Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2022
Octobre 2022 (volume 23, numéro 8)
titre article
Slaven Waelti

Économie, littérature & « poétologie des savoirs » au temps des Lumières

Joseph Vogl, Kalkül und Leidenschaft. Poetik des ökonomischen Menschen [2002], Bienne : Diaphanes, 2008, 320 p., EAN 9783935300469.

1Les travaux de Joseph Vogl, encore peu connus du public français, suscitent une attention croissante dans le champ universitaire germanophone1. Il propose une mise en relation ambitieuse entre textes littéraires et les autres domaines du savoir, tout en tentant de fonder une théorie de la culture. On en donnera un exemple ici en rendant compte d’un ouvrage encore non traduit,  Calcul et passion, dans lequel Vogl propose une véritable archéologie du capitalisme au temps des Lumières. Car ce n’est pas dans l’éthique protestante, comme le voulait Max Weber, que celui‑ci trouverait son origine, mais dans une conception du sujet bourgeois, rationnel et passionné (p. 96). Or le capitalisme a besoin d’un cadre, l’État moderne tel qu’il s’élabore progressivement à la fin du xviie siècle, et d’un média de communication généralisé, l’argent dont le concept moderne apparaît au début du xixe siècle. C’est donc un large xviiie siècle que considère Vogl, du Léviathan de Hobbes au Faust de Goethe, de la philosophie baroque de Leibniz à la poésie romantique de Novalis, du caméralisme et de la physiocratie à la constitution d’une science économique après Adam Smith, chez Ricardo ou Malthus.

2Proche à bien des égards des pages que le Foucault des Mots et des choses avait consacrées à l’économie, le livre de Vogl s’en distingue par une armature théorique faisant la part belle à la triade lacanienne de l’imaginaire, du symbolique et du réel. Sur un plan théorique, l’originalité de Vogl apparaîtra pour un public francophone cependant surtout dans le recours à la sociologie systémique de Niklas Luhmann et à l’archéologie des médias de Friedrich Kittler. Du sociologue, Vogl retient avant tout l’idée de « système autopoïétique »2, soit un système constituant lui-même les éléments dont il se compose, et qui le différencient des autres systèmes. Ainsi, le « système légal » se constitue au début du xviiie siècle par différenciation du « système politique », tandis que la constitution (ou le contrat social) les met en lien ; le « système économique » se différencie quant à lui progressivement de l’économie politique, du mercantilisme ou du caméralisme — ou la variante allemande du mercantilisme —, pour former au seuil du xixe siècle un système entièrement autonome lié au « système légal » par les notions de propriété et de contrat, et à l’État par celles d’impôt et de taxes. Or de tels systèmes ne pourraient se mettre en place sans médias capables de traiter, stocker et transmettre les savoirs qui les constituent3. C’est là l’apport de Kittler. Vogl porte une attention toute particulière aux dispositifs — ou médias — par lesquels les hommes du xviiie siècle ont cherché à contrôler la manipulation symbolique : notamment dans les diverses formes du contrat, de la représentation politique, de l’économie, du papier-monnaie et de la littérature. Ainsi le théâtre, au début du xviiie siècle, a‑t‑il partie liée avec la constitution de l’État moderne comme représentation du contrat social ; le roman est, lui, en dialogue avec la physiocratie et le caméralisme, à l’instar desquels il vise à saisir le réel de manière encyclopédique sous forme de cartes, diagrammes et tableaux ; la poésie, au seuil du xixe siècle, se présente en dernier lieu comme l’analogon de la puissance de symbolisation pure de l’argent-papier sans référence actuelle dans le monde, et dont le sens est indéfiniment reporté à une réalisation — ou un paiement — futur.

