Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Octobre 2014 (volume 15, numéro 8)
titre article
Sébastian Thiltges

Objet référentiel & objet culturel : une sémio-histoire de la fenêtre dans la littérature européenne

Andrea Del Lungo, La Fenêtre. Sémiologie et histoire de la représentation littéraire, Paris : Les Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 2014, 520 p., EAN 9782021162714.

1Depuis des siècles, nous voyons le monde à travers des fenêtres, lesquelles n’ont pourtant jamais été véritablement regardées. Il en va de même en littérature où, omniprésentes, elles n’ont jamais fait l’objet d’une étude d’envergure. Telle est l’ambition d’Andrea Del Lungo. Dans son panorama critique, l’auteur explique ainsi que « la fenêtre est une thématique constante dans toutes les traditions et tous les genres littéraires, mais dont les fonctions varient considérablement parce que l’objet représenté n’est pas le même et n’assume pas les mêmes valeurs selon les époques » (p. 21).

2Cette omniprésence explique aussi l’envergure de cet ouvrage, dont les cinq‑cent vingt pages invitent le lecteur à un voyage historique autour des fenêtres dans la littérature européenne. La méthode est annoncée dès le sous-titre de l’ouvrage : « Sémiologie et histoire de la représentation littéraire ». Cette « sémiologie historicisée » se fonde tout d’abord sur une approche historique, parce qu’elle contribue à définir l’objet, puis permet de considérer la particularité du signe littéraire. Combiner histoire littéraire et étude textuelle, deux démarches qui, au cours de l’histoire de la critique, ont continuellement été opposées, est donc le pari méthodologique de l’ouvrage.

3A. Del Lungo se propose d’étudier un objet littéraire —un « objet concret » (p. 17) — a priori évident, puis la façon dont il est représenté dans le discours littéraire. L’apparente simplicité de l’objet et de sa représentation est néanmoins trompeuse et requiert une attention méthodologique et théorique particulière.

Les enjeux d’une « sémiologie historicisée »

4L’enjeu de cette étude est triple. Il s’agit, premièrement, de revendiquer un positionnement théorique et épistémologique qui sache combiner une théorie du signe et l’histoire littéraire. Si cette opposition est historiquement datée au sein de la critique, « l’hiatus » est, selon A. Del Lungo, « de nos jours croissant entre théorie et histoire, entre les approches analytiques (linguistique et stylistique), qui refusent de plus en plus le geste herméneutique, et une vision historicisée de la littérature » (p. 13‑14).

5Notons que la collusion des théories sémiologique et historique est emblématique d’un esprit d’ouverture méthodologique qui invite à une approche interdisciplinaire de la fenêtre dans le texte littéraire. Celle‑ci se manifeste par le recours à des outils critiques divers et multiples, comme le commentaire comparé de traductions ou la critique génétique, mais également à travers des références provenant de différents champs scientifiques, comme la psychanalyse, représentée par Freud (p. 287) et Pontalis (p. 267). Cette méthode a le mérite d’éviter que le motif de la fenêtre soit pris comme simple prétexte à un type de lecture particulier et contribue ainsi à garder l’« hypersigne » de la fenêtre au centre de l’attention du lecteur.

6Or il ne s’agit pas uniquement de combiner deux types de lecture. Le deuxième enjeu de la méthode développée par A. Del Lungo concerne le signe littéraire en lui‑même. Si le recours à la sémiologie permet de garantir que le texte littéraire demeure au centre de l’intérêt critique, l’historicisation du signe prend en considération le contexte historico-épistémologique et inclut le processus interprétatif de la lecture, par opposition à la méthode structuraliste : il s’agit ainsi de « modifier les perspectives de la sémiologie structuraliste, qui a érigé le paradigme saussurien de la linguistique en modèle de la science des signes, ouvrant la voie à une analyse strictement textualiste » (p. 13).

