Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Octobre 2014 (volume 15, numéro 8)
titre article
Nicolas Geneix

ABC du TAG

Clément Criseo & Malou Verlomme, Tag. Paris — New York — São Paulo, Paris : Éditions Alternatives, 2013, 320 p., EAN 9782862277783.

1Singularité rare, pour un ouvrage de mots et d’images, que d’apprendre à lire à son lecteur. Il s’agit bien ici de donner à mieux voir et saisir ces inscriptions murales qui sont autant de signatures, œuvres de « writers », selon le terme employé d’abord à New York, bientôt dans le reste du monde. Le phénomène est digne d’histoire, puisqu’on peut le dater des années soixante. Digne d’étude stylistique, en fait, au point qu’au fil des pages s’impose moins une thèse qu’un constat empirique et étayé : le tag n’est pas une balafre urbaine, mais un paraphe mural. Révélant « l’essence même du graffiti », nous prévient la quatrième de couverture, le tag s’avère d’abord hermétique comme signe, voire comme geste.

2Pour permettre l’accès à cette litté-rature particulière et aussi spectaculairement visuelle que toute réalisation calligraphique, cet ouvrage comparatiste, Tag. Paris - New York - São Paulo, s’ouvre sur un bref chapitre contextuel et définitionnel. Les deux autres sections, on ne peut plus clairement intitulées « Villes » et « Lectures », relèveront d’abord d’un riche parcours photographique balisé de choses dites par les praticiens eux‑mêmes, puis d’un appendice analytique, trop bref, sans doute, si l’on s’est tant soit peu épris des tags disséminés sur près de trois cents pages. Cette imparable coda conduit en fait à reprendre les pages qui précèdent, et c’est ainsi que l’initiation a vraiment lieu : j’ai eu les bases d’un assimil, j’ai vu moult images légendées-traduites, j’ai lu une anthologie de voix autochtones, et désormais j’y vois plus clair — je sais lire quelques tags d’ici et d’ailleurs. Enfin, j’ânonne, plutôt, ne pouvant être lecteur expert dès l’enfance, et m’aide encore des « solutions » marginales et des transcriptions complètes. Ni manuel lourdement didactique, ni simple album d’images survolant son sujet, Tag. Paris - New York - São Paulo est un vrai livre d’art et d’écrits aux photos « pensées/classées », comme le dirait Perec, ainsi qu’une « introduction » au très noble sens du terme à l’esthétique du tag.

Les lettres & l’esprit

3L’ouvrage n’est pas le fait de « littéraires », mais d’artistes aimant et maniant le graphein — le terme tenant ensemble l’écrire et le dessiner. Tous les deux ont animé la revue L’Échelle de 2001 à 2006 qui déjà sondait l’univers du tag, dans les marges du street art. Malou Verlomme se présente avec subtilité comme « graphiste et typographe, amateur de lettres1 ». Clément Criseo œuvre quant à lui comme photographe urbain saisissant quotidiennement ces signes (entre autres) verbaux parmi nous et sur les murs d’ici, ou de plus loin, car dans ce domaine le voyage manifestement forme l’œil. Son site Internet2 en témoigne, des enseignes s’effaçant au gré du temps aux tags investissant de manière aussi visible que nécessairement éphémère les espaces de vie.

