Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Avril 2014 (volume 15, numéro 4)
titre article
Victoire Diethelm

Beauvoir mise à nu

Annabelle Martin Golay, Beauvoir intime et politique. La fabrique des Mémoires, Villeneuve-d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion, coll. « Perspectives », 2013, 266 p., EAN 9782757405888.

1L’ouvrage d’Annabelle Martin Golay est un livre frappant pour plusieurs raisons. Loin d’aborder Simone de Beauvoir sous un seul angle d’approche, comme c’est souvent le cas — l’on pense à des études qui ne considèrent que la féministe, la compagne de Jean-Paul Sartre ou la femme engagée dans l’histoire du xxsiècle —, l’auteure soutient ici deux thèses principales, par le biais d’un examen précis et ambitieux du corpus des écrits mémoriaux de Beauvoir au sens large, dans la mesure où sont également sollicités les romans et la correspondance.

2A. Martin Golay montre, d’une part, qu’on ne peut dissocier la vie « intime » et la vie « politique » de Beauvoir : ces deux dimensions sont fortement entrelacées dans son existence comme dans son écriture. A. Martin Golay parle en ce sens du « grand écart qu’accomplit de façon assez virtuose le geste autobiographique de Beauvoir » (p. 39), en ce qu’il mêle le récit historique à la transcription des élans et des tourments de sa vie intérieure : elle rappelle ainsi comment Beauvoir a, pendant la Seconde Guerre mondiale, « ressenti […] de façon quasiment physique la présence de l’Histoire » (p. 182). On regrette cependant qu’A. Martin Golay n’explicite pas le présupposé qui sous-tend son analyse, selon lequel l’écrivaine et la personne forment une entité unique, comme l’a d’ailleurs avancé avant elle Toril Moil : il n’y aurait « pas de différence entre “la vie” et le “le texte”, “Beauvoir” est une construction, un effet des textes fictionnels, autobiographiques et épistolaires qu’elle a écrit ainsi que de tous les textes qui ont été écrits à son propos1 ». L’exposition de ce présupposé permettrait de donner plus de profondeur à la plupart des hypothèses de lecture présentées ici. L’ouvrage a toutefois le mérite de replacer l’entreprise littéraire à laquelle s’attelle Beauvoir — écrire ses Mémoires — dans une double perspective : celle de l’histoire de la littérature, et celle des écrits autobiographiques. A. Martin Golay souligne que la particularité de cette entreprise réside précisément dans le fait de « percer la cloison traditionnelle entre l’intime et le public, de transgresser le pacte du secret qui grève nos existences » (p. 242).

3D’autre part, après avoir constaté cette singularité, A. Martin Golay montre que le rapport entre les deux dimensions de l’existence de Beauvoir est renégocié par l’intermédiaire de sa relation propre à l’écriture. Elle confronte avec profit les écrits de jeunesse de Beauvoir (particulièrement ses Cahiers de jeunesse) aux textes mémoriaux destinés à la publication, dans un va-et-vient minutieux qui lui permet de présenter l’écriture journalière comme une source primordiale pour les textes mémoriaux et de déceler quelques processus d’écriture — et de réécriture — dont use l’écrivaine. L’étude des écrits mémoriaux, en replaçant ceux-ci dans leur contexte littéraire et philosophique, cherche ainsi à déterminer « le caractère unique d’un choix d’écriture » (p. 18).

Un nouveau regard sur Beauvoir

4Du point de vue des avancées dans les études beauvoiriennes, on salue cette lecture approfondie des Cahiers de jeunesse (publiés en mars 2008), que seul l’ouvrage de Danièle Sallenave, Castor de guerre, avait jusqu’ici pris en compte(p. 91). A. Martin Golay nous en offre donc une des premières lectures synthétiques. S’intéressant à la fabrique des Mémoires, elle montre aussi et surtout le rapport complexe qui unit ces Cahiers au corpus des écrits mémoriaux publiés du vivant de Beauvoir. Il est évident que la publication des écrits intimes de Beauvoir nous révèle une nouvelle image de la femme et de l’écrivain, et A. Martin Golay s’attache à mettre au jour une « représentation moins galvaudée, moins simplificatrice » (p. 94). Les Cahiers de jeunesse révèlent en effet une série de traits propres à la personnalité de la jeune Beauvoir, comme la tentation mystique ou le goût de l’absolu, ce qui permet à A. Martin Golay de montrer la continuité et les ruptures entre la femme qui construit son identité et la femme accomplie, devenue  chantre du féminisme. Les Cahiers de jeunesse permettent aussi au néophyte de se détacher de « la figure un peu froide de l’intellectuelle raisonneuse » qui est, comme le souligne A. Martin Golay, « inséparable de cette jeune femme exaltée, en mouvement perpétuel » (p. 109). On ajoutera que cette image de jeune femme passionnée et exaltée avait déjà été révélée lors de la publication, en 1997, des Lettres à Nelson Algren. Mais l’on notera néanmoins l’intérêt porté ici à la formation intellectuelle de Beauvoir ainsi qu’à ses lectures. A. Martin Golay montre avec justesse la construction d’un éthos de Beauvoir par l’écriture et la reconstruction orientée de soi qui a lieu dans l’écriture mémoriale rétrospective des Mémoires d’une jeune fille rangée jusqu’à Tout compte fait.