7Si le structuralisme évince le référent du signe linguistique, les cultural studies et la géocritique (particulièrement dans le domaine critique français) marquent la réapparition de la question du référent. Si d’aucuns critiquent le perpétuel retour de la question du référent du texte en déplorant « une danse sur les ruines de la critique littéraire1 », A. Del Lungo justifie la nécessité d’y revenir en étudiant un objet précis et sa représentation, tout en dépassant le plan thématique du texte :

L’objet d’étude d’une sémiologie historicisée est précisément la représentation, c’est-à-dire la relation qui s’instaure à travers le signe littéraire entre le texte et le « réel », entendu au double sens de référent concret et de modèles épistémologiques qui le fondent, à une époque déterminée. (p. 15)

8Dans le but de surmonter l’aspect hermétique du signe linguistique, A. Del Lungo s’inscrit dans la lignée de Charles Sanders Peirce et de Louis Marin. D’abord, la conception triadique (icône, indice, symbole) du signe peircien2 complète la dualité du modèle linguistico-sémiotique et permet d’intégrer le processus interprétatif au signe. L’indice surtout constitue un modèle herméneutique, en ce qu’il met en exergue l’interprétation et le déchiffrement (p. 19). Le régime indiciel permet ainsi d’ériger ce modèle sémiologique comme un modèle interprétatif de l’analyse des textes3. Puis, A. Del Lungo reprend la distinction de Marin entre les deux dimensions « réflexive » (le signe se présente) et « transitive » (le signe représente quelque chose) de tout acte de représentation et de signification4 et en ajoute une troisième, spécifique au domaine de la représentation artistique, nommée « transpositive » (p. 16). Le signe est alors considéré comme transposé dans « un nouveau système de signes que l’œuvre instaure et sur la base duquel elle construit sa signification [...] autrement » (ibid.).

9L’étude sémiologisée du motif de la fenêtre n’a donc que faire du rejet structuraliste du référent, qui mène à considérer la définition de l’objet réel comme étant inopérante dans l’étude des textes. Somme toute, l’historicisation du signe, qui justifie la prise en compte du référent, ainsi que la reconnaissance de sa « référentialité transposée » (p. 15) permettent de considérer le signe littéraire dans sa totalité et d’en offrir une définition complète :

Un signe, c’est un élément textuel susceptible de permettre la représentation littéraire ; d’articuler le passage entre l’infini du monde et le fini de l’œuvre, entre la concrétude du réel et sa figuration dans l’imaginaire littéraire ; et de produire une signification par la relation du signe à d’autres signes textuels, et via le processus interprétatif de la lecture telle qu’elle est inscrite dans le texte. (p. 17)

10Le dernier enjeu défini consiste à attribuer au texte la position centrale qu’est censée être la sienne dans le cadre des études littéraires. Ce faisant, l’ouvrage affirme sa pertinence méthodologique et épistémologique dans le champ d’études des Humanités. L’approche sémiologique adoptée par l’auteur refuse en effet de considérer le texte comme un simple témoignage ou « reflet — le terme convient ici parfaitement — d’un référent réel, d’une contingence historique ou d’un progrès technique » (p. 12). L’auteur prétend ainsi aborder le texte littéraire en respectant sa spécificité et son essence d’un objet esthétique et de produit, non seulement poétique, mais « produit [...] d’une culture » (p. 14).

11Avant de présenter et de commenter le parcours de lecture de l’ouvrage, venons-en aux définitions de la fenêtre, d’abord comme objet, puis comme hypersigne. Dès les premières lignes de l’ouvrage, les propriétés fondamentales de la fenêtre, en tant qu’objet réel et en tant qu’objet d’étude, sont décrites : il s’agit d’une forme « simple et géométrique, qui établit une relation transparente, voire naturelle […] entre sa forme et l’existence qu’elle vient délimiter » (p. 7). En cela, la fenêtre est essentiellement définie en tant que « seuil [qui] unit et sépare à la fois [et] se situe au cœur d’une dialectique entre l’intérieur et l’extérieur dont les déterminations spatiales se chargent de valeurs symboliques ou métaphoriques » (p. 7‑8). Au fil de l’ouvrage, cette dialectique entre intérieur et extérieur sera déclinée en plusieurs oppositions binaires structurant l’œuvre littéraire5, comme le privé et le public, le féminin et le masculin, le connu et l’inconnu, etc., au centre desquelles la fenêtre constitue un espace organisant ces oppositions symboliques et métaphoriques6. Ainsi, dans le texte littéraire, la fenêtre assume plusieurs fonctions, pouvant être à la fois (nous reprenons la liste fournie dans l’introduction, p. 9) :

  • un objet référentiel, investi de valeurs métaphoriques ;

  • un dispositif optique inscrivant un point de vue subjectif et cadrant la représentation ;

  • un « technème7 » qui préside à l’organisation de l’espace ;

  • un thème qui traverse l’histoire de la littérature ;

  • un vecteur herméneutique de la signification.