4Les deux complices s’imposent une pratique rigoureuse et libre, celle du verbatim. D’une part, il s’agit de retranscrire, sous les photos, le mot‑nom que l’on voit sans d’abord pouvoir le lire avec certitude. D’autre part, le livre donne la parole à quarante‑quatre auteurs parmi lesquels peu de théoriciens3, mais des artistes activistes et, à certains égards, situationnistes. Néanmoins, le graffiti que Debord inscrivait à la craie affichait un mot d’ordre au clair contenu social, politique et polémique. L’abstraction designée du tag fixe d’abord un nom dont l’auteur attend qu’il soit repéré et à tous les sens du terme reconnu4. L’affirmation proclamant un « moi j’existe5 » qu’on aura du mal à effacer croise une recherche calligraphique au sens propre. Recherche d’un « look », comme pour tout habitus urbain, le tag incarne tout autant une volonté de parfaire une forme singulière qui illustre son auteur. Or, qui mieux que ce dernier pourrait donner, sinon le fin mot, du moins des éléments nécessaires au déchiffrage sociologique et esthétique de son geste ? Au commencement fut un « questionnaire6 » dont on ne saura rien, car au fil des pages, et sous des typographies variées qui ne peuvent pas ne pas évoquer la variété des styles de ceux qui signent les murs de nos villes, des voix s’expriment comme spontanément, rattachées à un pseudo qui masque encore des auteurs illicites. De manière révélatrice et stratégique, ces paroles précèdent la section déchiffrement qui clôt l’ouvrage : les auteurs du livre ne tiennent vraisemblablement pas à proposer une analyse qui engloberait et prétendrait cerner la variété des tags qui ne seraient plus alors que des exemples illustrant une théorie forcément tentée par la typologie. Il convient de laisser la plus grande place aux œuvres mêmes, geste honnête et généreux qui laisse aussi une certaine liberté au « lecteur » : à lui de profiter de cet ABC.

Images de murs, légendes urbaines

5Les graffitis en général donnent du texte aux images de villes, parfois du dessin. Plus radical et strict dans son ampleur lexicale, le tag délivre des noms, c’est-à-dire des faux, qui font le mur. Trois villes, Babels du tag, balisent ici comme des capitales l’étendue stylistique du phénomène.

6Une tradition universitaire existe, qui étudie une topographie du graffiti ou du tag : des articles de sociologie, des ouvrages d’art (de la rue) et des ouvrages relevant des cultural studies, sondent depuis plus de trente ans7 ces mots et ces noms marquant les enceintes des quartiers, les barrières des villes. Dès 1976, Baudrillard s’intéressent à ce qu’il nomme des « signifiants vides » qui font « irruption dans la sphère des signes pleins de la ville, qu’ils dissolvent par leur seule présence8 ». D’emblée, le sociologue identifiait la dimension de rituel urbain et les problématiques territoriales que sous-tendent graffiti et tag. Plus encore, Baudrillard note que les murs tatoués se voient délivrés de l’architecture, comme rendus à la « matière vive », au « corps mouvant de la ville », réfutant en actes le « fonctionnel » et l’« institutionnel9 ».

7Déjà et souvent, New York fait figure de paradigme, de révélateur mondial de tendances sociales et artistiques contemporaines, s’agît‑il même de ce que l’on nomme sub-culture ou scène underground. À ceci près, justement, que le geste très dissimulé du tagueur débouche sur un très visible affichage de son œuvre-nom. Ce n’est donc pas une surprise de trouver au centre du livre cette ville qui depuis la crise de 1975 voit ses murs et ses métros, qui ne « sont pas entretenus10 », recouverts de tags. Le choix de Paris, « capitale active du mouvement11 », n’étonnera pas non plus, peut‑être parce qu’elle évoque volontiers une histoire et un imaginaire insurrectionnels, avant d’afficher de manière récurrente son désir d’être « ville propre » par excellence. Côté français, en effet, les questions de l’illégalité punissable et des coûts municipaux du nettoyage sont régulièrement posées. Quant à São Paulo, autre mégapole culturelle, plusieurs raisons semblent avoir décidé de sa place au sein du livre : les pixadores, performers brésiliens identifiés depuis aussi longtemps que les tagueurs new-yorkais, s’inscrivent ouvertement dans la contestation sociale, affichent un style basé sur une déformation étudiée de la lettre et, autre tradition, exercent leur art sur des façades qui seraient inaccessibles sans les « échelles humaines12 » permettant aux writers de s’élever.

