Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2014
Avril 2014 (volume 15, numéro 4)
titre article
Mathilde Bernard

La colère en perspective : quelques réflexions sur la colère de l’Antiquité à nos jours

Éric Gagnon, Éclats. Figures de la colère, Montréal : Liber, 2011, 115 p., EAN 9782895782971 & Gisèle Mathieu‑Castellani, Éloge de la colère. L’humeur colérique dans l’Antiquité et à la Renaissance, Paris : Éditions Hermann, coll. « Savoir lettres », 2012, 446 p., EAN 9782705682491.

Variations sur un concept

1Avec Éclats. Figures de la colère, Éric Gagnon ne prétend pas avoir fait œuvre de chercheur universitaire. Son livre est une réflexion sur une émotion fondamentale, première tant sur le plan physiologique que sur le plan moral ou théologique, première enfin dans la littérature occidentale. C’est un essai, une variation sociologique, historique et littéraire sur un concept. On n’y trouvera pas de bibliographie, pas d’état de la recherche sur la colère, mais on se laissera porter par une série de portraits de la colère et des colériques au fil d’une narration plaisante. É. Gagnon décline l’émotion en quatre aspects, la colère de l’outragé, la colère du dominé, la colère du possédé, la colère irréfutable. Chacune de ces dimensions de la colère est analysée à travers des figures emblématiques de l’Antiquité à nos jours, puisées tant dans les œuvres littéraires ou picturales fondatrices de la culture occidentale que dans l’histoire politique. É. Gagnon revient constamment au contexte philosophique, théologique et social des époques qu’il parcourt, afin de mieux appréhender les inflexions de l’émotion et la façon dont elle a été perçue. Il n’exclut pas les représentations extrêmes1 et les confronte au contraire pour tenter d’approcher la façon dont elles ont toutes contribué à forger le concept même de « colère ». L’art et la culture acquièrent ainsi une valeur fondamentalement cognitive, dans la démarche du sociologue.

2Les différentes représentations abordées suivent un ordre chronologique, de Homère au xxe siècle, et nous les retracerons brièvement ici.

L’outragé. La colère, privilège des princes

3L’Iliade,texte fondateur de la littérature occidentale, s’ouvre sur le mot de « colère ». Achille existe par cette passion et toute l’action de l’épopée en dépend. Trop fier pour laisser passer l’affront que lui a fait Agamemnon en lui prenant sa part de butin, la captive Briséis, Achille, tout à sa colère, refuse le combat et cause indirectement la mort de Patrocle. Une deuxième colère, furieuse et non plus légitime, s’empare alors de lui, et le pousse à massacrer les Troyens. Deux figures de la colère sont ainsi présentées, l’une positive, l’autre négative, mais dans les deux cas, Achille est un héros tragique, incarnant une éthique de l’honneur sans concession, dictée par le groupe, liée à la franchise. L’éloge de la colère dans ce contexte perdurera jusqu’au xviie siècle, mais cette passion sera confrontée à la condamnation de l’excès et à la valorisation d’autres passions (le Corneille du Cid fait finalement triompher l’amour sur la colère). L’héroïsme décline et Descartes distingue la colère des bons, qui s’apaise rapidement, et celle des orgueilleux, qui conduit à des excès. La colère a perdu sa noblesse.

Le dominé. La colère, maladie de l’âme & du corps

4La philosophie et la médecine antiques ont une vision beaucoup moins glorieuse de la colère. É. Gagnon part des réflexions de Sénèque, représentant par excellence de l’école stoïque, qui a écrit un traité sur la colère. Pour le philosophe, le colérique présente la même apparence que le fou, ce qui n’est pas étonnant, dans la mesure où la colère ôte à l’homme sa liberté, en lui enlevant la faculté de s’appartenir. La colère ne peut donc que mener à l’injustice en voilant le jugement. Faiblesse de l’esprit, elle est cependant favorisée par une tendance naturelle : si chez Galien, elle n’est encore qu’un état morbide, dans l’Antiquité tardive, elle devient un type de constitution, un tempérament, source de traits moraux négatifs. Comme toute passion dans la théorie humorale, elle a son contraire et peut servir à guérir un excès inverse, une trop grande mélancolie par exemple, mais elle reste malgré tout la manifestation d’un déséquilibre.

Le possédé. La colère, un péché

5Cette condamnation de la colère se fait alors éthique dans un contexte chrétien. La colère fait partie des sept péchés capitaux retenus par Thomas d’Aquin au xiiie siècle. Dans la représentation de ces derniers qu’offre Jérôme Bosch, elle est de tous les péchés celui qui occupe le plus grand espace. C’est de Dieu que le colérique a besoin, de la grâce et de la foi, et non plus du médecin. En effet, la colère se présente dans ce contexte comme une contre‑valeur, opposée à la douceur et au pardon, signe d’un manque d’amour. François de Sales entend, au xviie siècle, combattre par la douceur ce péché qui s’est manifesté avec tant de force pendant le siècle de troubles religieux que l’Occident vient de traverser.