3Partant de ce quadrige théorique composé de Foucault, Lacan, Luhmann et Kittler (auquel on pourrait ajouter Deleuze dont Vogl s’est fait le traducteur pour Différence et répétition4), Vogl énonce une méthode originale qu’il appelle : « poétologie du savoir ». Ce qu’il entend par là se distingue d’une histoire, par exemple, des théories économiques ou des différentes formes de l’analyse économique au profit d’un type de recherche portant non sur les référents, mais sur les énoncés et donc sur la manière dont les référents sont construits dans des énoncés. Dans un article de 1997 intitulé : « Für eine Poetologie des Wissens » [Pour une poétologie du savoir], il affirme son intérêt non pas pour « l’unité de disciplines, sciences ou discours, mais [pour] la chaîne des énoncés qui coupe en une ligne transversale les divers domaines »5. Une chaîne constituée d’énoncés pré-conceptuels, mais non pas pré-discursifs puisqu’ils se retrouvent à l’intérieur des différents dispositifs du savoir. Ainsi, les thèmes de la « circulation », de l’« excédent », de l’« équilibre »  et de la « compensation » (p. 242) se retrouvent au xviiie siècle dans les champs de l’économie politique, de l’histoire naturelle ou de la théorie du signe. Or cette « chaîne transversale », comme le dit encore Vogl, n’a pas « d’origine en dehors d’elle-même »6 : elle produit tous les éléments qui la composent. Il en va ainsi de l’économie politique au cours du xviie siècle : permettant à la fois « une théorie et une pratique […], elle constitue elle-même les objets auxquels elle recourt » (p. 13), qui ne seront plus ceux de la science économique après Adam Smith. Chaque ordre ou système du savoir établit en effet les règles et procédures, soit les médias, qui le fondent et selon lesquels des référents nouveaux peuvent apparaître : « chaque ordre du savoir constitue des options de présentation spécifiques », note Vogl, ainsi que « des procédures particulières » qui décident « de la possibilité, de la visibilité, de la consistance et de la corrélation » (ibid.) d’objets nouveaux. Or, à traiter des formes des énoncés dans lesquels se constituent les référents du monde, on rencontre nécessairement la littérature, dans laquelle le discours, comme l’écrit encore Vogl, « ne semble rien énoncer d’autre que sa propre forme »7. En cela les structures de la littérature « rendent visible » l’espace intermédiaire entre la « représentation et la matérialité des signes »8, soit l’espace situé entre les mots et les choses. Et c’est à partir de cet espace « atopique » que peut être pensé le savoir en général. Ainsi, le roman et l’économie au xviiie siècle naissent et croissent à partir d’un « substrat » commun (p. 14). En d’autres termes, ce qui se manifeste dans « l’Agathon de Wieland ou dans l’utopie de Wolmar dans La Nouvelle Héloïse […] au même titre que dans le tableau des physiocrates ou dans un traité caméraliste » (ibid.) appartient à un même ordre du savoir.

Le corps de la politique

4Après ce rappel général, voici un exposé détaillé des thèses de l’ouvrage organisé dans l’ordre adopté par l’auteur. Le premier chapitre de Calcul et passion est « propédeutique » (p. 17). Centré sur la fin du xviie siècle, il étudie la naissance de l’économie politique, et en premier lieu la constitution de l’État moderne. Celui-ci apparaît sous la plume de Vogl comme un « stade du miroir », le peuple se reconnaissant dans la figure unique de l’État ou du « Léviathan » chez Hobbes. Le peuple ne s’incarne plus dans le corps du Roi, mais se représente dans une persona ficta à laquelle il est lié par un contrat (p. 23). Or le miroir dont il est question ici n’est autre que le théâtre. La politique s’organise de manière théâtrale et la poétique du théâtre, au xviiie siècle, inclut une poétique de l’espace social. Le modèle (chez Althusius, Grotius, Hobbes et Pufendorf) est celui de la représentation en tant que « délégation » politique et « performance » théâtrale. Chez Hobbes, relève Vogl, l’État naît précisément de la délégation et de l’autorisation donnée à un tiers d’être son représentant (p. 24). En d’autres termes, la construction de l’État est une fiction autorisée par les individus, une fiction mettant en scène le contrat social que le souverain passe avec le peuple, et dont il sera le garant.

5Dès le milieu du xviie siècle, et pour répondre à la complexification croissante des interactions sociales, le développement d’une auto-description ou auto-connaissance de l’État devient impérative, et en premier lieu une connaissance de ses éléments constitutifs. C’est ainsi que, chez Hobbes notamment, apparaît ce que J. Vogl appelle une « anthropologie politique » (p. 40) centrée sur le sujet ou le citoyen, où l’homme est conçu comme un être en relation avec ses semblables et mu par des mouvements d’appétits et d’aversions. Or, si de tels affects peuvent localement paraître antagonistes, ils n’en gravitent pas moins autour d’un motif unique : l’intérêt privé. L’intérêt fait dans la sphère humaine ce que les lois newtoniennes font dans celle des astres : il explique universellement le mouvement. C’est donc naturellement que s’impose l’idée d’une neutralisation mutuelle des affects, rationalisés dans le tout de l’État. La fameuse « main invisible » smithienne est en quelque sorte déjà à l’œuvre en tant que figure de transmission entre les lois physiques et les lois humaines : elle garantit qu’un ensemble régulier émergera d’actions singulières, gravitant sans le savoir autour d’un but commun.

6Ces deux types de lois renvoient aux deux « corps » dont est formé l’État moderne : celui des citoyens et celui de la persona ficta. C’est là ce qu’illustre entre autres le frontispice du Léviathan. Or entre le peuple et son imago comme État-Léviathan se produit un décalage : la tête du souverain, siège du pouvoir politique, survole l’horizon, mais c’est son cœur qui se trouve au centre de l’image (d’après une analyse de Reinhard Brandt). Hobbes n’était pas par hasard un proche de William Harvey, découvreur de la circulation sanguine : la tête est le lieu de la représentation politique, soit le visage imaginaire de la volonté générale, le cœur celui de l’échange symbolique de la distribution des forces dans le corps, de la circulation des marchandises et richesses. Le cœur est, si l’on peut dire, le « poumon » économique de l’État. Rousseau ne dira pas autre chose dans son article de l’Encyclopédie consacré à « l’économie politique ». Le terme apparaît du reste pour la première fois chez Montchrétien en 1615 et va de pair avec l’effacement progressif de la dichotomie aristotélicienne entre polis et oikonomia, comprise comme art de la gestion d’un ménage (p. 55). Dans l’économie politique, les « lois de la maison » sont élargies à la gestion de la communauté politique toute entière.