12Finalement, la perspective adoptée par A. Del Lungo permet de considérer la fenêtre comme « un objet à valeur de signe, dont il s’agira d’analyser le fonctionnement au sein de la représentation » (p. 9). En suivant son pari de considérer le signe dans sa totalité, A. Del Lungo propose la notion d’« hypersigne » définie comme « un noyau central de la représentation artistique, qui articule autour de lui le système de signes instauré par l’œuvre ; par sa centralité, il donne un sens à d’autres signes et permet de fonder des paradigmes de connaissance, ainsi que les modèles herméneutiques de son déchiffrement » (p. 20). L’hypersigne permet d’articuler le processus de signification du texte, soit de façon interne, renvoyant à l’organisation de motifs, de thèmes et de la narration, soit par rapport à son contexte de création poétique ou par rapport à la démarche interprétative d’un lecteur. L’auteur donne d’autres exemples d’hypersignes : les livres et les tableaux dans le texte, soit des objets réflexifs qui mettent en abyme l’écriture et la création artistique ; des objets techniques et scientifiques, modèles herméneutiques et allégories de la connaissance et du déchiffrement ; les signes définissant l’individu ou l’espace social ; les signes organisant l’espace et le temps dans l’œuvre8.

Croisées & carreaux : quadrilogie de la transparence

13La centralité de l’image de la fenêtre dans l’histoire littéraire s’explique par sa « multiplicité fonctionnelle » (p. 9). Les quatre fonctions de la fenêtre dans la littérature correspondent aux quatre grandes parties, appelées « croisées », du plan. Chaque partie est à son tour subdivisée en quatre chapitres que l’auteur nomme « carreaux ». Ces appellations ne constituent pas un jeu de mots gratuit mais soulignent la matérialité du signe qui fait l’objet de cette étude et sa fonction, permettant d’organiser, non seulement le parcours du regard, mais également le parcours de la lecture.

L’espace de la fenêtre : une métaphore de la création9

14Cette première « croisée » explore la fonction de cadrage visuel qui est propre à la fenêtre. Le regard décrit est un regard qui va de l’intérieur vers l’extérieur, encadrant et organisant ainsi le monde perçu. Le premier chapitre considère des textes théoriques en revenant sur un texte fondateur concernant l’architecture et la peinture, à savoir De pictura (1435) de Leon Battista Alberti. La fenêtre y est évoquée comme « cadre conceptuel et optique du tableau » (p. 26). Le second est la célèbre « théorie des écrans » de Zola, qui fait de la fenêtre et de la vitre la métaphore de la création artistique. L’écran y apparaît d’abord comme un élément technique et optique, puis se métaphorise progressivement (p. 61). Après avoir décrit l’aventure de la première photographie de Nicéphore Nièpce (1827), à l’origine de laquelle est une fenêtre, et le frontispice de L’Ermite de la Chaussée-d’Antin (1812), les premiers textes poétiques arrivent au centre de l’intérêt avec « La fenêtre au coin du cousin » (1822) d’E.T.A. Hoffmann et Le Spleen de Paris (1869) de Charles Baudelaire. Un parcours chronologique (Pétrarque, d’Orléans, Leopardi, Hugo) retrace l’image de « la fenêtre œil dans la tradition du lyrisme » (p. 95) en étudiant la contemplation et la dialectique romantique entre un monde réel, fini, et un espace infini, métaphysique. Finalement, un parcours analytique mettant en correspondance Tennyson, Baudelaire, Rimbaud, Hugo, Laforgue, Breton, Char, Latour et Pessoa explore la métaphore de la « fenêtre-page » (p. 127). Ce chapitre se clôt sur la description d’un narrateur écrivant du bout du doigt sur une vitre ternie dans le sonnet « Spleen » (1880) de Jules Laforgue, image qui matérialise ou « concrétise » (p. 154) « l’imaginaire de la fenêtre comme lieu d’écriture » (p. 159).

