Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2013
Novembre-Décembre 2013 (volume 14, numéro 8)
titre article
Alexandre Gefen

D’une crise l’autre : le roman

Michel Raimond, La Crise du roman. Des lendemains du Naturalisme aux années vingt, Paris : José Corti, 1966, 539 p.

1En ouvrant en 1966 son essai de cinq cents pages La Crise du roman des lendemains du Naturalisme aux années vingt par le constat du caractère « chronique de l’affection dont paraît souffrir le roman1 », Michel Raimond fit assurément plus que d’user d’un artifice rhétorique. L’essai, magistral d’érudition, riche d’un millier de notes issues de sources de la critique du tournant du siècle souvent inaccessibles ou oubliées, mit à la disposition des lecteurs un corpus considérable de réflexions critiques permettant de tracer une archéologie d’une première crise du roman — crise qu’il fut assurément difficile de ne pas voir comme prémonitoire de celle du Nouveau roman : « On continue de parler de la crise du roman, et souvent dans des termes bien proches que ceux que nous avons rencontrés dans notre étude2 » justifie le critique pour lequel la continuité des mises en cause du roman s’explique par « l’état d’installation »3 de la crise du roman naturaliste. Défendue en chaire en Sorbonne et reprise par deux autres essais universitaires devenus des classiques (une synthèse historique Le Roman depuis la révolution, 1981, et une étude de poétique du récit Le Roman, chez Armand Colin, 1991), la thèse de Michel Raimond articule la poétique du roman à une ontologie des personnages, du temps et de l’espace et la crise interne de leurs représentations, affectées dès le début du siècle dernier par la phénoménologie, la philosophie du langage et la crise de l’humanisme européen.

2Dans ce métarécit de l’histoire littéraire française du début du siècle, le roman se trouve en effet frappé par une crise de mimèsis attisée par la réflexivité accrue du genre romanesque, devenant miroir de lui-même autant que du monde : la « crise du roman » est un des « symptômes d’un drame intellectuel », l’entrée dans un temps où « la science paraissait avoir trahi beaucoup d’espoirs aux yeux des hommes » nous laissant dans un « monde où faisait défaut la certitude4 ». Cette logique historique des formes romanesques est celle de l’autoréférentialité d’une littérature autonomisée depuis le début du xixe siècle et agitée de crises esthétiques internes, polémiques dont Michel Raimond rend donc compte presque uniquement à partir des débats critiques qui lui sont contemporains (notamment ceux de la NRf qui occupe une place centrale dans le récit) et des catégories littéraires qui lui sont endogènes (« roman d’aventure », « récit poétique », etc.). Refusant toute réification du Roman, Michel Raimond préfère en effet à une pensée transcendantale de l’histoire des poétiques, à la manière d’Auerbach ou de Lukacs, une histoire littéraire à la française, volontiers érudite et métaphorique. Celle-ci décrit avec finesse paysages, courants, revues, et écoles, en laissant de côté les explications matérialistes. Toute philosophie de l’histoire du roman n’est pas absente dans cet essai, mais c’est non la dynamique thématique des questions pensées par le roman qui y opère (comme le fait par exemple Thomas Pavel dans La Pensée du roman5), mais plutôt l’histoire de l’évolution de dispositifs d’enregistrement et de perception du réel — machines narratives que les profondes transformations de l’épistémologie des sciences et des sciences humaines dans l’après-positivisme viennent examiner. Michel Raimond ne partage en rien l’idée d’une autonomie structurale du langage littéraire ou d’une logique interne au genre : la « mission du romancier6 » est de traduire la condition existentielle de l’homme dans le monde en produisant non seulement du vraisemblable, mais du véridique. La crise du roman consiste largement « en un divorce entre une littérature de recherche et une littérature de consommation » affirme le critique7 : toute pensée sociologique n’est pas non plus absente, mais c’est moins des mécanismes de différenciation interne au champ qu’une recherche collective de vérité et une peur partagée des écrivains de l’élite vis-à-vis de procédés romanesques conventionnels qui opère, comme si l’éthique commune des écrivains qui ont tenté d’interroger le genre — de Valéry à Mauriac, de Gide à Green, de Flaubert à Crémieux —, avait été uniquement celle de la crédibilité du savoir romanesque.

