Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Janvier 2015 (volume 16, numéro 1)
titre article
Chloé Chaudet

De la Révolution française au « droits-de-l’hommisme » occidental

Valentine Zuber, Le Culte des droits de l’homme, Paris : Gallimard, coll. « NRf essais », 2014, 405 p., EAN 9782070142507.

1Sans doute l’érudition de l’ouvrage de Valentine Zuber, spécialiste de l’histoire de la liberté religieuse et de laïcité en France et en Europe, déroutera‑t‑elle d’abord les lecteurs peu adeptes de la précision historique « à la française ». Principalement consacré à un examen diachronique des « droits de l’homme », l’essai pourrait par ailleurs décevoir ceux qui, au vu de la quatrième de couverture, s’attendraient à des réflexions d’envergure sur le statut et la portée actuelles de ces derniers — d’autant plus que dans son introduction, V. Zuber insiste sur la notion de « postérité » :

C’est à l’exploration des fondements, des formes et de la postérité de la religiosité civique révolutionnaire que nous avons voulu consacrer notre essai. Nous y concluons à la pérennité de l’existence d’une religion civile républicaine, élaborée dès les premières semaines de la Révolution et professée jusqu’à nos jours, dont la DDHC [Déclaration des droits de l’homme et du citoyen] serait le texte patrimonial et sacré. » (p. 12-13)

2L’apparition tardive de la sous-partie « Les droits de l’homme aujourd’hui : entre consécration juridique et consécration politique » (p. 302), qui ne s’étend que sur une quarantaine de pages, est dès lors surprenante. Néanmoins, ayant lu l’ouvrage en tant que comparatiste consacrant ses recherches à l’engagement littéraire contemporain, je n’ai pu que constater la pertinence présente de bon nombre de polémiques suscitées par ces « droits de l’homme » dès leur élaboration.

Une lente & laborieuse fixation : des débats toujours actuels 

3Plus que d’élaboration, il faudrait parler des élaborations successives voire éclatées des droits de l’homme : la première partie de l’ouvrage, « Le modèle déclaratif en question » souligne bien qu’il n’existe pas une déclaration des droits de l’homme. La sous-partie intitulée « La fabrique des déclarations des droits » expose la lente conception des déclarations des droits de l’homme, depuis la Révolution française jusqu’à aujourd’hui. V. Zuber retrace minutieusement la généalogie de « l’idée déclarative » (p. 13) depuis l’été 1789 et les débats menés par l’Assemblée constituante autour d’une déclaration des droits de l’homme devant apparaître en tête de la Constitution. Les désaccords quant à l’option, finalement non retenue, d’adjoindre une déclaration des devoirs au texte introduisant la Constitution font alors émerger les premières grandes ruptures idéologiques entre les diverses sensibilités politiques peuplant la première assemblée révolutionnaire. Les débats gravitent également autour des fondements divins de la déclaration ; finalement, la « citation a minima du rôle du divin dans l’énoncé des droits de l’homme n’a jamais été remise en question dans l’histoire déclarative de notre pays [la France] » (p. 14). Autre élément à souligner, la disparition du « modèle déclaratif » dans les textes constitutionnels de 1848 à 1946. Comme l’annonce en effet V. Zuber dès le début de l’ouvrage, cette éclipse centenaire pose la question du poids de la Révolution française en France comme « de la place nécessaire à attribuer aux droits de l’homme dans l’édification d’un domaine politique séculier » (p. 14).

4Dans une seconde sous-partie, « La critique des droits de l’homme », V. Zuber montre précisément que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen fut très vite l’objet de nombreux reproches, à teneur tant religieuse, politique que sociale — cela « contrairement à ce qu’en a laissé entendre une vulgate républicaine soigneusement entretenue au cours de l’histoire » (ibid.). Si la mention de certaines personnalités est attendue — Edmund Burke, exaltant dans Reflection on the Revolution in France (1790) le régime anglais au moins autant qu’il dénonce « les idées théoriques et intemporelles développées selon lui par les constituants français » (p. 55) ; Joseph de Maistre fustigeant la substitution de « l’antique foi chrétienne par une foi [...] en la seule Révolution » (p. 58) ; Thomas Carlye et Hippolyte Taine, représentants d’une pensée conservatrice irrigué par le courant contre-révolutionnaire — d’autres sont plus enrichissantes pour un lecteur non spécialiste. Je pense aux personnalités affiliées par V. Zuber à ce qu’elle qualifie de « critique sociale », « point[ant] l’inachèvement de cette œuvre déclarative [la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen], qui, en faisant du droit de propriété l’un des droits de l’homme, a considérablement restreint le nombre des citoyens et a exclu de facto la majeure partie du peuple de son champ d’application » (p. 83). Outre les critiques formulées par le journaliste, homme politique et historien Louis Blanc (1811-1882), V. Zuber s’étend ainsi sur la lecture du concept historique des droits de l’homme par Karl Marx dans La Question juive (1844) :

