est l’objet de plusieurs moments de commentaires particulièrement remarquables dans le livre de C. Ramond, peut, de par l’extrême ascétisme d’une intrigue qui se rapproche de la volonté de Racine de faire « quelque chose de rien », apparaître dans ses parties consacrées au thème de l’absence et de la séparation, comme une vaste variation à deux voix sur les complaintes de la plus délicate de ses tragédies : les échos de quelques vers célèbres de Bérénice, mais aussi de Phèdre, semblent le confirmer. Le roman par lettres du xviiie siècle poursuit donc le dialogue entre épistolarité amoureuse et expression théâtrale de la passion qui marquait les Lettres portugaises, mais alors que dans cette dernière œuvre le style tragique restait parfaitement pur de tout mélange, la plupart des œuvres du xviiie siècle le font entrer en dialogue avec d’autres voix et avec d’autres styles.

7Cette esthétique du « mélange » est au cœur du chapitre suivant, intitulé « Ambiguïtés et voix discordantes ». Cette bigarrure n’est pas un trait anecdotique, bien plutôt une manifestation du caractère naturellement polyphonique du roman,  et accuse l’écart entre le style racinien dans sa pureté et sa récupération romanesque comme univers stylistique dialogiquement associé à d’autres, soit dans des configurations où le style tragique de personnages vertueux côtoie le style tout différent de personnages libertins, soit dans des dispositifs romanesques où des « histoires tragiques » sont insérées dans des romans globalement comiques ou picaresques, comme dans le cas de Gil Blas. Dans ces composites esthétiques, il est parfois difficile de mesurer le degré de sérieux ou au contraire de distance parodique de l’écrivain dans la mobilisation de la « voix racinienne ». Cette ambiguïté, qui peut concerner des œuvres monophoniques comme les Lettres de la marquise de Crébillon qui attribuent tour à tour à l’énonciatrice des styles totalement différents et rendent très difficiles comme on l’a déjà remarqué l’interprétation des moments « tragiques », culmine dans les grandes constructions épistolaires polyphoniques qui marquent le roman du siècle, puisque chaque énonciateur est susceptible d’avoir son style propre : dans les Lettres persanes, c’est ce qu’on appelle traditionnellement le « roman du sérail », évidemment marqué par le modèle racinien de Bajazet jusque dans le nom du personnage de Roxane et dans la peinture commune d’un univers clos et étouffant, qui récupère les éléments de style tragique, et C. Ramond compare de manière particulièrement convaincante la dernière lettre du roman de Montesquieu, où Roxane dépeint son agonie sous l’effet du poison, aux derniers vers prononcés par le personnage de Phèdre. La coexistence de ce style tragique avec la prose plus enjouée, philosophique ou « conversationnelle » de beaucoup d’autres lettres sent le pastiche, mais de manière bien déconcertante, car des questions fondamentales comme celle du suicide et de la liberté n’en sont pas moins au cœur de la partie orientale du roman. Dans les Lettres athéniennes, le dernier roman de Crébillon, immense fresque épistolaire se déroulant dans la Grèce de Périclès, les lettres d’Alcibiade, qui y joue le rôle de grand manipulateur libertin, s’opposent de manière saisissante à celles d’Aspasie, la plus tragique de ses victimes, marquée tout au long de ses apparitions par le plus pur style tragique avec des remontées élégiaques particulièrement évidentes de Bérénice. Le même système de voix et de styles contrastés apparaît dans les romans épistolaires de Dorat, avec une répartition similaire entre une voix libertine masculine et une voix tragique féminine et l’imitation de Racine est marquée, outre de quasi-citations (« Tout m’importune et tout m’afflige ») par un va et vient entre tutoiement et vouvoiement dont on trouve de célèbres exemples dans Andromaque, Phèdre ou Bajazet. Cette esthétique de la discordance, qui marque aussi à la fin du siècle l’opéra mozartien dans sa manière de coller les styles de l’opera seria (pour les personnages tragiques de Don Giovanni comme Anna ou Ottavio) et de l’opera buffa (pour Don Giovanni et ses comparses), trouve, pour ce qui est du roman français, son apothéose incomparable dans les Liaisons dangereuses : en contrepoint à la virtuosité machiavélique des personnages de libertins, une voix élégiaque très racinienne dans ses accents peut se fait entendre dans certaines lettres de Danceny, et une voix tragique plus grandiose et émouvante éclate dans les plus belles lettres de la présidente de Tourvel, et notamment dans sa dernière et sublime lettre de la folie, au destinataire multiple et anonyme, où des alexandrins blancs de toute beauté s’incrustent dans le continuum d’une langue passionnée (« le cruel souvenir des biens que j’ai perdus ») et où la structure énonciative des scènes de délire d’Oreste dans Andromaque est imitée : Voltaire reprendra la même construction dans un monologue de sa dernière pièce, Irène. En contrepoint, Merteuil et Valmont, qui n’adoptent certes pas le style tragique, jouent de manière plus ludique sur certaines répliques célèbres de Racine, par exemple sur le motif de l’excitation sexuelle engendrée par les larmes dans Britannicus, et des effets de citation directe accentuant ou inventant la dimension érotique du texte racinien. Aucun discours explicite ne vient dicter son attitude au lecteur, qui pourra donc lire dans ces voix féminines déchirées du roman épistolaire à sujet libertin aussi bien de pures constructions parodiques que de bouleversantes et sublimes expressions de la passion authentique ou de la vertu.