8Trois « lieux communs13 » sont donc arpentés et saisis au fil des rues graffitées, et par cet outil, la photographie, qui permet de « collectionner les formes du monde14 », comme l’écrivait la new-yorkaise Susan Sontag. Trois ensembles de signatures et de voix, pour permettre de mieux voir et, à vrai dire, de mieux lire ces écrivains d’un mot, scripteurs fugaces qui se signalent par un « Je vous salis ma rue15 » que moi bourgeois serais bien tenté de barrer d’un « Comprends pas ! » que suscite souvent le mystère dans les lettres.

Lire — cette pratique

9Tous les livres ne permettent pas d’apprendre à lire. Seuls ceux qui traduisent, transcrivent ou décryptent ont cette capacité à déciller. C’est par ce savoir‑lire que les paraphes muraux des graphomanes ne semblent plus seulement dégradations gratuites et signes hermétiques. Initiation, car il y a de la morgue aristocratique dans « l’art (im)populaire16 » du graffiti : par le tag l’on se distingue, membre d’un groupe ou pas, élite frondeuse en tout cas. Et l’ouvrage de Cl. Criseo et M. Verlomme de le souligner : les tagueurs sont de la caste ultime, celle qui ne poche ni ne dessine, mais signe. Ce muralisme-là ne se donne pas tant à voir qu’à lire, c’est‑à‑dire à « déchiffrer17 » : c’est à ce prix que l’on pénètre un peu cette esthétique singulière.

10Apprendre à lire est progressif, ardu au début, ludique parfois — et c’est un point de non‑retour. Insistons : après la lecture, le parcours et les vues que constitue Tag.Paris - New York - São Paulo, notre œil est certes mieux formé, plus apte à voir les tags, mais il ne peut plus guère s’empêcher de les « lire » (ou d’essayer de le faire) lors de la plus banale  déambulation. En pratique, il faut en passer par une méthode infra-syllabique, puisqu’il s’agit de repérer les lettres qui assemblées forment la signature taguée : des photos et des schémas, avec mises en gras et pointillés, permettent de décomposer pour reconstruire le nom monochrome, ici reproduit dans des pages en noir et blanc. Trois temps : on conseille au lecteur de déchiffrer (décomposer lettre par lettre), de repérer le ductus (ordre et direction des tracés, comme en calligraphie), d’analyser enfin, c’est‑à‑dire de situer le tag dans un environnement, d’en percevoir les ornements chargés sémantiquement. Quelque chose de l’« énigme » joue ici, entre pédagogie et mystagogie, car on n’apprend pas ici un nouvel alphabet tout le temps valable, ni une base idéogrammatique permettant de se familiariser avec une nouvelle langue : on découvre des styles personnels (chaque tagueur est un auteur) et des manières locales. Assez vite, le « lecteur » parvient à distinguer un tag parisien des souvent plus hiératiques pixaçãos brésiliens. Il est d’autre part révélateur que l’ouvrage s’ouvre par un micro-dictionnaire et s’achève par le manuel : le corpus photographique est le cœur et le couloir central, immense réservoir que l’on (ne) pourra et devra lire (qu’) après l’avoir vu…

11N’y aurait-il pas cependant une contradiction, voire une trahison, à l’égard des tagueurs, pourtant vantés et vantards, à l’endroit même de leurs réalisations sublimées au fil des pages qui sont autant de signes, d’adresses, de rues ? En effet, plusieurs revendiquent une certaine illisibilité qui relève d’un esprit de groupe, la crew, terme qui renvoie aux idées compatibles d’équip(ag)e et de gang. Le tag dit « ici, c’est moi » et « ça, c’est pour moi » : cet autotélisme n’appelle donc pas de lui‑même un déchiffrage pour les autres. Où l’on mesure l’écart, d’ailleurs, avec un Byron signalant son passage en tel lieu fameux, du château de Chillon au Cap Sounion : lui, l’illustre, plantait son noble nom dans des pierres d’hier18. Les writers sont par définition méconnus : leur faux nom est un masque de plus dans l’exercice illégal du tag diurne ou nocturne. Mais l’enjeu diffère en termes même de territorialisation : ici, c’est ma ville, cette « totalité éparpillée19 » qui « part dans tous les sens20 » mais que je signale habiter en échappant à l’impersonnelle signalétique imposée, pour justement m’y retrouver. Chaque tag dit la présence, le passage, l’hic et nunc d’un habitant moins anonyme désormais que dissimulé, mais bien là, lui. Et sans visages jamais, le livre de Cl. Criseo et M. Verlomme d’enregistrer et réunir des marques et des voix d’activistes de la vie en ville.