Gestion des émotions

7Suite à ce préambule, J. Vogl entre plus avant dans son étude et pose la question de la coordination entre la prospérité de l’État et la prospérité des individus. Le caméralisme tente précisément d’établir cette coordination en construisant un savoir encyclopédique du corps physique de l’État. On se trouve ici face à une analyse empirique de l’État dont le point culminant est l’idée d’une capitalisation de la population. Par là, le caméralisme rejoint la « bio‑politique » comme science du commerce des biens et des sexes en vue de la création de valeurs. Et c’est ici que le corps politique se dédouble en technique de gouvernementalité économique et en lois de la souveraineté, c’est-à-dire en corps économique et corps juridique (p. 85). Pour J. Vogl, le savoir politique au xviiie siècle est placé entre deux extrêmes : d’une part le niveau performatif où le théâtre lie la politique à la personne représentante, et d’autre part le niveau empirique où tableaux, diagrammes et cartes fondent le savoir et dictent les actions d’un gouvernement (p. 62). Mais comment lier des actes performatifs, qui ont une valeur de promesse ou de contrat, avec le monde empirique qui, lui, n’est fait que de contingences et de hasards ? C’est pour répondre à cette tension qu’apparaît le concept de « sympathie ». Selon Smith, la sympathie constitue une relation primordiale par laquelle une personne se représente à la place d’une autre et qui permet ainsi d’établir entre elles un rapport de confiance qui réduit le jeu des fortunes et infortunes. Plus précisément, chez le philosophe écossais, la sympathie se trouve donc à l’intersection entre le hasard et la loi, liant à leurs actes, contrats ou choix propres, les suites des hasards auxquelles les individus sont soumis. La sympathie s’impose donc comme un principe global de cohésion sociale, elle figure une force de régulation et d’autorégulation de la société en dehors de toutes lois ou règles prescriptives ou répressives.

8Le théâtre que convoque J. Vogl n’est plus la grande tragédie, mais le drame bourgeois, soit un théâtre où se tisse un type de relations visant à coordonner la circulation des affects avec les instances personnelles. C’est un théâtre de la sympathie, tel qu’il est notamment illustré par Lessing, par exemple dans Minna von Barnhelm, et qui pose précisément la question de la possibilité de relations humaines et contractuelles fiables. Un motif de la pièce retient particulièrement l’attention de J. Vogl : les anneaux que Tellheim et Minna s’étaient échangés comme gages de fidélité. Or au moment où Tellheim, en manque d’argent, en vient à mettre son anneau en gage, c’est le symbole de la fidélité qui se trouve mis en circulation. En d’autres termes, le gage de la stabilité des relations devient lui-même un objet d’échange économique. Et J. Vogl remarque que les catégories du gage et de l’objet d’échange sont précisément celles que les penseurs du xviiie siècle utilisèrent pour penser l’argent et la force représentative des signes (p. 119). Le consensus veut certes que l’argent n’ait pas en lui-même de valeur et qu’amasser de l’argent soit insensé. L’argent ne mesure pas la valeur des choses (parce qu’il serait lui-même richesse ou parce qu’il serait fait d’une substance éternelle et inaltérable), il représente la valeur des marchandises dans l’échange, valeur qui n’est plus en cela garantie que par la circulation permanente des signes. Mais parallèlement, l’argent doit être couvert par le renvoi à des substances ou objets ayant une certaine valeur qui, cette fois, n’est pas soumise à l’arbitraire d’un gouvernement ou à la bonne volonté des acteurs de l’échange. Ici apparaît donc le métal comme garantie, sachant que le prix du métal lui-même peut varier. L’argent se définit donc au xviiie siècle par la relation entre une valeur nominale (l’argent en tant que gage) et une valeur réelle (l’argent en tant que métal). Il se trouve à la croisée entre un mouvement naturel et une intervention juridique. Telle est bien la définition qu’en donnait Diderot dans L’Encyclopédie.

9Or au xviiie siècle, la boucle est bouclée dès lors que les sympathies et les rapports de droits viennent à coïncider, soit au moment où, dans Minna von Barnhelm, les anneaux échangés sont reconnus comme symboles de l’échange par les protagonistes ; les substitutions et les échanges, au même titre que les conjonctions hasardeuses, s’annulent alors et les individus passionnés refondent un ordre stable de réciprocité. Et ce qui est à l’œuvre pour reformer cette harmonie, c’est la sympathie et non plus l’intervention du roi. Les contrats qui constituent le nouveau tissu de l’État moderne remplacent le roi lui-même, et chaque représentation théâtrale a dès lors la fonction de répéter et de rappeler le contrat social fondamental (p. 123).