La surface du désir

15Le regard peut aussi être double et traverser la fenêtre dans les deux sens : telle est la constellation quand deux êtres se contemplent, se dévisagent ou s’épient à travers une fenêtre. Celle-ci devient alors le lieu d’un « investissement libidinal » (p. 26) qui marque une « cristallisation du désir » (p. 187) et décline l’articulation entre l’intérieur et l’extérieur en un rapport de pénétrabilité / d’impénétrabilité entre un espace privé féminin et public masculin. Le parcours de lecture est alors chronologique. Il commence avec la « scène archétypale de la pénétration par la fenêtre » (p. 164) dans Lancelot ou le Chevalier de la charrette de Chrétien de Troyes, mais inclut une distinction générique qui montre que la fenêtre n’assume pas les mêmes fonctions dans la poésie lyrique que dans le théâtre et le roman. Au théâtre, la fenêtre, au même titre que le balcon, est au centre du topos de la communication à la fenêtre — qu’on retrouve chez L’Arioste, Musset, Wagner ou encore Rostand — et constitue un lieu scénique structurant l’espace et les relations entre les personnages, soit instaurant une relation, soit engendrant un nombre important de quiproquos :

Le seuil scénique de la fenêtre produit ainsi un effet de transparence pour le public ; mais dans la fiction théâtrale, au cœur de la scène, la vision se révèle en réalité entravée ou partielle. (p. 169)

16Dans le roman, au contraire, la fenêtre, malgré sa transparence, représente le plus souvent une séparation, une impossibilité d’assouvissement qui ne fait qu’exacerber le désir. A. Del Lungo prend comme exemples La Princesse de Clèves (1678), « naissance du roman moderne » (p. 170), Les Souffrances du jeune Werther (1774), Lucien Leuwen (1834) et La Chartreuse de Parme (1893). Puis, avec l’avènement du « réalisme moderne10 », la transparence de la fenêtre devient en elle‑même problématique. Grâce à un parcours analytique des romans de Balzac, de Proust et de Robbe-Grillet, A. Del Lungo montre comment la fenêtre s’installe progressivement au cœur du topos de l’observation du monde et de son déchiffrement indiciel et sémiologique (p. 225).

17Ainsi, « la fenêtre se fait vitrine » (p. 277) derrière laquelle la femme s’expose au regard et au plaisir de l’homme.

Voir, savoir : la fenêtre comme paradigme de connaissance

18Après le regard par la fenêtre et le double regard, cette troisième partie se concentre avant tout sur les fenêtres vues de l’extérieur, encadrant le visible et donnant ainsi « à voir un “morceau” du réel à partir duquel l’observateur essaie de reconstruire une totalité » (p. 27)11. Le cadre permet ainsi un accès à une connaissance qui n’est qu’en partie visible et nécessite une démarche herméneutique ou interprétative de la part du sujet. La littérature panoramique, dont le texte archétypal est le Tableau de Paris (1781-1788) de Louis-Sébastian Mercier, attribue ainsi à la fenêtre, ainsi qu’aux figures de flâneurs ou de voyeurs, un rôle central dans le paysage urbain, essentiellement parisien. Dans le roman balzacien, la fenêtre, dont Jean-Pierre Richard avait déjà souligné l’importance12, figure le principe analytique et paradigmatique stipulant qu’un morceau de réel encadré renvoie à l’ensemble (p. 320) et met ainsi en abyme le fonctionnement métonymique du roman même. Les exemples analysées montrent cependant que cette « transparence n’est qu’illusoire et que l’accès à connaissance n’est qu’un leurre » (p. 322) : la fenêtre ne donne accès qu’à des indices qui nécessitent un déchiffrement, alors que le réel dans sa totalité demeure énigmatique. Plus encore que le roman balzacien, le roman policier se fonde sur cette même « démarche herméneutique » (p. 345) au cœur de laquelle se trouve la fenêtre. Dans la nouvelle Double assassinat dans la rue Morgue (1841) d’Edgar Allen Poe (1856 pour la traduction de Baudelaire), deux fenêtres sont ainsi mises en relation : l’une est métaphorique, « une fenêtre ouverte à l’endroit [du] cœur [des hommes] », et représente l’esprit d’ouverture et d’analyse du détective ; l’autre est la clé même de l’énigme.