6Après avoir évoqué les guerres de Religion, É. Gagnon revient au xiiie siècle, pour montrer comment la représentation saisissante des colériques dans l’Enfer et le Purgatoire de Dante a pu marquer la culture occidentale. Si les colériques ont un espoir de rédemption, de par leur présence même au sein du Purgatoire, il semble bien mince, puisqu’ils y sont frappés de cécité, incapables de s’amender en regardant les saints qui leur donnent des exemples de vertu. La colère empêche ainsi le retour et s’oppose à la grâce.

L’irréfutable. La colère, geste politique

7Dans le monde occidental d’aujourd’hui, si la colère n’est plus globalement vue comme un péché, elle reste largement dépréciée, objet de méfiance. Cependant, parallèlement à la vision d’une émotion qui tend vers le ridicule, s’impose celle d’une colère grandiose, dans un contexte politique. La colère est la manifestation de l’indignation des opprimés, du refus même de l’oppression. C’est la noble colère des esclaves, c’est celle chantée par un Aimé Césaire écrivant :

C’est vrai qu’il y a quelque chose en toi qui n’a jamais pu se soumettre, une colère, un désir, une tristesse, une impatience, un mépris enfin, une violence… et voilà tes veines charrient de l’or non de la boue, de l’orgueil non de la servitude. (p. 89),

8c’est la colère « irréfutable » (Pierre Vadeboncœur) du syndicaliste Michel Chartrand s’opposant à l’injustice, celle du polémiste et écrivain satirique autrichien Karl Kraus (1874‑1936) qui en fait un acte du dire vrai, dans la droite ligne de l’esprit pamphlétaire des xixe et xxe siècles.

9Cette colère revalorisée, cette colère dissidente, appartient à l’ère des idéologies et se fait le « témoin de la réhabilitation des passions » (p. 101) depuis le romantisme, voire depuis le début de l’ère moderne. N’est‑elle pas après tout également celle du Christ vengeur, chassant les marchands du Temple ?

Une contribution à l’histoire des idées

10Le livre d’É. Gagnon ne révolutionne pas l’histoire et la théorie des émotions, mais il n’en a pas non plus la prétention. « Ce n’était pas mon ambition d’être complet » écrit l’auteur (p. 108) qui met en garde par ailleurs (p. 109) contre une trop grande volonté d’historiciser les passions. Les différents motifs de colère qu’il explore, les différentes visions de la passion, ne se succèdent pas de manière claire mais sont plutôt des facettes diverses du concept de « colère », tel que nous l’appréhendons aujourd’hui, dans un monde occidental forgé par une culture multimillénaire, les « différentes strates de notre imaginaire » (p. 209). É. Gagnon s’est intéressé, à travers ces représentations contrastées, à ce qui les rassemblait, une même réflexion sur la volonté, sur la force et la faiblesse de l’homme, sur la manière dont il affirme sa « présence à soi et aux autres » (p. 114).

11Ainsi, on peut reconnaître à cet ouvrage plusieurs qualités. En peu de pages, É. Gagnon pose des questions essentielles et a le souci constant de replacer la question de la colère au sein d’une interrogation à la fois esthétique et éthique. Il ne néglige pas l’importance fondamentale de l’art dans la création même d’un concept et se plaît à varier les perspectives d’analyse. Ainsi, ni le regard du philosophe, ni celui du médecin, ni celui du théologien, ni celui de l’homme politique n’est ignoré et l’on prend conscience de la façon dont les divers points de vue, fussent‑ils contradictoires, peuvent se combiner. Dans la conception typologico‑chronologique de son ouvrage, l’auteur ouvre de nouvelles perspectives de réflexion.