Antho-logiques de l’ouvrage

12Dans tout album, il y a le reflet des choix, l’intuition collectionneuse, une part d’aléatoire, tension constante entre ce que propose la réalité et ce que notre œil repère et élit. La photographie elle‑même oscille entre « transparence » supposée et « sélection21 » avérée » : certes elle reflète et témoigne, mais elle découpe et recadre, elle dirige notre regard en lui proposant-imposant des fenêtres sur le chaos du monde. Multiples, les clichés relèvent donc d’une prise de note qui déjà interprète. Plusieurs logiques compilatrices sont à l’œuvre dans le volume qui nous occupe.

13Il y a d’abord des effets de regroupement liés au double espace du cliché et de la surface livresque : extension maximale, les tags capturés couvriront une double page, mais plus fréquemment, et sans régularité absolue, les photos occuperont la place des cases (de 2 à 16) sur le gaufrier, pour reprendre ici le lexique de la bande dessinée. Le thème étant donné, la variation viendra de ces rythmes quantitatifs qu’animeront les mains tournant les pages. Surdétermination prévisible, les pages sont souvent formellement homogènes : telle alignera les tags verticaux, telle autre les inscriptions encadrant un nom de rue etc. L’espace urbain, ponctué de récurrences (portes donnant sur la rue, kiosques à journaux, poutres saillantes…) incite à cette réunion qui oriente même le cadrage, le format et pour tout dire l’angle des images. Dans un tel contexte, la singularité du texte-tag n’en apparaîtra que mieux. Le style s’affiche d’autant plus fortement que l’esthétique urbaine recourt à la répétition, au système. Un cas parmi d’autres, révélateur, les tags qui entourent les numéros de maison ou d’appartement, disent ouvertement le refus de la classification anonyme des individus (res)surgissant de manière dynamique et anarchique, vivante. Numéros citadins, noms de personne(s).

14Cet aspect symbolique se retrouve ailleurs, dans les choix mêmes du photographe : il ne saurait être anodin de viser un tag sur une vitre transparente dans une contre-plongée ouvrant l’espace de la ville à un ciel éclairé ou nuageux. De même, laisser voir sur une image un verrou, un graffiti ou un sticker nanti d’une paire d’yeux, aligner les grilles fermées, les briques, les fils électriques, voire des barbelés, tous ces choix se mettent à l’unisson des artistes invités et inventoriés. Le tag « Cokare » croise les mots incomplets mais reconnaissables de « crime et châtiment », tandis qu’« Acies » réfute en acte le classique « Défense d’afficher ». Pour résumer, les photos témoignent sans ambiguïté de (et pour) la posture libertaire du tagueur.

15Assez souvent, le travail sur les perspectives tend à situer le tag dans son environnement, ce qui s’impose au vu des choix géo‑localisés du livre. D’autre part, une vraie « analyse » (p. 290) passe par la mise en situation du tag. Il s’agit de ne jamais oublier que l’espace concerné est public et passant, mais aussi de percevoir New York, Paris et São Paulo à travers le « prisme » (p. 31) proposé. Oïko-musée contemporain à ciel ouvert et brouillon de béton, la grande cité recueille sans l’avoir commandée la liste codée de certains de ses occupants désireux de se manifester, de vivre esthétiquement, comme le dirait Kierkegaard, dans les interstices des murs qui ne suffisent pas à se sentir exister.