Monde intime & monde social : l’opacification des fenêtres

19Malgré sa transparence, la fenêtre moderne est dotée d’une vitre qui sépare l’intérieur de l’extérieur. Cette séparation s’avère symptomatique d’un clivage et d’une impossible communication entre l’individu et la société. Même le regard n’y échappe pas : « le siècle des fenêtres » qu’est le xixe siècle voit aussi apparaître toutes sortes de rideaux et de draperies qui dissimulent l’espace privé — particulièrement l’espace bourgeois — au monde extérieur (p. 400). L’hypersigne de la fenêtre est donc bel et bien un signe sociologique et A. Del Lungo d’expliquer que le seuil que constitue la fenêtre « implique l’exigence d’une nidification, analysée par Walter Benjamin et Gaston Bachelard, qui assigne à la maison un rôle de protection pour l’individu, des dangers du monde extérieur » (p. 28). Deux chapitres sont consacrés à Madame Bovary (1857) et à Une page d’amour (1878) de Zola. Dans ces deux romans, la fenêtre devient « un véritable leitmotiv textuel » (p. 431) : une fenêtre marque l’échec de Charles Bovary, Emma « s’abîm[e] dans des rêveries » (ibid.), accoudée à sa fenêtre, tout comme Jeanne et Hélène dans le roman de Zola où « la croisée d’Hélène, constamment ouverte sur Paris, figure un espoir d’épanouissement de la femme devant laquelle s’étale un paysage entièrement personnifié et érotisé ; mais elle devient aussi, progressivement, le signe d’une claustration tragique » (p. 455). Bien que leurs destinées soient tragiques, les figures féminines dans le roman de Flaubert, puis dans celui de Zola, marquent un renversement important dans l’histoire littéraire de la fenêtre en ce qu’elles deviennent le sujet du regard par la fenêtre et non plus l’objet d’un regard masculin.

Une histoire de la fenêtre

20La simplicité et l’aspect quotidien tendent à occulter la riche histoire de la fenêtre, qui abonde de rebondissements inattendus. A. Del Lungo souligne que cette histoire contribue à fonder l’intérêt de la fenêtre comme objet d’étude littéraire. C’est évidemment grâce à l’architecture que peut être retracée l’historie des fenêtres qui, à l’origine, étaient de simples ouvertures pratiquées dans un mur et dotées d’une fonction hygiénique, à savoir la circulation de l’air et de la lumière dans la demeure. C’est la Renaissance qui inaugure « l’ère du regard » (p. 9) en abaissant la fenêtre à vue d’œil et en l’instaurant ainsi comme un seuil, non seulement entre l’intérieur et l’extérieur, entre le visible et l’invisible, mais également entre un espace privé et un espace public. Objet du quotidien, la fenêtre devient également un objet technique : vitrée dès le xive siècle de matériaux opaques, c’est l’utilisation du verre coulé au xviiie siècle qui permet de fermer la fenêtre tout en laissant passer le regard, instaurant ainsi un « régime de la transparence qui influence profondément la relation de l’être humain à l’espace, et dont la littérature permet de lire la complexité » (p. 12). La fenêtre devient aussitôt un signe sociologique et se dote rapidement de moyens techniques qui permettent à nouveau d’entraver le regard (volets, rideaux, etc.) et de protéger l’espace privé. Dans la « réouverture » finale de l’étude, l’auteur explique ne distinguer aucune nouveauté théorique qu’apporterait le xxe siècle (p. 499) alors qu’avec l’architecture moderne, « la fenêtre change radicalement de statut » (p. 500), devenant entièrement façade et perdant ainsi sa fonction fondamentale de cadrage. Finalement, l’essor des ordinateurs et d’internet font entrer la fenêtre dans l’ère numérique et virtuel (« Windows ») dans lequel elle continue néanmoins de remplir les mêmes fonctions 1. de cadre à l’acte créatif ; 2. d’assouvissement du désir ; 3. d’accès à la connaissance et 4. d’instauration d’une imperméabilité transparente entre l’individu et le monde social (p. 501-502).