Les DDHC sont [...] sans valeur pour lui tant qu’elles demeurent telles qu’elles ont été proclamées par leurs auteurs et principaux bénéficiaires, les bourgeois, qui ont ainsi voulu s’affranchir des limites qui leur étaient politiquement et socialement imposées par le régime féodal antérieur. Il leur conteste tout particulièrement la prétention à être des exposés des droits « naturels » de l’homme. Il appelle donc à une émancipation politique qui ne se résume pas à la sauvegarde des droits individuels égoïstes, ainsi qu’à une véritable Déclaration des droits de l’homme en tant qu’être essentiellement social. (p. 89)

5Outre Pierre Kropotkine (1842-1921), théoricien anarcho-communiste d’origine russe, qui considère également la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen comme une « charte bourgeoise » (p. 90), V. Zuber mentionne également Albert Bayet (1880-1961). Dans son Histoire de la Déclaration des droits de l’homme. Du 89 politique au 89 économique (Sagittaire, 1939), celui-ci note ainsi « le problème posé par l’extension au monde entier des principes de 89 » (p. 99). Enfin, V. Zuber livre une synthèse des critiques constructives de Jean Jaurès, Thomas Ferneuil et Émile Durkheim quant aux principes de 1789 : tous trois ont pour point commun d’appeler à dépasser l’essentialisation stérile de la Déclaration pour mettre celle-ci au service d’une réalité nécessairement mouvante.

6L’intérêt de ces nombreuses critiques est de porter en germe ce qui est actuellement reproché aux droits de l’homme : leur visée universalisante. Comme le souligne V. Zuber,

Ces critiques, qui contestent la prétention des déclarations des droits à l’universalité, sont apparues précocement et ne se sont pas taries jusqu’à nos jours. Elles se sont même ravivées récemment, alors que l’idéologie des droits de l’homme s’est étendue au monde entier, en particulier après la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) par l’assemblée de l’Organisation des Nations unies réunie à Paris en 1948. (p. 15)

La cristallisation d’une religion républicaine

7L’idée d’une sacralisation de la Déclaration, « pos[ant] la question de l’existence d’une forme de religion civile républicaine en France, élaborée dès les premiers mois de la Révolution française » (p. 12), est un point nodal de la réflexion de V. Zuber1. Celle‑ci illustre de façon tout à fait convaincante la sacralisation politique républicaine de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, utilisée comme un véritable « catéchisme politique » (p. 15). On notera à cet égard l’importance de l’enseignement, qui a contribué à la monumentalisation de la Déclaration, de même que l’affichage de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dans les lieux publics. V. Zuber analyse avec minutie les modalités de la vénération rituelle de la Déclaration, de 1789 — elle renvoie entre autres à l’univers symbolique chrétien émergeant des représentations iconographiques des droits de l’homme, fondées sur l’allégorie (p. 147‑150) — jusqu’aux célébrations du bicentenaire de la Révolution et de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en 1989, qui fait l’objet d’une analyse particulièrement fouillée (164-213). Pour V. Zuber, 1989 est ainsi « l’année de la consécration des droits de l’homme » (164), consécration suivie d’une « patrimonialisation mondiale » (mentionnée sur une dizaine de pages, 214-223) qui aurait pu être davantage explorée et problématisée — j’y reviens plus loin.

8Particulièrement fructueuse est l’explication que propose V. Zuber du rôle « proprement religieux » de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en France. Comme l’auteur l’annonce dès l’introduction,

c’est à cause de la précocité de la constitution de la DDHC en objet quasi religieux, en élément emblématique d’une religion civile républicaine (et donc à ce titre particulièrement tabou) que s’explique son intégration si tardive dans le droit positif [en 1971] et sa si longue inefficacité en tant que garantie effective de l’ensemble des libertés publiques par la République française. (p. 16)

9Hypothèse intéressante, qui révèle parallèlement toute l’ambiguïté de l’expression « la France, pays des droits de l’homme » — pays de l’idée des droits de l’homme, certes, mais pas de leur application, et ce depuis longtemps. Pour cette raison, la fin de l’introduction de V. Zuber aurait pu posséder une teneur plus critique, notamment au sujet de « la volonté qu’ont montrée les gouvernements contemporains successifs d’entretenir la vénération du texte séminal de la DDHC » (p. 16). V. Zuber observe en effet que « la liberté à la française continue de s’incarner dans la permanence, entretenue dans la philosophie républicaine, entre proclamation des droits de l’homme et combat pour la laïcité » (ibid.). Or cette « liberté à la française » a précisément été construite par les « gouvernements contemporains successifs » mentionnés précédemment. Il est d’autant plus étonnant que V. Zuber ne soit pas plus critique dès le début de son essai qu’elle qualifie plus loin, à la suite de Samuel Moyn, les droits de l’homme de « dernière utopie du monde moderne » (p. 347-349), et qu’elle pose par ailleurs la question de l’exemplarité de la France en matière de respect des droits de l’homme — lors d’une analyse du discours de campagne de Nicolas Sarkozy (en 2007) et de ses suites (p. 355 sq), et plus généralement, lorsqu’elle précise que l’établissement pseudo-universel des droits individuels de l’homme s’est d’abord fait aux dépens des femmes, « de minorités visibles comme les pauvres ou les Noirs » puis des peuples colonisés (p. 365‑366).