D’un patrimoine im-matériel

16… parmi une « infinité d’images22 », soit tous ces assauts visuels que la ville nous impose de regarder au détour d’une rue comme au gré d’une rame de métro traversant des espaces emplis d’affiches. Le tag, en l’occurrence, fait tache. Il se remarque, c’est sa raison d’être : discrétion de l’auteur, affichage de l’œuvre, éclat du seing.

17Comme tout artiste, le tagueur connaît son art par l’étude des œuvres des autres puis la pratique qui émancipe des modèles ou des concurrents. On se mesure, on se défie : toyer le tag d’un autre, c’est le renvoyer à l’étude par la rature de sa griffe. L’urgence du tag, la rapidité d’exécution qu’il exige pour ne pas se faire prendre par la police, s’accorde avec les rythmes de la ville, qui est d’abord, dit encore Jean‑Luc Nancy, « une circulation, un transport, une course, une mobilité, un branle, une vibration23 ». Privilégiés, les « supports mouvants (camions, métros, trains…)24 » incarnent encore cette idée de vitesse, dont la contrepartie pourrait être le caractère très éphémère du tag comme art et artefact. Néanmoins, l’esprit de famille (crew, squad…) croise nécessairement les possibilités généalogiques et les catégories hiérarchiques. Si l’on n’est pas dans le classement ou la sélection institutionnels, les créateurs s’estiment plus ou moins. En ce sens, il y a bien à l’évidence patrimoine, mémoire, culture. Et le livre de corroborer ce constat, en archivant.

18Interdit, effaçable, pourchassé (il existe des brigades spécialisées), le tag existe au risque de sa disparition par la nature même de son inscription dans un environnement inapproprié et pourtant, justement, le seul adéquat. Mais que la loi se durcisse, le tagueur n’en aura que plus de mérite. L’aura passe par le beau, mais aussi l’illicite. Quant aux supports, ils sont variés, mais leur difficile accessibilité accentue la réussite. En somme, la performance est toujours là, qui valide le résultat, quoique la photo ne puisse être que le signe de l’expérience. De là l’enregistrement des mots des praticiens : ils animent la collection d’images par le récit d’anecdotes épiques et insolites qui font partie intégrante de l’action de taguer, ils constituent les notice délurées des œuvres exposées sans autorisation.

19Ces histoires légendent donc les noms dont les murs tiennent registre. Si l’on peut d’ailleurs un peu regretter la relative absence de clés onomastiques dans l’ouvrage de Cl. Criseo et M. Verlomme, la force de proclamation des pseudos, noms choisis et par conséquent pleinement assumés, s’impose à chaque image. Dessinant une toponymie alternative, ces noms ne sont que des noms, marque ultime de la personne et hyper-persona à la fois. Ce sont des scriptions, car la matière urbaine s’en souviendra moins sans doute que de gravures inscrites plus durablement. Les noms tagués passent comme leurs auteurs. Trace et tache, le tag est la marque d’un espace cherché et trouvé pour soi mais un temps seulement dans le labyrinthe urbain, incarnation d’un moment d’écriture, et par-là d’une sensation qui n’est pas sans évoquer la calligraphie.

« Mystère du caractère25 »

20L’introduction indique l’importance de la sensation que procure le tag en train d’être réalisé, le « plaisir inexplicable » (p. 55) de l’encre que le tagueur voit couler. Parole de writer entre extase et agonie, puisque menacé par l’échec du geste et la sanction policière.

21À écouter les calligraphes actuels, on les sent souvent conscients de la proximité de leur art avec celui des chercheurs de spot, lieu à l’écart où s’exercer et gagner en maîtrise. Hassan Massoudy raconte ainsi qu’en ses débuts il réalisait sur des murs d’entrepôt ses enluminures,  « tags d’avant les tags26 » selon ses propres mots. Il est convaincu d’aller plus vite que ses maîtres, signe des temps, ce qui le rapproche aussi du muralisme. Et d’ajouter : écrire dix fois plus vite, c’est « crier dix fois plus fort27 ». Autre point commun, l’hermétisme parent de l’esthétique :

Celui qui regarde une calligraphie en perçoit d’abord l’aspect plastique, seulement ensuite le sens. Souvent même, l’information est brouillée par les effets esthétiques28.