21Si l’auteur s’attache à cette histoire du référent dès les premières pages de son étude, c’est que l’objet dans son contexte historique et épistémologique définit sa représentation littéraire, son apparition comme signe dans le texte. Le but de l’entreprise historique ne se réduit néanmoins pas à éviter des incohérences dans la représentation et la reconstruction littéraire d’un référent. La pertinence théorique du motif de la fenêtre est liée à sa capacité d’articuler les grandes étapes de l’histoire littéraire, qui, dans le cas de la présente étude, « s’étale de Pétrarque à Robbe-Grillet » et « se recentre progressivement sur la littérature du xixe siècle, historicisant le signe sur la base de l’hypothèse que le statut de la fenêtre, au sein de la vie réelle, change radicalement au début de ce siècle » (p. 21). La littérature témoigne ainsi des changements dans l’histoire de la fenêtre et, à l’inverse, le signe qu’est la fenêtre renvoie aux façons divergentes d’appréhender le monde de la part des différents genres et époques littéraires. L’ouverture au regard et à la transparence de la fenêtre, puis son opacification et son entrave, montrent aussi que les rapports ontologiques et phénoménologiques entretenus avec le monde évoluent. Entre le romantisme et la littérature panoramique, par exemple, la fenêtre est au centre d’un clivage à la fois historique et esthétique (voir p. 294) entre, d’un côté, une contemplation métaphysique et, de l’autre, un seuil qui sépare un espace privé et public dans le contexte social. De la fenêtre-écran de Zola, en passant par la connotation négative que lui attribue Baudelaire quand elle n’est que cadre réel — et non cadre de l’imagination — (voir p. 54), aux fenêtres entravées dans le chef-d’œuvre de la littérature décadente, À rebours, l’image de la fenêtre est au centre de conceptions esthétiques et poétiques qui s’affrontent. Les fenêtres s’ouvrent et se ferment, deviennent des seuils plus ou moins franchissables, pour figurer des relations fluctuantes, parfois harmonieuses et parfois conflictuelles, entre le sujet poétique et le monde contemplé ou observé.

Des microlectures historiques & comparatistes

22Le grand voyage historique et comparatiste dans lequel le lecteur est entraîné ne vise, selon l’aveu de son auteur, aucunement l’exhaustivité, mais cherche à retracer les principales étapes d’une évolution et à créer des liens inédits entre les genres littéraires — du poème lyrique au théâtre et au roman policier, en passant par le poème en prose et le roman d’analyse — et des textes issus de sphères linguistiques et culturelles différentes.

23Ainsi, l’étude se livre occasionnellement au commentaire comparé de traductions littéraires, comme dans l’analyse du texte De pictura d’Alberti, dans lequel A. Del Lungo commente le « positionnement discursif » (p. 46) de l’auteur en notant le passage d’une construction passive dans le texte latin, datant de 1435, à la présence d’un sujet dans la traduction toscane rédigée par Alberti une année plus tard. La conclusion est éloquente, en ce que le texte toscan s’adresse avant tout aux peintres et met ainsi en exergue la figure du sujet créateur qui « par la fenêtre, regarde mentalement ce qu’il a l’intention de peindre » (p. 47). Le second exemple de microlecture comparatiste constitue la traduction de Baudelaire de la nouvelle, fondatrice du genre policier, Double assassinat dans la rue Morgue de Poe, au sujet de laquelle A. Del Lungo note les images divergentes du texte anglais (« most men [...] wore windows in their bosoms ») et de sa traduction (« une fenêtre ouverte à l’endroit de leur cœur »). La perspicacité de l’analyse des images permet subséquemment d’accentuer trois différences fondamentales : d’abord, en traduisant « bosom » par « cœur », Baudelaire « place la fenêtre imaginaire sur un plan symbolique » (p. 352) ; puis, « bosom » renvoie à « l’enveloppe extérieure du corps, et précisément à l’endroit où elle permet un accès à l’intériorité » (ibid.). Finalement, le texte de Poe ne fait aucune référence à une « fenêtre ouverte » (nous soulignons).