12On peut déplorer cependant qu’il fasse un usage hésitant des notes de bas de page et, partant des références utilisées. Certes, on ne s’attend pas à une rigueur universitaire dans ce court ouvrage, mais la présence de notes révèle une gêne. Les ouvrages critiques cités sont rares mais pas absents. La pertinence des références peut alors être interrogée, dans la mesure où les éditions et les articles consultés ne sont pas les plus récents et où l’on remarque des absences. En ce qui concerne les périodes anciennes, on peut penser aux réflexions de Gisèle Matthieu‑Castellani sur l’analyse aristotélicienne de la colère (« La colère d’Aristote. Défense et illustration d'un emportement plus doux que le miel », dans Littérature, n° 122, 2001, p. 75‑89.), à celles de Bruno Méniel sur la Renaissance (dont l’Habilitation à diriger des recherches, soutenue le 26 juin 2009, portait sur l’Anatomie de la colère. Histoire d’une passion à la Renaissance). Les périodes plus proches de nous ont également fait l’objet de réflexions importantes, au carrefour de la rhétorique et de la sociologie. Marc Angenot reste une référence sur le pamphlet aux xixe et xxe siècles (La Parole pamphlétaire : contribution à la typologie des discours modernes, Paris, Payot, 1982), et, plus récemment, les chercheurs de l’Institut d’études politiques et internationales de Lausanne ont engagé une réflexion sur la colère politique qu’il aurait été bon de prolonger. En ce qui concerne l’analyse du rôle de la colère en politique, on peut déplorer l’absence d’une étude de cas sur le xixe siècle : que l’on pense aux orages de Victor Hugo, ou au rôle de la colère chez l’intellectuel.

13La rigueur n’est pas non plus toujours exemplaire en ce qui concerne la langue. L’absence d’illustrations est également regrettable, car elle aurait alimenté la réflexion. Il est vrai cependant que l’ouvrage n’aurait sans doute pas pu se vendre au prix très raisonnable qui est le sien.

14Aussi nous recommandons ce livre à tout lecteur cherchant non pas un renouvellement de ses perspectives de recherche mais une pensée intelligente, présentée dans un format agréable et une réflexion assez stimulante, malgré les ambitions limitées de l’auteur et les manques avoués de son livre. Si la présentation typologique permet de varier les approches et les périodes, elle laisse également des vides conceptuels et ne satisfait pas pleinement un esprit épris de scientificité historique.

15***

16C’est avec une volonté de recherche historico‑littéraire plus systématique que Gisèle Mathieu‑Castellani a conçu son ouvrage qui est sorti l’année suivante, en 2012 : Éloge de la colère. L’humeur colérique dans l’Antiquité et à la Renaissance. Elle s’y limite en effet à une période plus circonscrite, bien que déjà très vaste et explore l’influence de la pensée antique des émotions — la colère est un angle d’attaque, mais les théories des passions sont largement développées — sur la Renaissance. La passion prend des valeurs différentes selon qu’elle est considérée d’un point de vue éthique, rhétorique ou poétique, et fait l’objet de vifs débats.

La colère dans la philosophie & la poésie antiques

17Après avoir recontextualisé la pensée de la colère dans l’Antiquité, de cette humeur que les excès de chaleur et de sécheresse accroissent, G. Mathieu‑Castellani retrace avec beaucoup de rigueur la grande rupture de l’Antiquité entre Aristote et la plupart des autres philosophes, notamment les Stoïciens. Pour le premier, la colère est un aiguillon au courage et à la vertu, quand elle est juste2 et, du point de vue du rhéteur, c’est une passion essentielle, à manifester, singer, susciter. Si Platon, Cicéron, Sénèque ou Plutarque ne peuvent accepter le point de vue éthique d’Aristote sur cette émotion, force leur est de convenir que la colère sert la rhétorique. Il importe cependant — ainsi que Cicéron l’exprime — que l’orateur puisse feindre la colère sans la ressentir. La raison seule peut permettre de combattre l’enflure de la colère ; les penseurs de la Renaissance, et notamment Montaigne, s’en souviendront, comme ils se souviendront du procès que Sénèque, pourfendeur de cette passion dans le De ira et dans les Lettres à Lucilius, livra à Aristote. Plutarque, dont la Renaissance s’est éprise à travers la traduction d’Amyot, n’est pas plus laxiste envers la colère qu’il entreprend d’apprendre à « réfréner » et ce dès le plus jeune âge. Cependant, dans une œuvre de jeunesse, De la vertu morale, il conçoit une colère juste.

18Les philosophes de l’Antiquité ne sont pas les seuls à avoir alimenté la pensée renaissante de la colère et la poésie a tout autant contribué à forger l’imaginaire humaniste. Ainsi Homère, Eschyle, Euripide, Sophocle, Sappho, Virgile ont chanté les colères d’Ajax, d’Héraclès, de Médée, de Junon, de Turnus, offrant de belles descriptions des fureurs guerrières, des colères jalouses, à travers les registres épique, tragique et satirique, ou les réflexions morales et psychologiques. Cette littérature ne permet pas seulement aux hommes de la Renaissance de puiser dans un fonds commun d’images et de références, mais elle contribue également à façonner leur propre appréhension d’une passion à la fois violente, inhumaine et noble, presque divine.