22Un tagueur pourrait assumer une telle optique, expérimentant également la tension qui existe entre liberté et lisibilité. L’exercice, l’« acharnement » (p. 110) sont fondamentaux, et la répétition permet d’« aller au-delà des règles »29.

23Frank Lalou, pour qui mille fois calligraphier le yod est « jubilatoire »30, indique de son côté que le mot hébreu tav (trace-s, signe-s et marque-s), lettre dernière de l'alphabet, s’apparente curieusement avec celui qui nous occupe ici : c’est d’ailleurs ce terme qu’on emploie en Israël. Pour lui aussi, la lettre ou le mot calligraphiés reflètent l’intériorité, autre assertion commune au peintre et au tagueur. Une certaine radicalité les apparente : « le gue-ta, c’est le plus pur, le trait31 », dit le writer, tandis que la calligraphie se définit comme l’« art du trait et des taches »32.

24Le retrait du monde et le refus de son rendement bruyant séparent cependant les deux arts. L’affichage public propre au tag est aux antipodes du travail en atelier et de l’expérience au désert33. Le tag se doit d’être sign-hâture et de défier l’ordre, non de rejoindre une harmonie cosmique introuvable ou un lettrisme détaché. Il inter‑vient comme poli‑tic.

Délits & profanations d’initiés

25En page de garde, un dessin de Töpffer nous prévient : « Il n’y a que la canaille qui mette son nom sur les murailles ». Dégradation, c’est subversion, et nombreux les tagueurs de le proclamer, notamment ceux de la très inégalitaire São Paulo : « les pixaçãos sont pour moi une forme de protestation, de révolte, c’est idéologique ! Alors que le graffiti se veut esthétique34 ». Parce qu’il perturbe les habitudes qu’un Castoriadis qualifierait d’ « ensemblistes-identitaires », le tag semble ne pas devoir être « reconnu par la société35 » pour être véritablement.

26Gestes politiques, et non grandes lignes d’un projet de société, les tags « profanent » bien les systèmes signalétiques et publicitaires. Il s’agit bien, comme l’écrit Giorgio Agamben, de restituer « au libre usage des hommes36 » des pratiques consacrées à des affichages plus économiques et sérieux, permis et reconnus. Refaire les murs, c’est recourir à un contre‑dispositif pour se réapproprier son propre oïkos. Nul doute qu’aucune charte, telle celle qu’on trouve à Sion pour encadrer le Réseau Graffiti C21, ne réponde dans sa permissivité même à cette pulsion. Plus cohérente apparaît la république d’Užupis qui s’est auto-proclamée indépendante en pleine capitale lituanienne : les tags libertaires de la rue Jonas Mekas relient leurs auteurs à l’autorité. Bien entendu, c’est aussi parce que Vilnius le veut bien…

27L’album Tag. Paris - New York - São Paulo n’est pas interventionniste, mais comme guidé par cette « intuition du particulier, de diversité si nombreuses qu’aucune entreprise de classification et de dénombrement ne saurait les épuiser »37 il rend hommage et donne visibilité à une foule de faux noms qui sont de vrais gens très conscients d’eux-mêmes et invitant par ricochet le lecteur à se poser la question de sa propre personne. Ce beau livre marche consciemment (p. 27) sur une ligne de crête plus ardue qu’il ne semble d’abord, donnant à comprendre ces signes qui n’appellent pas forcément leur lecture tout en imposant agressivement leur vision. C’est avoir l’esprit très urbain que d’apprendre à lire et obliger à reconnaître. Or, si la ville « donne part à la vie et à la vérité communes », elle « partage, sépare, divise, de toute sa puissance d’espacement » : les tags alors balisent, retracent et relient autrement. Autonomie, autochtonie — et c’est, ici, poésie. Formel, le tagueur, ce writer, pour lui s’écrit : « Fais‑toi signe(s) ».