Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Mai-juin-juillet 2015 (volume 16, numéro 5)
titre article
Stéphan Pascau

Aborder l’hermaphrodisme

Patrick Graille, Le Troisième sexe. Être hermaphrodite aux xviie et xviiie siècles, Paris : Arkhê Éditions, 2011, 244 p. dont 52 pl., EAN 9782918682134.

1« À l’origine du corps hermaphrodite était une dualité réelle ou rêvée, une blessure ou un idéal. » Ainsi commence non pas l’introduction mais le « Préliminaire » d’un ouvrage au thème pour le moins… incommode.

2L’histoire (on peut le dire ainsi tant le traitement du sujet vacille entre conte métaphorique et cantique à la tolérance) de ce « sexe paré d’ombre » nous est proposée sans voyeurisme ni déploiement rébarbatif. Il ne sera pas ici question de monstruosité au sens commun, d’exhibitionnisme savant, d’inventaire de clichés médicaux ou de classements sans suites. L’hermaphrodite fraie son chemin au fil de la fable et du fantasme (partie I : Affabulations), de la perplexité ou de l’embarras scientifique (partie II : Médicalisations), et de quêtes morales parfois cruelles (partie III : Inquisitions) pour aboutir, peut-être, à la reconnaissance de son droit d’exister.

Le parcours littéraire de l’hermaphrodisme

3À travers la littérature des xviie et xviiie siècles, le lecteur est convié à découvrir ce « jeu de la nature » présenté par rétrospectives, renvois, notes et références dans ses multiples évocations historiques, du mythe antique à la satire, de l’essai naturaliste à l’Encyclopédie, du récit de voyage à l’écriture sadienne (chap. I, A, « passion »).

4L’énigme du premier homme, autonome puis fractionné, est retracée depuis la très sérieuse Genèse jusqu’aux saillies de nos célèbres Voltaire, Salgues et Mirabeau en passant par les flammes passionnelles du Moyen Âge ou les illuminations ésotériques d’une Antoinette de Bourignon (I, B, « autosuffisance »).

5Enfin, une plongée au cœur des utopies ou contre-utopies de Foigny, avec ses trop parfaits androgynes des terres australes (1676), et de Casanova inventeur d’un étonnant peuple lutin vivant au centre de la Terre (1788), parachève dans la fantaisie le parcours sinueux d’une dualité originelle interpellant l’imaginaire lyrique depuis l’invention de la transmission des savoirs (I, C, « fantaisie »).

6De l’observation médicale primitive, on retiendra le cheminement de la logique antique et de l’obscurantisme moral qui cherchèrent d’abord une explication au drame par les mauvaises conjonctures astrologiques, par les conséquences de rapports impurs ou par l’usage répété de la débauche, notamment chez les femmes. « Loin de concilier les sexes, l’hermaphrodite n’est [alors] qu’une femme, dans le pire des cas une misérable créature asexuée » (p. 62). À la fin du xviiie siècle, la conclusion sera que l’hermaphrodite sublime n’existe pas ; il est avant tout homme ou femme présentant quelques parties de l’autre sexe, atrophiées ou hypertrophiées, à quoi la chirurgie peut remédier, comme judicieusement illustré par le titre du chapitre : « La tranchante clarté » (II, A).

7Le cas de Michel-Anne/-Marie Drouart, pour qui les chirurgiens n’ont pu s’accorder dans le choix de l’excoriation, illustre cette « Irréductible ambiguïté » (II, B) que suscite toute tentative d’affectation d’un genre : ni l’Académie de Dijon, ni les encyclopédistes ne trancheront dans la définition.

8À ces matérialistes, vont répondre les plus optimistes spéculateurs. On parlera d’« Oniriques possibilités » (II, C) qui, pour certaines, précèdent étrangement les théories darwiniennes (Et si la nature, qui a su créer de parfaits spécimens chez les coquillages et autres invertébrés, s’essayait à rendre cette perfection à l’homme ?…). Le « monstre » jouerait alors son rôle premier d’annonciateur avant l’aboutissement d’une évolution qu’imagine si joliment Jean-Baptiste Robinet dans ses Considérations philosophiques (1768) : « quand la nature sera parvenue au point d’allier dans un même individu les organes parfaits des deux sexes, ces nouveaux êtres réuniront avec avantage la beauté de Vénus à celle d’Apollon : ce qui est peut-être le plus haut degré de la beauté humaine. » Le marquis de Sade, ombreux et singulier rêveur de l’exploration des corps, donnera, lui, une autre perfection au personnage de l’hermaphrodite impliqué dans l’Histoire de Juliette.

L’évolution des regards médico-juridiques

9Si les anciens oscillèrent entre le mauvais présage de ces « êtres doubles » et la nécessaire pureté de reproduction, le Moyen Âge fonda ses condamnations sur l’effroi d’un hypothétique commerce avec les démons qui engendrerait de tels monstres. Quant à la Renaissance, elle opta pour une moralisation sélective : l’hermaphrodite devrait choisir son sexe et s’y conformer sous peine de mort. Ainsi, chaque époque a justifié ses répressions par la terreur spirituelle ou spéculative que suscitait l’anomalie, toujours suspecte et condamnable. Ce fut alors au médecin qu’incomba la tâche de sauver, dès le xviie siècle, l’infortuné porteur de trouble lorsque le prêtre et le juriste se déchargeaient d’un tel dilemme.