La dernière utopie du monde moderne ?

10Dans la sous-partie « Les droits de l’homme aujourd’hui : entre consécration juridique et contestation politique », V. Zuber esquisse des réflexions au sujet de « [l]’internationalisation des droits de l’homme et de la démocratie française » (p. 324‑331). Cette partie aurait nettement gagné à être davantage problématisée. Ainsi, V. Zuber part du « triomphe de l’approche juridique internationale » (p. 324‑327) pour ensuite poser la question de « la fin de l’exception française » (p. 328‑331) : question bienvenue, mais à laquelle des réflexions débordant le cadre juridique auraient pu fournir un complément de réponse pertinent. S’intéressant par la suite au « débat sur l’universalité des droits de l’homme » (p. 332-349), V. Zuber fait émerger les positions de Christine Fauré au sujet du « mythe du commencement absolu » des droits de l’homme (p. 334‑338), de Lynn Hunt autour des « droits de l’homme comme un processus d’appropriation (p. 339‑340), de la « critique politique extrême » d’Alain de Benoist visant la philosophie universaliste et subjectiviste gouvernant « l’idéologie des droits de l’homme » (p. 341‑345), et enfin de Samuel Moyn pour qui « les droits de l’homme constituent bien la dernière utopie née au xxe siècle » (p. 345-349). Cette énumération de positions pâtit de l’absence d’une véritable perspective engloblante. Si le choix de procéder par juxtaposition d’opinions était parfaitement justifié dans la sous-partie « La critique des droits de l’homme » (p. 54‑117), qui suivait un déroulé chronologique, la démarche pose problème ici : en raison de leur ancrage ultra-contemporain, les points de vue synthétisés auraient nettement gagné à être soumis à une véritable confrontation.

11Certes, V. Zuber n’est pas spécialiste d’histoire immédiate ; mais ses réflexions auraient pu être davantage rattachées à un contexte international. Sinon, n’est-ce pas quelque peu abusif de revendiquer que les droits de l’homme constituent effectivement la « dernière utopie du monde moderne » dans un ouvrage qui traite principalement de la France ? Pour prolonger la réflexion, deux pistes au moins pourraient être explorées. D’une part, une étude sociologique des canaux de diffusion des droits de l’homme à l’échelle internationale constituerait un complément intéressant : en l’occurrence, on pensera entre autres à des infrastructures telles que l’Alliance française (et ses institutions satellites), qui a nettement soutenu l’expansionnisme culturel de la France2. D’autre part, le lien entre l’idéologie des droits de l’homme et la rupture postcoloniale est à interroger. Certes, V. Zuber rappelle que selon Samuel Moyn,

La crise postcoloniale a permis une transformation majeure en disqualifiant les États-nations dans le progrès des libertés modernes. Finalement, les droits de l’homme ont perdu la connexion obligée avec les révolutions que l’on avait pu observer dans le passé, en raison de la faillite des « ismes » (qui voulaient transcender les États-nations) et des autres internationalismes (panarabisme, marxisme, humanisme). Le succès de l’utopie des droits de l’homme est essentiellement dû à la faillite de toutes les autres utopies. (p. 347)

12Mais cette observation est discutable en raison de la déconnexion ici présente de l’« humanisme » et des « droits de l’homme », concepts souvent amalgamés par ceux qui fustigent l’« humanitarisme » de nos sociétés occidentales contemporaines3. Or, la « crise postcoloniale » ne permet‑elle pas précisément d’expliquer, au moins partiellement, le discrédit actuel de l’idéologie des droits de l’homme, dont la fissure provient du sein même de ce qui fut l’Empire français ?

13Cette interrogation m’incite à une dernière réflexion, plus globale : de facto, le changement de statut de l’intellectuel occidental explique aussi la suspicion ambiante par rapport aux « droits de l’homme ». Perçu comme un fantoche soumis aux médias, considéré comme destitué4, l’intellectuel occidental est fréquemment accusé de « bien-pensance » lorsqu’il milite précisément pour cette « dernière en date des propositions humaines utopiques » (p. 348) que seraient les droits de l’homme. Sans doute les droits de l’homme constituent-ils ainsi une utopie désavouée du monde moderne occidental ; mais ils restent une force de proposition ailleurs, à condition d’être envisagés dans leur portée concrète et dans leur capacité d’adaptation. C’est d’ailleurs ce que souligne indirectement V. Zuber :

Une meilleure connaissance de l’histoire des droits de l’homme, de leurs qualités comme de leurs lacunes, de leurs effets sociaux et politiques, devrait permettre de briser l’objection majeure que constitue leur apparition à partir d’un terreau géographique et idéologique étroitement délimité. […] La mise en lumière des différences dans la compréhension et l’application des droits de l’homme permettrait également de sortir de l’a priori idéologique de leur universalité et, en permettant un pluralisme d’interprétation, pourrait contribuer à enrichir le concept. (p. 333)

14Cette phrase fait finalement pleinement apparaître l’ambition heuristique de l’ouvrage de Valentine Zuber, qui devrait connaître des prolongements fructueux.