Système des événements

10L’enjeu de ce chapitre est de lier entre elles les notions de contingence et de récit. Si le théâtre est le lieu du contrat, la représentation de la fortune, hasard ou destin, appartient au roman. De fait, depuis la fin du xviie siècle, le monde, note J. Vogl, présente un degré croissant de complexité dont les événements, pris isolément, ne manqueraient pas d’apparaître comme totalement aléatoires, si, comme l’écrit Leibniz dans sa Théodicée, le tout ne constituait pas moins une cohérence où chaque événement est lié à tous les autres (p. 140). Pour autant, chaque événement n’en est pas nécessaire, ni contraire impossible. En outre, les différents événements ne sont pas nécessairement possibles ensemble, c’est-à-dire dans le même monde : « incompossibles » dans ce monde-ci, ils pourraient néanmoins se produire ensemble dans un autre. Le monde n’est donc ni parfaitement aléatoire ni parfaitement nécessaire, il est contingent. C’est cette notion de la contingence qui, selon J. Vogl, a un rapport direct avec la poétique du roman au xviiie siècle. Le roman (ou la poésie chez Aristote) n’est pas le lieu de la seule fiction (c’est‑à‑dire d’une représentation des choses telles qu’elles auraient dû se passer), là où l’histoire représenterait la réalité (c’est‑à‑dire les choses telles qu’elles se sont réellement passées) : il est aux prises avec l’ensemble des possibles dont il calcule la probabilité d’une réalisation effective. Entre les vérités de l’histoire et celles du roman, il n’y a donc plus de différence de nature, mais seulement de degrés. Ainsi, si le monde que nous connaissons est celui qui s’est réalisé, c’est parce qu’il avait le coefficient d’ordre le plus élevé. C’est donc bien, conclut J. Vogl, un principe économique qui dirige le monde réel (p. 154). Un principe économique fondé par la possibilité de calculer les probabilités de réalisation de tel ou tel possible. Or notre « meilleur des mondes possibles » peut encore être optimisé par nos actions. Ainsi tout au long du xviiie siècle, explique J. Vogl, les États seront‑ils conduits à mettre en place de véritables topographicae politicae visant à optimiser dans un tout cohérent les accidents d’un territoire (p. 166) : ici apparaissent les cartes, tableaux, diagrammes, relevés, etc… afin de minimiser le gaspillage et de maximiser les profits.

11Le roman, dès la fin du xviie siècle, se cristallise pour J. Vogl sur la question de la contingence autant que sur celle du calcul des probabilités et donc de l’économie. On assiste à une mise en relation de la régulation (politique-économique) avec la représentation (poétique) des mondes possibles. Le roman et l’économie sont conatifs, écrit J. Vogl : ils reposent sur le même effort de mise en série des événements (p. 170). Et si l’économie se présente depuis la fin du xviie siècle comme une tentative de saisie encyclopédique de la vie matérielle et morale afin de réguler hasards et accidents, elle fait en cela la même chose que le roman. Ce dernier, relève J. Vogl, se constitue dans l’agencement de deux plans : celui du hasard (voyages en bateau, tempête, jeux, guerres, affaires) et une structure tectonique qui garantit l’unité des événements. Une main invisible agit bien en « sous‑main ». Le roman s’organise donc sur le mode d’une fortuité statistique : hasardeux par eux-mêmes, les événements laissent ouverte la question d’une providence qui leur donnerait un sens. D’où l’abondance au xviiie siècle de récits-mémoires : mémoire psychologique par laquelle le héros reconstruit l’unité de ses infortunes, et mémoire comptable par lequel il assure sa fortune. Construisant son aventure selon une sérialité ascendante et répétitive, il donne par là l’image d’un plan qui se réaliserait progressivement tandis qu’il apprend toujours à mieux maîtriser le hasard et à le transformer en risques calculés. Dans cet apprentissage, l’argent joue le premier rôle ; l’argent est le principe déterminant de la régulation du hasard, il entre en scène comme liaison providentielle des événements entre eux.

12Cette structure du récit renvoie à la volonté du xviiie siècle d’organiser le savoir en fonction d’une complexité croissante à partir d’une origine simple (p. 187). Ainsi, dans le Robinson Crusoé de Defoe, le thème de l’insularité permet de chercher le point central à partir duquel la genèse de structures complexes devient pensable. Chez Buffon, c’est le classement des espèces qui s’organise selon leur degré d’utilité pour le premier homme condamné à survivre et à reconstruire l’ordre naturel. Turgot part quant à lui de l’homme isolé qui seul permet de distinguer le nécessaire du superflu et de dessiner une hiérarchie des besoins. L’insularité est donc une fiction heuristique qui permet de saisir le lien entre narration, savoir et économie. C’est ce que traduit de manière paradigmatique L’Ile Felsenbourg de Schnabel9, où le roman s’organise comme un ensemble de récits distincts dans le cadre d’une visite générale de l’île où une tempête avait jeté toute une société. Cartographies et diagrammes, données statistiques et listes, complètent la représentation totale du monde insulaire. Ou, plus précisément, les divers récits et perspectives se rassemblent dans une carte qui devient, note J. Vogl, le telos de la narration (p. 194). Et les différents tableaux représentent l’instantané des dépenses et recettes de l’État institué sur l’île. L’action du roman n’est alors plus racontable ni racontée, elle est calcul, elle est rassemblement d’un savoir encyclopédique et d’un savoir économique fonctionnel dans le but de l’optimisation des conditions de vie des habitants.