10De quelques célèbres procès, du xvie au xviiie siècle, on retiendra que la sentence de mort pour dépravation n’était évitée que sous condition de célibat définitif au bénéfice du doute, ou bien d’acceptation irréversible d’un sexe déterminé par un collège d’experts. Naturellement, comme à toutes les époques, l’incompétence des experts ne trouva d’égale que la perversité des juges ayant à se prononcer entre calomnies et ambiguïtés, ce qui donna lieu à quelques décisions mémorables.

11Il aura fallu le procès d’Anne/Jean-Baptiste Granjean au siècle des Lumières, en parallèle aux réactions du procès Calas, pour susciter l’indignation qui portera le chirurgien George Arnaud de Ronsil, dans sa « Dissertation sur les hermaphrodites » (1768), à poser cette question charnière : « que dirions-nous d’une nation de cyclopes, qui ferait crever un œil à tous ceux de notre espèce qui tomberaient entre leurs mains ? ». C’est enfin par la présentation d’une poésie attribuée à Édouard-Thomas Simon (1765), inspirée de l’affaire Granjean, que se termine la recherche de Patrick Graille dans une troisième partie où ont été développés « L’histoire ancienne dévoilée » (III, A), « Les procès Marcis, d’Apremont, Rafanel et Malavre » (III, B) et « Anne-Jean-Baptiste Granjean » (III, C).

12Laissons à l’auteur l’art de conclure, qui prend ici valeur d’encouragement à lire ou consulter son ouvrage :

13« Rêve d’une dualité accomplie, mais dépossédé de son aléatoire réalité pour la fable, la médecine et la justice, l’hermaphrodite est le monstre le plus troublant, le plus refoulé à l’âge classique. Le monstre “totem et tabou” par excellence : celui qui ne doit pas être monstrueux et qui ne cesse pourtant de l’être, de le paraître, celui qu’on sacralise et qu’on châtie. »

Un essai à valeur d’ouverture

14Le plan de l’ouvrage est donc parfaitement raisonné, construit au fil d’une remarquable érudition, guidant le lecteur dans ses interrogations fantasmées, rationnalisées, puis naturellement humaines. De la légende à l’intelligence détrônant les peurs, le sujet évolue vers la compréhension et l’acceptation d’une « monstruosité » au sens large et premier (du latin monstrum qui désigne une « marginalité à valeur d’enseignement »). L’ambition de l’auteur est alors d’opposer à la gêne spontanée une curiosité saine, un esprit ouvert et un regard bienveillant, à quoi l’on peut répondre qu’il a réussi sa gageure.

15S’il faut émettre une critique, nous relèverons que le choix de l’image de couverture, quoique tout en symboles, parmi les nombreuses figures présentées en dossier iconographique, n’est peut-être pas des plus incitatifs à l’exploitation commerciale de l’ouvrage, et que le format des gravures présentées dans ce même dossier aurait gagné à être agrandi. Il n’en reste pas moins que la présentation d’ensemble est parfaitement finie, avec des notes en fin de texte qui n’alourdissent pas la mise en page et facilitent une lecture sans obligation de recourir aux commentaires, le tout assorti d’un descriptif précis des planches reproduites et d’une bibliographie grandement développée pour un sujet si insolite.

16La recherche ne se veut cependant pas exhaustive et l’on trouvera à la compléter si l’on veut bien se pencher sur ce type de sujet, à la fois profane et fâcheux mais révélateur : le but et l’intérêt de cet essai est justement d’apprendre à passer outre les a priori et les inconforts, pour mieux observer à la fois la réalité d’un mal-être ou d’un phénomène propre à l’engendrer, et l’évolution de sa réception. Nous savons que notre histoire a toujours achoppé sur la notion de tolérance, et nous savons aussi combien les regards se détournent instinctivement de ce qui perturbe.

17Pour complément, et parce que mon humble personne s’est investie dans la biographie d’un auteur lui aussi porté par la non-conformité, je signalerai cet extrait du Compère Mathieu (1766) d’Henri-Joseph Dulaurens (1719-1793), ouvrage clandestin largement diffusé : « la baronne était borgne, chassieuse, bossue, tortue, boiteuse, lunatique, puante, maussade, et pour surcroît, elle avait le clitoris fait comme un cornichon, c’est-à-dire que ma future était hermaphrodite » (Londres, Aux dépens de la Compagnie, 1766, I, 8, p. 116). Ce passage a été tronqué dans certaines rééditions, notamment dans une traduction en allemand de 1790 où le syntagme « elle avait le clitoris fait comme un cornichon » a été supprimé (Der Gevatter Matthies, Berlin, Gottlieb August Lange).


***

18« Curiosité de la nature et fantasme de la culture », l’énigme de ce troisième sexe conserve sans doute une part de ses secrets, mais elle est désormais intelligible à tous et ravira notamment les amateurs de marginalités autour du xviiie siècle. C’est du moins l’ambition de cette étude proposée par Patrick Graille, connu pour son attrait de l’étrange.

19Il reste à préciser que la parution de l’ouvrage aux Éditions Arkhê est en réalité une réédition améliorée, la parution initiale ayant quasi intégralement brûlé dans un incendie chez le premier éditeur. C’est dire à quel point le sort, la légende et les malédictions frappent et fascineront encore les esprits indiscrets, forts d’approcher, à défaut de connaître, l’essence de la vérité dans ses formes les plus dérangeantes.