3Si les raisons différent entre la crise de 1900, qui réagit aux outrances du Réalisme, et celle de 1960, qui refuse l’alternative au réalisme proposée par « l’introspection classique » au point de « douter de la valeur absolue de tout procédé de recherche8 », entre une critique épistémologique et une crise éthique de la représentation littéraire, la question de l’usure et de la banalisation du roman dans son industrialisation est commune, comme l’idée que les écrivains se sont attachés à éviter cet écueil par un renouvellement formel. La critique du naturalisme positif qu’analyse longuement Michel Raimond et le soupçon beaucoup plus radical à l’égard de toute mimésis littéraire propre aux romanciers de la fin des années 60 (qui refusent toute forme de psychologie voire d’interprétation en allant contre ce qu’Alain Robbe-Grillet nomme l’« univers des “significations” (psychologiques, sociales, fonctionnelles)9 »), convergent dans la tentation de produire un roman sans roman, ou un roman contre le roman, en acceptant à la fois la dislocation du récit et la dislocation même du genre, au risque de ne laisser voir au lecteur qu’« un ne pas comprendre définitif et total10 ».

4« La suppression du caractère, du récit, de l’intrigue et des mobiles » était déjà contenu dans le bergsonisme suggère Michel Raimond : toutes les catégories traditionnelles du roman, le personnage, l’histoire, la cohésion et la cohérence de la personne, comme la fonction même du roman, fournir du « romanesque » c’est-à-dire des modèles extraordinaires et mémorables ou simplement « un délassement facile11 » parce qu’il répond aux attentes de divertissement et de storytelling du lecteur, sont l’objet d’attaques que le critique français a su repérer très tôt dans l’histoire du genre. Faire place à ce que le critique nomme « l’illogisme » a été l’objet de l’attention des romanciers dès la fin du xixe siècle12, user des « silences du récit » pour faire « écrire le lecteur entre les lignes » est une l’une des propositions esthétiques formulées dans les années 1890 par Marcel Schwob, recourir au récit polyphonique pour disloquer le sacro‑saint point de vue omniscient, jouer le « possibilisme » contre les déterminismes, sont des tentations du roman des années 1930.

5La vertu rétrospective de l’essai de Michel Raimond est peut‑être celle‑là : en renvoyant la crise du roman à une crise culturelle et non à la simple logique conflictuelle des poétiques dans l’histoire générationnelle des écrivains, en la sortant du débat entre les avant-gardes et le classicisme, en nous prévenant d’une part contre la tentation d’une théologie négative à la Blanchot faisant de toute écriture une mise en crise mécanique de l’écriture, en en interdisant d’autre part une lecture uniquement sociocritique comme affrontement de champs symboliques, en lui donnant la profondeur d’une réaction des représentations culturelles à une crise de la culture sous la pression d’exigences politiques et éthiques, son étude nous pousse à voir dans la crise littéraire des années  1960 ce qu’elle est : l’assignation de la littérature à prendre acte par ses formes autant que par les thèmes d’une fracture profonde des systèmes de représentation et d’accompagnement littéraire du monde, éclose dans l’univers de Minuit, où l’interrogation esthétique du Nouveau roman (autant que celle l’Oulipo au demeurant) a constitué un régime secret de réponse à la question posée à la littérature par la Shoah13. Alors que la première crise du roman avait été le témoignage « d’un écartèlement de plus en plus marqué d’un genre qui entendait forger des fictions crédibles et révéler la vérité de la vie »14, la seconde crise du roman pouvait être jugée à cette exigence éthique où le genre roman est convoqué à porter une mimésis digne et fiable du monde, quelle qu’en soit la complexité et quelles que soient les fractures ontologiques que le trauma a creusées au cœur de la vérité des représentations. Au roman de continuer à porter la crédibilité du témoignage et de l’action par la littérature face à face avec le trauma — ou de se déliter comme signe d’une impossibilité même de tout projet humain de représentation du vécu, comme signe de l’inénarrable et d’être tenté par une régression dans des infralangages privés ou dans la vérité phénoménologique des apparences, faute de pouvoir encore porter du récit, c’est‑à‑dire du sens, devant d’insupportables et inaccessibles expériences.