13Le récit fait donc la même chose que l’économie caméraliste : il est empirie politique dans la perspective d’une optimisation économique. De manière tout à fait physiocratique, il tente d’accorder les lois physiques, les institutions et les normes morales. Le narrateur omniscient est donc lui-même un caméraliste averti. Et tandis que le roman intériorise une économie de la représentation, l’économie politique intériorise une représentation de l’économie : toutes deux cherchent à maîtriser le hasard, à rendre visible la direction providentielle du devenir et à déplier des structures complexes à partir d’origines simples.

La vie de l’économie

14Le théâtre (ou la tentative d’établir une communication sur la base d’une réciprocité transparente) et le roman (ou la tentative d’enchaîner des événements réels, probables ou possibles sous la forme de la providence, prévision et prévoyance) correspondent selon J. Vogl aux deux extrémités du savoir politico-économique (p. 223) : ils sont les médias à partir desquels ce savoir est traité, sauvegardé et transmis. Et dans l’espace de leur dichotomie s’inscrivent les deux corps de l’État, (celui, imaginaire, de la persona ficta et celui, réel, de la contingence du monde) ; or comment coordonner la multiplicité des hasards d’une part et la personne contractuelle de l’autre ? C’est à ce problème que répondaient la sympathie, mais également l’échange et la circulation de l’argent, sur lesquels se penche J. Vogl dans ce chapitre. Le modèle est ici avant tout physiologique, c’est celui que nous avons déjà évoqué de la circulation sanguine. Chez Montchrétien déjà, l’argent n’a pas d’autre fonction que d’irriguer les différentes parties de la nation, compte tenu des disparités géographiques, etc. Le territoire économique, note J. Vogl, est alors vu comme un système de canaux et de capillaires, d’où l’importance également des voies d’eau dans les transports (p. 225). Mais deux problèmes surgissent alors : les barrières douanières, édits, privilèges et interdictions d’une part et les thésaurisations ou accumulations de bénéfices de l’autre, qui produisent et le luxe et la misère. C’est le commerce ou l’échange qui doivent équilibrer ce qui est disparité sociale ou géographique : les excédents d’un lieu compensant les manques d’un autre. Et ce qui déclenche l’échange, c’est l’excédent qui disparaît précisément dans l’échange. L’excédent est l’inutile devenu utile par la circulation. La richesse de l’État se définit dès lors par sa capacité à convertir des marchandises en argent et l’argent en marchandises.

15La théorie de l’excédent constitue pour J. Vogl le moment critique de la théorie économique des Lumières. Cette théorie recouvre essentiellement une « physique du signe » : l’échange de signes monétaires correspond à celui de signes linguistiques ; chez Condillac, Rousseau et Turgot, les mots et les monnaies reposent sur le même principe de l’échange. Or les monnaies converties en luxe sont en même temps soustraites à la circulation et perdent par là leur référence ; les signes deviennent frivoles ou vides. Pour autant le luxe n’est pas condamné en soi ; Mandeville, Melon, Saint-Lambert, Voltaire par exemple le considèrent comme un facteur d’accélération des processus d’échange, les pauvres profitant de l’apparat des grands. Mais dans le même temps Rousseau, les physiocrates, Hume ou encore Condillac, critiquent le luxe précisément parce qu’il vide le signe de sa valeur. Il n’est pas que l’excédent qui produit l’échange, il est également un danger pour tout le système qu’il menace de rendre inopérant par l’amassement inutile des signes. L’économie ne fonctionne que par la production d’un supplément, mais il faut que celui‑ci soit réinvesti dans une circulation globale en d’autres lieux, pour couvrir d’autres besoins pour le bien d’autres gens : ainsi seulement garde‑t‑il sa valeur d’échange.

16Le paradoxe de la valeur se trouve donc au cœur de la pensée économique du xviiie siècle : comment ce qui est inutile peut-il être si cher alors que ce qui est nécessaire est si bon marché ? Les Lumières, remarque J. Vogl, ne connaissent pas la différence que décrira Marx entre valeur d’usage et valeur d’échange (p. 230). Pour les physiocrates, le paradoxe ne peut être résolu que par un rapport optimisé entre la masse monétaire et la masse de marchandises, et par la circulation, soit en formant un cercle où le rapport entre l’argent et sa convertibilité en marchandises reste stable, ce qui implique une forme de régulation par l’homme. La nature fonctionne certes comme un corps organisé, elle a néanmoins besoin de l’économie pour être en équilibre avec elle‑même. La nature, selon les théories de Wolmar, l’économe de La Nouvelle Héloïse, doit être régulée pour que soit prouvée la validité de ses propres lois. Et selon Quesnay, les procédés de l’économie politique n’ont force de loi que s’ils s’établissent comme des procédés naturels, c’est-à-dire des procédés de compensation et d’équilibre.