24Certaines microlectures prouvent que la fenêtre est au centre de textes célèbres et abondamment commentés, comme le passage « C’était Binet qui tournait » dans Madame Bovary. A. Del Lungo montre que, dans cette scène, la centralité de l’image de la fenêtre permet d’articuler deux perspectives : l’une représentée par le regard qui cherche à s’élancer vers un infini — tentative accentuée par le discours indirect libre qui marque une tentative d’affranchissement du corps (p. 449) — alors que le bruit du tour de Binet qu’entend Emma renferme la protagoniste « dans [...] sa claustration quotidienne » (p. 451) en resserrant progressivement l’espace, allant de l’horizon, à la place du village, puis au cadre de la fenêtre.

25Il a souvent été reproché à l’étude thématique d’un motif précis de constituer des catalogues ou des répertoires d’images incapables de conceptualiser l’objet d’étude et, de ce fait, ne parvenant pas à fournir un outil de lecture approfondie des textes. L’auteur du présent ouvrage se montre conscient de ce risque et propose une double échappatoire : premièrement, la définition de l’objet d’étude et l’analyse de ses multiples fonctions textuelles permet de dépasser un niveau thématique et de proposer une thématique « sémiologisée13 » qui permet d’articuler les différents niveaux de sens du texte littéraire. Le second argument est d’ordre méthodologique, la quête d’un « rythme analytique varié [alternant] des parties synthétiques […] avec des moments de plus lente respiration » (p. 22) permettant d’éviter une énumération d’images et d’être à l’écoute des textes. Nous notons, en effet, que l’auteur s’avère particulièrement sensible et conscient de sa propre lecture et qu’il n’hésite pas à fournir au lecteur de nombreux commentaires sur sa propre démarche, voire sur son style d’écriture. L’alternance, au fil de l’étude, de chapitres chronologiques (croisée I, carreau 3), de parcours thématiques (croisée I, carreau 4) et analytiques (croisée II, carreau 3) permet de varier les démarches adoptées et d’éviter que le livre ne se transforme en un catalogue de micolectures stériles.

26En plus des enjeux méthodologiques et épistémiques évoqués, l’ouvrage d’A. Del Lungo réussit à théoriser et à décrire la microlecture comme outil d’analyse des processus de signification à un niveau local du texte, mais aussi dans ses rapports plus larges à l’œuvre et à l’histoire littéraire. La sélection des microlectures se fait selon une démarche qualitative et non quantitative, le chercheur privilégiant d’une part « la figuration implicite » (p. 133) de la fenêtre au critère de sa lexicalisation dans le texte. Néanmoins, il prend soin de signaler l’éventuelle absence du mot « fenêtre » dans l’extrait commenté et il justifie l’intégration dudit texte au corpus. D’autre part, le recours à une étude statistique est rejeté, car elle fixerait une corrélation arbitraire entre la fréquence d’une apparition lexicale dans un corpus donné et sa pertinence interprétative.

27À maintes reprises, la critique littéraire a exprimé une nette méfiance envers la microlecture, lui reprochant d’extraire des textes de l’ensemble que constitue l’œuvre et de considérer le texte littéraire comme un simple réservoir permettant d’y puiser le matériau nécessaire à l’exercice académique du commentaire composé. Les microlectures menées dans La Fenêtre parviennent à se distancer des travers d’une analyse close sur elle-même en étudiant le motif de la fenêtre dans sa structure romanesque et, ce faisant, le rôle narratif qui lui incombe. Il en est ainsi par exemple dans Les Souffrances du jeune Werther, où le motif de la fenêtre apparaît lors de la première rencontre de Charlotte et Werther, scène qui dans la tradition romantique unit le regard sur soi, le regard sur l’être aimé et le regard sur un paysage sublime pour signifier le contact et la communion sentimentale et esthétique entre les deux protagonistes (p. 187‑189). A. Del Lungo note ensuite la réapparition du motif, notamment lors du suicide de Werther qui tente de se rapprocher de la fenêtre dans un ultime effort de renouer avec le monde et l’être aimé.