8Le chapitre suivant se focalise sur ce qu’il appelle une « voix tragique », autre inflexion fondamentale de la poésie racinienne, La notion de « tragique » est difficile à définir, et ne se confond nullement avec le genre théâtral de la tragédie : certaines pièces comme Bérénice sont ainsi jugées peu « tragiques » par l’époque classique parce qu’elles ne susciteraient pas d’émotions assez violentes chez le spectateur du fait de leur apaisement final, alors que sont fréquemment qualifiés de « tragiques » des œuvres romanesques donnant une place centrale à des passions violentes et se concluant éventuellement par la mort des protagonistes, Furetière définissant le tragique par ce qui est « funeste, sanglant ». Les catégories du tragiques et du pathétique s’avèrent dans leur confrontation au corpus racinien parfois difficiles à démêler, mais la place donnée à une passion vertigineuse qui emporte le héros (ou plus souvent l’héroïne) vers sa propre destruction semble essentielle pour délimiter le champ étroit d’un tragique racinien, ainsi que la pitié suscitée par un personnage accablé par le sort et qui n’est « ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocent[e] », selon les célèbres déclaration de Racine au sujet de Phèdre, semblent au cœur d’un tragique spécifiquement racinien. Si l’on se rapporte à ces deux critères, le romancier « tragique » par excellence du xviiie siècle est Prévost, auquel C. Ramond consacre à juste titre la plus grande partie de ce chapitre : la dimension tragique de ses plus grands romans est soulignée par ses contemporains, par Voltaire qui regrette qu’il n’ait pas écrit de tragédies, par Grimm qui compare ses romans à des tragédies par « le langage des passions », par Marmontel aussi. Mais ce « tragique » du romancier opère un déplacement crucial par rapport au monde des tragédies classiques, et C. Ramond cite à ce sujet Henri Coulet qui voit dans Manon Lescaut « une tragédie transposée sur le plan du réalisme », jugement confirmé par Auerbach dans Mimesis. L’œuvre de Prévost relève donc d’un certain mélange stylistique, et malgré tout C. Ramond s’attache à montrer que les narrateurs de ses romans-Mémoires restent par leur origine sociale et par leur langage noble proches de la dignité des héros tragiques, et Des Grieux est un digne pendant de Phèdre par la manière dont il est écartelé entre ses penchants vertueux et une passion qui ressemble à une descente aux enfers. Malgré les sphères sociales basses où s’encanaille le roman et l’ambiguïté de son protagoniste féminin, l’énonciation fictive masculine reste d’une noblesse et d’une intensité de sentiment qui achèvent d’élever Des Grieux au rang de grande figure tragique : les reprises ou variations sur des vers raciniens dans Manon Lescaut n’ont donc rien de parodique. Ce diagnostic est confirmé par une analyse d’un des plus impressionnants romans de Prévost, Cleveland, dont le héros-narrateur, frappé par une sorte de malédiction qui fait de son parcours un chemin de croix, une succession de vertiges rencontrant les motifs de l’amour incestueux et du désir de mort, et dominé par une mélancolie chronique, est une sorte de « Phèdre » masculin (comme tous les vrais personnages tragiques de Prévost). Si l’intertexte manifeste avec cette dernière pièce est relativement discret, en revanche des réseaux thématiques essentiels associent les deux œuvres, notamment autour des motifs de la caverne, du labyrinthe et du monstre. Au terme de cette analyse, qui se porte aussi des œuvres plus tardives du grand romancier, Prévost apparaît donc comme le plus tragique des romanciers s’aventurant à l’occasion sur des terrains presque « pré-gothiques » par son goût pour le macabre et les sentiments frénétiques, tendu dans son expression du tragique entre le modèle racinien de la peinture des passions et une veine « noire » qu’on peut suivre des Histoires tragiques de Rosset au roman anglais de la fin du xviiie siècle et chez Sade. C’est sur ce dernier écrivain que se conclut le chapitre : il s’aventure évidemment encore plus loin que Prévost dans la direction d’une horreur « fin de siècle » qui ne doit pas grand-chose à Racine, mais certaines des nouvelles des Crimes de l’amour comme Ernestine ou surtout Eugénie de Franval n’en sont pas moins marqués à deux niveaux thématiques essentiels par le modèle racinien : la figure du « monstre » venant contrecarrer l’amour juvénile et légitime de tourtereaux sacrifiés à ses passions et à sa jalousie (et contenant des résurgences de Roxane, de Britannicus, et naturellement de Phèdre) ; la place centrale du thème de l’inceste qui occasionne des rapprochements saisissants aussi bien avec la lettre du texte de Phèdre qu’avec ses réseaux thématiques. La « voix tragique » de Racine est donc encore présente dans les œuvres qui, au xviiie siècle, peignent la passion sous ses aspects les plus frénétiques et les plus sombres.