17La vie est circulation ; la circulation c’est l’équilibrage des trop-pleins et des manques. Chez Buffon par exemple, la croissance naturelle de l’homme une fois terminée, ce dernier se met à produire des énergies supplémentaires (ou luxueuses) en vue de la reproduction. Et si ces dernières ne sont pas utilisées, elles conduisent à des maladies, voire à la mort. L’excédent peut donc être principe de vie ou de mort — d’où, en médecine, la thérapeutique de la saignée. Ainsi, pour J. Vogl, les thèmes de la circulation, de l’excédent, de l’équilibre et de la compensation ne s’appliquent pas au seul champ économique, mais à tous les domaines du savoir, ils forment la chaîne transversale au long de laquelle se constituent ses divers objets : économie, histoire naturelle, théorie du signe, médecine, esthétique (p. 241). Mais tous procèdent d’une notion commune de l’espace qui permet leur résonance, et tous posent la question du gouvernement, c’est-à-dire de la régulation. Dans ce contexte, l’économie n’est pas encore une science économique au sens étroit, elle s’applique à différents domaines empiriques et n’a pas encore de frontières extérieures claires ni de structure épistémologique. Elle est un savoir qui inclut tous les autres, un savoir non encore spécifié ou un savoir naissant.

Circuit logique

18Progressant dans son étude, J. Vogl en vient dans le chapitre qui suit à étudier le passage du modèle de la circulation qu’ont pensé les Lumières aux modèles qui verront le jour durant le premier romantisme. Or précisément, la physiocratie et le caméralisme disparaissent au tournant de 1800 pour laisser place au nouveau paradigme établi par Adam Smith. Pour autant Smith n’utilise pas réellement des concepts nouveaux : si la pensée économique se constitue en science autonome, c’est parce qu’elle se libère progressivement des représentations naturelles de la physiocratie et des formes de représentation caméraliste. Ce qui change avec Smith, c’est le fait que l’économie politique ne doit plus s’occuper du corps de la nation pour le soigner et permettre son optimisation : c’est à la nature elle-même de guérir ce corps. La régulation ne se fait plus de l’extérieur ; la régulation devient « autorégulation ». Ici apparaît le champ propre d’une économie qui n’est plus fonction du bon État (p. 248) : elle a désormais ses principes en elle-même et ne traite plus que d’argent, de capital, de valeur d’échange, etc. Le système économique devient alors pour J. Vogl capable de déterminer les valeurs de manière entièrement immanente (p. 249). Jusque‑là les prix étaient fixés par le consentement de deux volontés et par le jeu du rapport entre valeur nominale et valeur réelle. Avec Smith et surtout après Smith, on découvre la puissance de détermination des prix par la seule valeur nominale. Autrement dit, c’est dès lors le marché qui détermine les échanges et non plus l’inverse. Or si penser l’échange à partir du réel, c’était nécessairement partir de ce qui est en trop, le surplus ou l’excédent, le penser à partir du symbolique uniquement, c’est souligner le manque du réel ou sa disparition. La pensée économique après Smith ne partira donc plus de l’excédent mais de la rareté — sachant que ce qui manque quelque part ne se trouve pas nécessairement en surplus ailleurs. Les conséquences pour la définition de l’argent sont importantes. J. Vogl rappelle à cet égard qu’au xvie siècle, l’argent en tant que métal était lui‑même richesse ; au xviiie siècle, comme nous l’avons vu, il était un signe de richesse ; à partir de 1800, il n’est plus ni richesse ni signe de richesse. Entièrement symbolique, l’argent devient une autoréférence institutionnalisée (p. 252). Il promet la satisfaction de tous les besoins et désirs parce qu’il est parfaitement indéterminé. C’est là sa force et la raison pour laquelle, partout où il entre en jeu, l’homme perd toute limite et toute mesure.

19En cela, l’argent se distingue du signe, car ce dernier évoque une représentation de la chose qu’il désigne, alors que l’argent peut désigner n’importe quelle chose échangeable. Le prix quant à lui n’est plus une quantité d’argent pour un nombre de biens, il se constitue dans le processus de la circulation ouverte des biens. Chaque paiement ne repose en dernier lieu que sur des définitions de valeurs reposant elles-mêmes sur d’autres paiements : chaque output du système devient un input du même système — ce qui invite à conclure qu’une stabilisation du système se produit nécessairement par son déséquilibre lui-même, c’est-à-dire par des crises, comme l’avait déjà vu Malthus (ibid.). Les crises ne doivent donc pas être régulées par le système puisque, précisément, ce sont elles qui le régulent ! En conclusion, aucune référence aux processus naturels ne peut plus être utilisée pour décrire ce que fait l’argent : cette description appartient dès lors aux nouvelles technologies du pouvoir qui se formeront à partir du début du xixe siècle.