5Il arrive que les Cahiers de jeunesse corrigent l’image donnée par les Mémoires d’une jeune fille rangée :si, dans ces derniers, la foi de la jeune Simone semble se dissiper pour laisser place à une incrédulité qui ne vacilla jamais, à ouvrir ses Cahiers, on constate qu’il en est allé tout autrement. De dix-huit à vingt-deuxans, la jeune femme éprouve encore « un goût prononcé » pour l’ascèse et pour le « dépouillement », qui « se manifeste dans l’écriture intime », et auquel « la jeune diariste donne de façon plus appuyée un contour mystique » (p. 123). Plus que cette confrontation parfois laborieuse des deux types d’écrits, l’on retiendra la proposition que fait A. Martin Golay : elle avance que cette tendance au mysticisme n’est pas éludée dans l’itinéraire retracé par les Mémoires. Plutôt, le massif autobiographique pourrait se comprendre à travers la continuité « qui relie les trois mystiques, à savoir la recherche éperdue d’une relation avec autrui, autrui comme singulier d’abord, comme universel ensuite, comme communauté enfin » (p. 127). Même si elle s’avère tributaire d’une illusion rétrospective, l’hypothèse est forte.

L’écriture des Mémoires : un projet problématique

6L’ouvrage cherche à montrer la singularité du projet de Beauvoir, en même temps qu’il souligne à quel point cette tentative repose sur des partis pris difficilement acceptables au moment où Beauvoir écrivait. A. Martin Golay propose qu’au moment où sont publiés les Mémoires d’une jeune fille rangée, en 1958, les concepts d’Histoire, de sujet et d’écriture sont en train d’être redéfinis : comment, alors, rendre compte d’un « projet littéraire qui relie le sujet à l’Histoire, la valeur documentaire à la valeur anthropologique, la valeur éthique à la valeur esthétique ? » (p. 13) A. Martin Golay montre que Beauvoir inscrit délibérément son projet de s’écrire dans un genre plutôt dévalorisé (malgré le succès de L’Âge d’homme bien des années avant), notamment par Sartre qui dénonçait « le caractère puéril et féminin de tels journaux », y percevant le lieu de la « mauvaise foi », et éprouvant à l’égard de « l’intériorité » un profond malaise (p. 44).

7Les Cahiers ne sont pas seulement le premier matériau pour les Mémoires à venir, ils permettent aussi de prendre « la mesure du caractère spécifique de la vocation d’écrivain chez Beauvoir », qu’il faut constamment penser en lien avec son goût pour l’écriture de soi. Ainsi, les Cahiers révèlent à quel point l’introspection est une donnée essentielle de la personnalité de Beauvoir. Bien plus, on trouve dans les Cahiers les prémisses d’un « mouvement pendulaire entre introspection et rétrospection, qui donne son rythme et son impulsion à l’écriture autobiographique » (p. 94). C’est donc surtout « la singularité d’un geste autobiographique autant qu’existentiel » (p. 241) qui frappe le lecteur. À l’époque de leur publication, les Mémoires « dérangeaient le goût établi pour la littérature intransitive, et n’entraient dans aucune catégorie déterminée » (p. 241).

8A. Martin Golay signale d’ailleurs que si Jean-Paul Sartre répugne à verser dans l’écriture journalière, il se décharge sur sa compagne de cette tâche aussi parce qu’il a l’intuition que Beauvoir entretient avec l’instant « un rapport plus sensuel et plus intense ». L’auteure écrit ainsi que « tout se passe comme si dans cette distribution des rôles scripturaux et des postures intellectuelles ou esthétiques, l’un était du côté du concept, l’autre du sensible » (p. 68), en décidant de ne pas voir une hiérarchie : en effet, Sartre n’aurait pu développer sa morale de l’action et de l’authenticité sans le témoignage de Beauvoir.