9Dans les derniers chapitres de cette étude est d’abord isolée une « voix pathétique » de la tragédie racinienne, qui culmine dans une de ses pièces les plus admirées au xviiie siècle, ce « siècle des larmes » qui a suscité d’autres célèbres variations sur cette figure mythique comme chez Gluck, Iphigénie. Les interprétations de cette pièce naviguent comme on sait au xxe siècle entre la vision d’une pièce quasi « bourgeoise » et un drame familial (chez Barthes), et au contraire la lecture d’une permanence d’un des grands thèmes tragiques par excellence depuis l’origine de la tragédie, le sacrifice — même si comme chacun sait la victime potentielle est chez Racine finalement épargnée pour des raisons de bienséance. Dans la perspective choisie, ce chapitre est presque complètement consacré à l’interprétation de La Religieuse de Diderot comme réécriture d’Iphigénie autour du motif central du sacrifice, cautionné par l’analyse des commentaires laissés par Diderot de la pièce de Racine. L’esthétique de la scène pathétique, commune au drame bourgeois et à la Religieuse, trouve ici un de ses modèles fondamentaux et au terme du commentaire de C. Ramond le roman-Mémoires de Diderot paraît presque aussi marqué par l’influence de Racine que par celle, beaucoup plus souvent signalée à son sujet, de Richardson. Enfin, si Suzanne Simonin peut apparaître comme une variation sur le personnage d’Iphigénie, dans un roman qui est sans doute, malgré ses arrière-plans de mascarade, le plus purement pathétique de tout son siècle, le personnage de la supérieure de Saint-Eutrope, dévorée par son désir homosexuel pour elle, est de manière tout aussi évidente une réécriture du personnage de Phèdre, et la peinture finale de sa folie sous le double signe d’une passion contrariée et d’une culpabilité dévorante en fait un double, marqué par plusieurs discours directs dans le plus pur style tragique qui lui sont attribués, de l’incarnation la plus parfaite chez Racine de la passion destructrice. Après la voix pathétique, c’est le tour d’une voix « nostalgique » particulièrement présente dans des œuvres fin de siècle s’écrivant dans une nostalgie de l’Ancien Régime, avec en particulier une belle analyse des réminiscences raciniennes dans L’Émigré, mais aussi des incursions du côté de Mme de Charrière, de Mme de Cottin et surtout, en fin de parcours, de Mme de Staël, et en particulier une analyse approfondie du roman Delphine où plusieurs des voix raciniennes identifiées au fil du livre (« élégiaque », « tragique », « pathétique », « nostalgique ») s’entrelacent dans un kaléidoscope poétique marqué par de nombreuses variations sur un des plus célèbres vers de Phèdre : « Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ». Enfin, dans un dernier chapitre, une voix racinienne « intime » est distinguée, celle qui fait que le personnage racinien, quoiqu’en présence sur la scène d’un destinataire apparent, semble s’absenter de la situation de communication et ne plus parler que pour lui-même, les exemples les plus remarquables de ce procédé figurant dans Phèdre, et en particulier dans la scène III de l’acte I où Oenone n’est même plus une confidente, plutôt la spectatrice de monologues qui semblent avoir momentanément oublié sa présence : C. Ramond choisit de suivre la récupération de cet aspect de la poétique racinienne, non dans le roman à proprement parler, mais dans la correspondance de Julie de Lespinasse, où bien des manifestations d’intimité semble relever d’une écriture autodestinée, presque d’un « journal intime ».

10Au terme de cette passionnante enquête, une des questions décisives est posée en conclusion. C. Ramond s’y demande en effet si « l’intertexte racinien est un signe d’épuisement ou de vitalité de la littérature [du xviiie siècle], s’il assure la mémoire des textes ou leur dissolution, s’il est, finalement, une parole morte ou une parole vivante ? » La diversité des textes produits sous influence racinienne au xviiie siècle ne permet certes pas une réponse simple ou monolithique, dont l’auteur de cette étude ne veut évidemment pas : car c’est précisément dans le raffinement critique avec lequel C. Ramond a envisagé dans sa singularité le dialogue de Racine avec les romans du siècle, et la délicatesse avec laquelle ce « cas par cas » produit dans son étude une remarquable série d’études monographiques jamais déconnectées de la perspective générale, mais jamais non plus écrasées par elle, que ce travail, qui manifeste une connaissance à la fois panoramique et intime du xviiie siècle français, prend tout son sens. Ainsi, ce livre qui n’est pas à proprement parler une monographie, est-il malgré tout de manière subtile et indirecte hanté par le désir de la monographie. Il l’est relativement aux grands romans du xviiie siècle, qui ne sont heureusement jamais réduits à un rôle illustratif. Il l’est aussi et surtout relativement à Racine lui-même : la manière dont l’étude distingue soigneusement les appropriations romanesques de l’univers racinien de l’œuvre de Racine elle-même, dans son intégrité et dans sa singularité, fait que ce livre est aussi, de manière particulièrement originale et oblique, un très beau livre sur Racine.