La colère à la Renaissance

19Cette influence antique s’est enrichie et complexifiée au Moyen Âge de l’apport des Arabes, notamment d’Avicenne et d’Averroès qui, au xie et au xiie siècles ont concilié aristotélisme et néoplatonisme, puis de celui de Pétrarque, qui dans le De secreto conflictu curarum mearum (1343‑1353) justifie la colère quand il s’agit de défendre un ami et l’intègre à une pensée de « l’homme moderne, saisi dans sa subjectivité » (p. 333). Elle a été reprise sous un angle médical par Ambroise Paré, qui évoque l’humeur colérique dans ses ouvrages, ou par Pontus de Tyard, qui, suivant la théorie des humeurs, inscrit sa pensée de la colère dans la grande tradition de la cosmogonie antique, la regardant en scientifique. Elle a fait l’objet d’illustrations diverses, chez Giambattista della Porta, qui dans la vision physiognomonique de son De Humana Physiognomonia (1586) rapproche l’homme irascible du sanglier, du lion, du taureau, du chien et de l’ours, ou encore chez Cesare Ripa, dans sa célèbre Iconologia (1593). Elle a été fustigée par les tenants du néostoïcisme, comme Guy de Bruès dans ses Dialogues (1557), ou Louis Le Caron, dans Valton, de la tranquillité d’esprit, Ou du souverain bien (1556) ou encore Guillaume du Vair. Ronsard, quant à lui, est plus proche d’Aristote, lorsque, dans Des vertus intellectuelles et morales, il soutient que les passions ne sont pas vicieuses par principe. G. Mathieu‑Castellani consacre par la suite un passage important à Montaigne, ce dernier ayant intitulé le chapitre II, 31 de ses Essais « De la colère ». Il se montre très méfiant à l’égard de cette passion qui nuit fortement au jugement, tout en critiquant l’ataraxie stoïcienne et en reconnaissant le rôle décisif que la colère joue dans le discours du rhéteur. Il se situerait ainsi sur une ligne inédite, entre Aristote et Sénèque, refusant la leçon stoïcienne, pour « plaide[r] en faveur de la diversion » (p. 371). Mais c’est Agrippa d’Aubigné, poète de la colère s’il en est, qui clôt l’exploration de l’auteur. G. Mathieu‑Castellani le rapproche spontanément de Hugo, de Dante et de Juvénal, le poète du xixe siècle ayant lui‑même tissé ce lien dans William Shakespeare. L’expression de la colère est légitime pour Aubigné : c’est la réponse à la froideur de Diane, c’est le seul ton acceptable du combat à mener pendant les guerres de Religion. La saine et sainte colère du poète‑prophète des Tragiques est seule légitime face à la colère dévoyée qui apparaît dans la Chambre dorée.

20Ainsi, la colère a la beauté de ces passions complexes dont le danger est perçu dans le temps même où leur noblesse s’exhale. Elle est l’objet du discours des philosophes et des poètes, mais au‑delà, elle peut être l’essence même de l’écriture, faisant à travers les siècles l’objet de procès contradictoires.

Un ouvrage cohérent & rigoureux

21Gisèle Mathieu‑Castellani retrace une période moins large qu’Éric Gagnon ne le fait, mais de façon beaucoup plus systématique et scientifique, si bien que le lecteur en quête d’un panorama complet sur la pensée de la colère dans l’Antiquité et la Renaissance y trouve son compte. Et, finalement, l’auteur soulève autant de questions qu’É. Gagnon, puisque ces dernières étaient toutes en germe dans celle de la légitimité de la colère, posée par Aristote. La cohérence de l’ouvrage résulte du choix de la période Antiquité – Renaissance. En effet, en ce qui concerne les passions, la persistance de la théorie humorale crée une continuité de fait et impose la marque de l’Antiquité sur la Renaissance. G. Mathieu‑Castellani esquisse les traits d’une histoire de l’influence de la Renaissance sur l’ère romantique, mais se borne aux strictes limites de son sujet, pour le plus grand intérêt du lecteur. Cependant, elle évoque un peu rapidement le Moyen‑Âge — notamment les pères de l’Église —, qui a indubitablement laissé sa marque sur la Renaissance, ne considérant que l’influence arabe. Le chercheur déplorera par ailleurs, comme dans l’ouvrage d’É. Gagnon, l’absence totale de bibliographie ainsi que le recours trop succinct aux sources secondaires, qui nous incitent à inscrire la réflexion de l’auteur sous le signe de l’essai, d’un essai élaboré par une spécialiste de la rhétorique et de la Renaissance, qui s’autorise à bon droit quelques libertés avec l’académisme. C’est donc avec confiance que l’on peut puiser dans son ouvrage non seulement des éléments de réflexion théorique, mais également des sources que l’on affinera et complètera au gré des éditions consultées.