9A. Martin Golay montre enfin comment Beauvoir, à travers ses doutes, ses hésitations, mais aussi ses lectures — très nombreuses et disparates —, possède le sentiment d’être, selon ses propres termes, « exigée par une œuvre », et se construit ainsi à la fois comme personne et comme écrivain. Les lectures de Beauvoir lui permettent de modeler son œuvre à venir : sa très forte admiration pour Jacques Rivière et pourAlain Fournier permet, par exemple, la « formation d’un goût littéraire particulier : à la transposition romanesque du monde, elle préfère une transcription immédiate de la vie » (p. 108). C’est cette transcription « immédiate » qui pourra inscrire le projet des Mémoires dans son époque, et qui sera également mis en œuvre également dans les romans de Beauvoir.

Un rapport original à la temporalité

10Un rapport particulier à la temporalité se révèle dans l’écriture de soi, en ce que Beauvoir a fortement conscience de ce que l’on peut appeler le paradoxe autobiographique. A. Martin Golay l’explique ainsi : « Si l’on veut écrire sur le passé, une distance s’impose, et en même temps, cette distance creuse un fossé irrémédiable entre soi et soi » (p. 36). Une sorte d’impossibilité ontologique semble ainsi compromettre la volonté d’être sincère en écrivant sur un « soi » et un moment du vécu qui ont déjà disparu. Et l’on pense ici aux questions qui scandent les réflexions littéraires et philosophiques de Sartre. Parallèlement, « l’entreprise des Mémoires se présente fondamentalement comme le moyen d’empêcher le passé de s’anéantir » (p. 36). Si Beauvoir revient sur le passé, c’est pour le conserver, mais aussi pour le maîtriser, dans un contexte où le temps lui échappe : l’écriture au jour le jour est ainsi justifiée pendant la Seconde Guerre mondiale par le poids du présent et doit lui permettre de « contrôler le quotidien, rendu incontrôlable par la guerre » (p. 50).

11Mais ce qui fait, plus profondément, l’originalité du rapport de Beauvoir avec la temporalité, c’est son oscillation entre la volonté de narrer sa vie dans son déroulement chronologique et la tentation du bilan, qui implique un « rapport à la temporalité où le sujet se tend constamment à lui-même un rétroviseur » (p. 217), explique A. Martin Golay en reprenant l’expression de Sartre. La tentation du bilan correspond chez Beauvoir au désir constant de « retrouver une certaine cohérence de soi à soi malgré les oppositions et les contradictions » (p. 227). Au « paradoxe biographique » évoqué, Beauvoir trouve une « solution littéraire : en écrivant des bilans de sa vie, elle fait en sorte qu’un instant soit une totalité qui ramasse, embrasse, rassemble en soi-même tout le passé en l’actualisant » (p. 233). Loin d’accepter que le temps dissolve son identité dans une succession de Moi disparates, elle ressaisit son identité à travers ce que Ricoeur appellera « l’identité narrative ». Cette manière de faire permet de comprendre la très forte tension qui demeure, dans les écrits, entre le souci d’authenticité et le souci de cohérence.

Entre souci d’authenticité & souci de cohérence

12L’originalité profonde des Mémoires réside, si l’on en croit A. Martin Golay, dans le fait que le pacte autobiographique « avant d’être narratif ou générique, est d’abord un pacte existentiel. Il est d’abord […] un pacte avec soi‑même » (p. 245). Si l’on peut déplorer que cette notion de « pacte existentiel » reste plutôt vague, on comprend du moins qu’un souci éthique préside à l’écriture des Mémoires. Ce souci se traduit par un très fort désir de transparence, une volonté maintes fois répétée de tout dire et aussi une exigence d’unification, nécessaire pour faire sens d’un passé souvent informe.