28Finalement, afin de prolonger la réflexion et les résultats de cet ouvrage, nous aimerions développer une problématique, certes centrale dans l’ouvrage, mais qui ne nous paraît pas suffisamment articulée : celle du regard et plus précisément de ses rapports aux autres sens. En considérant les fenêtres modernes, donc vitrées, il paraît évident que leur rôle est de laisser passer le regard tout en imperméabilisant l’espace intérieur du froid, de la chaleur, des odeurs (voir p. 434) ou du bruit de l’extérieur (avec une efficacité croissante au fil des progrès techniques). La fenêtre n’apparaît donc pas seulement comme un vecteur du regard, mais bien comme un facteur renforçant l’hégémonie heuristique et culturelle du regard. Ce facteur paraît d’autant plus pertinent que nous nous situons de plus en plus dans une culture de l’image. A. Del Lungo constate d’ailleurs que, d’un point de vue historico-littéraire, certaines esthétiques, comme le classicisme, se définissent davantage à travers le cadre, la fenêtre et le regard qui garantissent la visibilité et la lisibilité du monde (voir p. 297).

29L’étude aborde à plusieurs reprises la dichotomie entre le regard et l’écoute. Celle‑ci apparaît systématiquement dans les textes commentés ne décrivant pas une fenêtre, mais un balcon ou un pavillon, soit des « espace[s] mitoyen[s] » (p. 165) de la fenêtre. Nous pouvons renvoyer aux commentaires du poème « À Silvia » (1828) de Giacomo Leopardi (p. 112‑113) ou de La Princesse de Clèves (p. 171‑172). Il n’est nullement question de reprocher à l’auteur de s’être trompé d’objet d’étude dans ces sélections de textes. Nous importe plutôt le constat que le rapport entre la fenêtre et le balcon ou le pavillon se double d’une distinction perceptive et sensorielle entre la vue et l’ouïe, voire un autre sens. La dialectique entre visible et invisible ne renvoie donc pas à un sens caché, mais à un sens perceptible différemment, mettant ainsi en avant des processus perceptifs et heuristiques autres que le regard de la part du sujet. Quand l’être aimé n’est pas vu, mais que sa voix est entendue et pénètre l’espace intérieur du sujet, la perception se charge de connotations musicales, naturelles, tantôt envoûtantes et tantôt angoissantes, tandis que la vue, au même titre que la raison, permet de préserver, dans la plupart des cas, une séparation rassurante. Cette opposition nous encourage donc à formuler l’hypothèse que les scènes au balcon, qui reposent sur la perception auditive, entraînent un paradigme amoureux fondamentalement différent que les textes décrivant le regard à la fenêtre.


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30« [La] fonction, à mes yeux capitale, du signe dans le domaine littéraire et artistique, écrit Andrea Del Lungo en ouverture de La Fenêtre, [est] de constituer le vecteur d’une représentation qui transpose la relation référentielle dans un nouveau système de signes que l’œuvre instaure et par lequel elle construit son sens » (p. 14). Alors que le structuralisme rejette le référent et que les cultural studies réduisent souvent le texte à un témoignage d’une expérience référentielle, A. Del Lungo fait le choix théorique d’une transposition sémiologique qui lui permet de définir le texte comme un monde de signes, qui n’est cependant pas indépendant de l’histoire ni des contextes épistémologiques de l’écriture et de la lecture. En développant une approche qui considère le texte dans sa totalité sémiologique et historique, il parvient à franchir une étape méthodologique au sein la sémiotique littéraire qui lui permet de surmonter des clivages théoriques, semblait-il, infranchissables. En cela, cet ouvrage devrait trouver un écho certain tant auprès des théoriciens sémiologues qu’auprès des littéraires, qu’ils soient historicisant ou étudiant des thèmes et motifs littéraires.

31Hormis ces enjeux théoriques, un autre mérite essentiel de cette étude est d’avoir pu répondre à la question « comment décrire la microlecture ? », d’avoir fourni, dans une perspective comparatiste et historique, une méthodologie efficace à l’étude d’un « objet concret » et d’avoir montré qu’il était possible de mener des microlectures précises et approfondies sans nécessairement considérer l’extrait hors de son contexte narratif. De même, les lectures d’A. Del Lungo ont permis de construire un pont théorique entre la microlecture et l’histoire littéraire, deux disciplines au sein de la critique littéraire dont la conjugaison s’avère souvent difficile14.