Économie romantique

20C’est sur ces techniques que J. Vogl s’arrête dans le chapitre suivant. Au tournant de 1800, note‑t‑il, les représentations de l’État se diversifient : les pouvoirs tendent à se différencier et l’économie s’autonomise par rapport au politique. Pour J. Vogl, ce qui caractérise alors l’économie romantique, c’est avant tout la tentative de ressaisir ensemble les fragments divergents, soit de réduire la complexité de systèmes sociaux différenciés (politique, économie, droit) autant que la volonté de transformer des systèmes dynamiques en structures stables (p. 257). C’est ici que le calcul des probabilités entre dans l’économie politique, par exemple chez Condorcet, qui met en lien les mathématiques, l’économie et l’administration de l’État. Le calcul est le point de rencontre de toutes les sciences et la monétarisation de la société permet le développement progressif d’une arithmétique politique. Autrement dit, la circulation de l’argent permet un encodage homogène de toutes les données sociales. On sort donc de la topographica politica et autres modes encyclopédiques et caméralistes du savoir qui s’organisent dès lors à l’aune de l’autoréférentialité des médias. Et J. Vogl énonce précisément ce qu’il entend par médias : ces derniers 1) fondent des processus d’autorégulation, 2) sont porteurs d’effets récursifs et 3) sont donc constitués par leur autoréférentialité même (p. 267). Ainsi l’argent met tout en mouvement et règle les rapports entre les hommes, entre les choses et entre les choses et les hommes (p. 11) ; en outre l’argent remplace les rapports de causalités statiques et linéaires pour leur substituer une chaîne causale circulaire ; il est en dernier lieu le signifiant même du symbolisme : ne signifiant rien par lui-même, il peut tout désigner. La vieille analogie de l’argent et de la langue ne se situe donc plus ici au niveau de la force de représentation, mais dans leur capacité de produire des effets à distance, d’effectuer des transferts et de faire revenir chaque effet en tant qu’une modification de sa cause. Cette évolution dans la définition de l’argent a, une fois de plus un pendant esthétique. La poésie romantique à proprement parler ne représente plus rien — ni un contrat social, ni un monde contingent comme le théâtre et le roman des Lumières — sinon la puissance de symbolisation des signes (p. 267). La poésie n’est pas traduisible, pas plus que l’argent ; du fait qu’ils ne se réfèrent pas aux choses mais corrèlent des signes avec des signes, ils sont la condition de toutes les traductions possibles. Ainsi, dans Heinrich von Ofterdingen de Novalis, « l’or » et « la fleur bleue » qui se trouvent au centre du roman s’apparentent à des signifiants transcendantaux : ils ne peuvent être remplacés par aucun signe, mais il sont la condition de tous les remplacements, ils sont le lieu de toutes les médiations. La poétisation et l’économisation du monde y figurent comme les deux faces du même processus où le texte se fait hypotypose d’une économie du signe (p. 266)

21L’argent ne devient de l’argent que transmis. Les signes de valeur sont sans référence et le système lui-même est autoréférentiel. On assiste donc, au début du xixe siècle, au passage d’une qualité représentative à une qualité fonctionnelle des signes que J. Vogl illustre par l’exemple de la banque d’Angleterre qui, dès 1797, n’est plus tenue de couvrir en métaux le papier-monnaie effectivement en circulation. L’auteur de citer alors à propos le célèbre aphorisme de Schumpeter : « on ne peut chevaucher le droit à un cheval, mais on peut payer avec le droit que l’on a sur de l’argent »  (p. 271). Car le papier-monnaie n’est pas simplement l’ersatz papier d’un moyen de paiement, c’est la promesse de la réalisation d’une certaine somme d’argent autant que l’absence de la somme qu’il promet. Le papier-monnaie, note J. Vogl, est un paradoxe, un hybride pour lequel n’existe en 1800 aucun concept (p. 276). Plus précisément, le paradoxe consiste dans le fait que le papier-monnaie est à la fois un moyen de paiement et un papier crédit — paradoxe que tentent de résoudre les nouvelles théories du crédit en recourant à une forme de temporalisation du système où chaque opération devient l’anticipation d’un futur ouvert. Ainsi le cycle des dettes, remboursement ou faillites est interrompu par le recours au « délai » infini qui intègre le temps en tant que facteur décentralisant — ce thème sera au cœur de l’essai de J. Vogl sur Le Spectre du capital.