13A. Martin Golay constate que Beauvoir insère dans ses Mémoires des passages de ses journaux intimes : elle s’interroge ainsi sur la signification de « cette tension entre le souci de véridicité et d’authenticité qui justifie l’insertion du journal, et le souci de cohérence, de construction, de mise en ordre du récit, qui sous-tend toute l’écriture des Mémoires » (p. 48). Elle cherche de points de distorsion, d’incohérence entre les deux récits, dans le but de « montrer comment évolue ou se transforme la construction du récit de soi, en même temps que le récit de la construction de soi » (p. 49), pour proposer que le « récit de la construction de soi » tend parfois à se faire re-création de soi. Ainsi, dans La Force de l’âge, le texte du Journal de guerre est profondément modifié et tronqué, dans le but de resserrer et recentrer le récit sur la conversion à l’Histoire. Beauvoir décrit sa conversion à une vision politique et historique comme une rupture brutale avec le passé et, pour A. Martin Golay, « le récit de conversion dans les Mémoires apparaît in fine comme une reconstruction » (p. 171). En ce sens, Beauvoir s’attache à rédiger un « récit orienté2 » : elle s’écrit en transformant sa vie en destin, pour reprendre la formule de Malraux, et fait primer l’unité de l’être qu’elle est devenue sur la recherche contingente de soi.

14Au-delà de cette construction orientée du récit de soi, A. Martin Golay problématise le fait que « la transposition de sa vie en roman […] semble naturelle » (p. 138) à Beauvoir : « où commence alors la mise en fiction de soi ? Peut-on encore parler d’un pacte de véridicité pour les Mémoires ? » (p. 138). A. Martin Golay montre néanmoins que le problème est plus compliqué : en effet, ce serait une illusion que de prétendre que la vérité se trouve du côté du journal intime plutôt que de celui des Mémoires. Et Beauvoir souligne elle-même dans les Mémoires d’une jeune fille rangée les « mystères et mensonges des journaux intimes ». L’écriture rétrospective demande un effort de lucidité et de sincérité plus grand encore que l’écriture au jour le jour, et atteint une vérité autre, certes reconstruite, mais peut-être plus profonde.

Une ambition littéraire déplacée

15Comme elle l’affirme à de nombreuses reprises, Beauvoir ne cherche pas un « beau style »3. Mais cette caractéristique enlève-t-elle à son projet toute littérarité ? A. Martin Golay montre qu’il « est animé par d’autres soucis, aussi littéraires, tels que la dispositio » (p. 203). Ainsi,

les journaux insérés donnent l’occasion de réfléchir au traitement de l’écriture intime par Beauvoir. Grâce au dispositif de mise en scène et de composition, elle négocie l’ambiguïté propre à ce matériau : d’une certaine façon, par la médiation des Mémoires, elle la fait entrer en littérature et modifie son régime. (p. 203)

16La qualité littéraire des Mémoires va de pair avec « l’ambition totalisante » de Beauvoir : si l’on peut déplorer la tendance de l’écrivaine à « restituer le « fil des années » jusque dans son détail le plus trivial » (p. 179), A. Martin Golay explique qu’elle fait aussi la force des Mémoires, précisément dans cette dimension totalisante. C’est pourquoi l’auteure insiste, à juste titre, sur cette volonté de conférer aux instants une signification synthétique. Le texte des Mémoires lui-même, dans son ampleur, en porte la marque : c’est ainsi que ces Mémoires posent de façon oblique la question de la littérarité.


***

17Annabelle Martin Golay propose, dans cet ouvrage, une lecture à la fois précise et ambitieuse des Mémoires de Beauvoir, une lecture juste et prudente, dans le beau sens qu’Aristote donne à la phronesis : une sagesse pratique qui permet d’atteindre un juste milieu qui n’a rien d’un compromis inconsistant. Ambitieuse, la lecture l’est surtout par l’objet qu’elle se donne (l’imposant « massif autobiographique »), mais aussi par sa méthode. A. Martin Golay propose une lecture attentive au détail de l’œuvre et à sa structure, mais aussi à la dimension historique, politique, éthique des Mémoires, par exemple lorsqu’elle écrit que le récit mémorial de La Force des choses a en quelque sorte rattrapé la vie de Beauvoir : « il semble qu’au moment de la guerre d’Algérie, Simone de Beauvoir ait trouvé dans l’écriture mémoriale une praxis où réaliser sa propre liberté, un moyen de se révéler à elle-même, et de reprendre à son compte la grande Histoire dans l’histoire de sa vie » (p. 200). C’est par l’écriture dans un moment de crise que Beauvoir arrive à normaliser son rapport à la temporalité, et à trouver un compromis viable entre son souci d’authenticité et son souci de cohérence. Si l’on peut reprocher à A. Martin Golay de négliger la réception du texte, pour se situer strictement au niveau de sa création et de ses intentions, elle a néanmoins le grand mérite de démontrer toute la complexité de l’œuvre de Beauvoir.