22Dès lors, au centre de l’État, il n’y a plus une personne, mais une « transaction infinie, une médiation infinie de l’argent, des dettes et du crédit » (p. 283). Le centre du pouvoir moderne ne se trouve plus selon Vogl dans des instances, mais dans des convertisseurs et oscillateurs de flux. Ce pouvoir s’établit, explique l’auteur, en trois temps : par l’établissement des banques centrales, par l’intrication des banques et des entreprises de crédit, et finalement par la libération des flux d’argent et de marchandises (ibid.). Et la question, posée ici en termes deleuziens, est de savoir comment de tels flux se laisseraient recoder dans l’unité de l’État. Il n’est plus ici question de contrat social : tout repose sur un jeu de forces qu’il s’agit de faire fonctionner ensemble dans un tout organique. Or l’organisme, au xixe siècle, n’est plus pensé comme équilibre : il doit au contraire continuellement se rétablir et rééquilibrer les ruptures d’équilibre qu’il produit. Un organisme constamment irrité en somme, qui ne s’équilibre complètement que dans la mort. L’économie romantique se définit alors, selon J. Vogl, comme tentative de (re)former un tout organique avec toutes ces forces divergentes où gouverner, représenter et désirer apparaissent comme les manifestations d’une seule et même loi. Couplages, autoréférence et circulation du crédit (donc des dettes et du manque) constituent les modernisations des techniques de pilotage économique, qui contournent la face légale et politique de l’État et éprouvent leur propre concrétion dans le modèle d’un organisme.

L’homme économique

23La dernière partie de l’essai de J. Vogl nous fait véritablement pénétrer dans la période moderne qui commence par sonner le glas de l’homo compensator du xviiie siècle (p. 289). Ce qui apparaît avec l’économie romantique, à la place d’une symétrie des compensations, c’est une auto-optimisation continuelle. Le tout n’est plus régulé par la mesure des besoins, mais par un désir sans limites faisant en outre diverger physis et nomos : le symbolique ne coïncide plus avec le réel, même si cette coïncidence demeure le fantasme romantique majeur. À ce titre, J. Vogl évoque le projet économique proposé par Méphistophélès dans le Faust de Goethe, projet fondé sur l’argent-papier, mais dont la valeur n’est garantie que par la promesse de trésors cachés dans le sous-sol de l’Empire. Ce qui circule, c’est donc de l’argent-signe, mais dont le référent est une promesse. L’argent représente quelque chose qui n’existe pas encore, quelque chose de futur, il n’est plus qu’un « contrat entre débiteur et créditeur » (p. 320). Mais au contraire du contrat que signe Faust avec Méphistophélès, l’argent, lui, n’est plus nominal. Le contrat, sous forme d’argent-papier, est devenu un simple moyen de paiement, ce qui correspond, souligne J. Vogl, à l’effacement de la deixis sur les papiers-valeurs (ibid.). En cela, les billets sont des objets hybrides : billet de créance et moyen de paiement ; billet de banque et papier-monnaie ; argent et promesse d’argent. Ils garantissent la réalisation d’une quantité déterminée (de métal ou de biens) et documentent en même temps l’absence du bien qu’ils promettent. En dernier lieu, la signature elle-même n’est donc plus qu’une copie de signature : une promesse « comme si ». On se trouve donc dans une économie du signe toute nouvelle où la poésie et le crédit se rencontrent dans l’absence du réel (p. 327). Partant de là, Vogl étudie quelques-unes de notions centrales de l’économie après 1800, et, en particulier, la notion de travail. Ce dernier n’est plus, comme au xviiie siècle, conçu comme visant la satisfaction de besoins, il ne vaut plus qu’en tant que mesure des forces nécessaires pour fabriquer un objet. Il se trouve donc intégré dans un système d’échange d’argent et de circulation de capitaux, et devient par là une jouissance indéfiniment retardée, soit une activité sans limite qui se trompe sur son propre but.


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24Parvenus au terme de cette lecture, il faut se demander ce que Calcul et passion apporte à un public français. L’exotisme, certes, d’un Johann Gottfried Schnabel, dont L’Ile Felsenbourg vient tout juste d’être traduite, ou d’un Christoph Martin Wieland, mieux connu que le précédent, mais dont les œuvres demeurent fort peu lues. L’exotisme encore, pour l’histoire économique au temps des Lumières, d’un Johann Heinrich Gottlob Justi, d’un Johann Heinrich Jung-Stilling ou d’un Adam Müller. En sus des découvertes factuelles que l’on peut donc y faire, c’est pourtant bien du côté de l’approche philosophique que le livre de Joseph Vogl est le plus fructueux, du côté de la « poétologie du savoir ». Comme l’avait déjà fait Kittler, celle-ci historicise Lacan (et Luhmann) par Foucault en vue de décrire « le réseau des techniques et institutions qui, dans une culture donnée, permettent d’adresser, sauvegarder et traiter les données pertinentes10 ». Ce réseau pour J. Vogl est essentiellement celui de l’économie telle qu’elle s’est développée à partir de 1700 ou, plus précisément, tel que son système s’est constitué de manière « autopoïétique ». L’économie étant en dernier recours le « lieu privilégié de l’auto-description des sociétés, où se négocient les principes dominants et les règles communes » (p. 56). Pour toutes ces raisons, la lecture de J. Vogl mériterait de compléter les recherches en plein développement dans le champ français, avec les travaux de Florence Magnot-Ogilvy, Yves Citton, Martial Poirson, Alexandre Péraud ou encore Christophe Reffait.