Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2013
Novembre-Décembre 2013 (volume 14, numéro 8)
titre article
Judith Revel

En relisant Les Mots & les Choses

Michel Foucault, Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1966, 400 p.

Les Mots & les Choses, 1966

1Parler aujourd’hui d’un livre comme Les Mots et les Choses, presque cinquante ans après sa publication, signifie à l’évidence en interroger la fécondité à la hauteur de notre propre époque : que reste‑t‑il désormais d’un livre dont il fut dit, à l’époque, qu’il se vendait « comme des petits pains », et dont le succès éditorial fut au moins également proportionnel aux discussions et aux polémiques qu’il suscita ? En réalité, il est difficile d’évaluer l’actualité potentielle du texte sans en avoir, au préalable, restitué l’inscription dans son propre temps — et, plus ponctuellement, dans l’économie complexe du parcours de Michel Foucault. C’est là, sans doute, que les choses se compliquent.

2La recontextualisation d’un ouvrage dans son paysage historique d’origine n’est jamais chose aisée. Dans le cadre des Mots et les Choses, elle s’avère d’autant plus glissante qu’elle semble en apparence facile. Le danger est qu’en son nom, on recouvre en réalité le texte de toute une série de schémas interprétatifs bien souvent postérieurs et en large mesure « durcis » par la volonté que toute histoire a de découper dans le réel de la pensée — c’est‑à‑dire aussi dans son tissage complexe, dans ses contradictions et ses revirements — des clivages immédiatement lisibles, des oppositions frontales, des frontières évidentes, des partages univoques. Pour ne pas se limiter à la simplification rétrospective, la remise en contexte d’un livre comme Les Mots et les Choses doit, de fait, redoubler à sa manière cette « archéologie des sciences humaines » que tentait Foucault, et s’essayer à une archéologie seconde qui serait celle du livre en tant que tel. L’identification rétrospective d’une cartographie intellectuelle simplifiée dans laquelle insérer l’ouvrage, et où joueraient tout à la fois, comme dans un étrange jeu de billard à trois bandes, les phénoménologues, les structuralistes et les marxistes — puisque tels sont en général les acteurs que l’on y reconnaît —, est tentante ; comme il est tentant de faire simplement de 1966 l’« année‑lumière du structuralisme1 », et d’y inscrire le livre de Foucault comme l’un de ses points les plus saillants. Tout cela, bien entendu, n’est pas faux. Mais nous aimerions tenter ici un autre type de lecture : une approche qui cherche davantage les ambivalences et les réversibilités des démarches et des arguments que le simple repérage des identités et des positions. Et s’il sera effectivement question de structuralisme, de marxisme et de phénoménologie, c’est, nous l’espérons, pour montrer que ce qui émerge avec Les Mots et les Choses, c’est précisément un type de problématisation qui déplace les lignes et les partages de l’époque, et dont l’époque elle‑même réussit assez mal à rendre raison, à l’exception peut‑être d’un petit nombre de lectures qui sont en général moins le fait de philosophes que d’historiens — nous reviendrons bien entendu sur ce point plus avant. Et que c’est ce type de questionnement, formulé pour la première fois avec Les Mots et les Choses, qui ne cessera de retravailler, de son propre intérieur, la recherche foucaldienne elle‑même, y compris dans d’autres champs et en vertu d’autres périodisations que ceux de l’ouvrage de 1966.

3On s’en souviendra peut‑être, Les Mots et les Choses, publié au printemps 1966, avait déjà été vendu à plus de 20 000 exemplaires au mois de décembre de la même année2. La simple (et très étrange) « popularité » d’un texte pourtant si complexe et si difficile à lire est une première manière de rendre compte du phénomène éditorial que le livre représenta. Il en existe pourtant une seconde, moins visible sans doute, mais infiniment plus intéressante :  c’est l’énorme quantité de comptes rendus de lecture auxquels l’ouvrage a donné lieu — comme s’il avait immédiatement été évident à tous, détracteurs et partisans, qu’il s’agissait là d’un texte à part, destiné à marquer l’époque. De cette réception, exceptionnelle par son étendue et son intensité, en France comme à l’étranger, nous avons désormais une idée assez précise3. Il ne s’agit bien entendu pas ici d’en restituer le paysage exhaustif ; mais il faut peut‑être tenter de comprendre aussi, à partir des critiques et des objections formulées en 1966, quelle image de l’ouvrage se dessine en creux pour ses lecteurs « savants » de l’époque ; et comment ces mêmes critiques projettent en réalité très souvent sur le travail foucaldien l’envers de leur propre compréhension du monde — au mieux : le risque inadmissible de la dissolution de cette compréhension, au pire, le visage à peine dissimulé d’un « ennemi de classe » qui en menace la persistance. C’est par ces « projections », qui ne prennent pas tant le texte pour ce qu’il est qu’ils ne construisent, à partir de celui‑ci, la figure de leur propre mise en danger, qu’il faut peut‑être commencer : y émergent une série de nœuds, de malentendus et d’accrocs qui vont paradoxalement alimenter le débat de l’époque (et la notoriété du livre et de son auteur), mais dont il n’est pas sûr que l’histoire rétrospective du débat intellectuel des années 1960 ait toujours saisi la complexité et les paradoxes.

Une histoire, des histoires

4Dès sa sortie, le livre est perçu come stylistiquement et méthodologiquement différent de ce que l’on est théoriquement en droit d’attendre d’un livre de philosophie — de fait, l’ouvrage prend place dans la naissante collection « Bibliothèque des sciences humaines », chez Gallimard, en même temps que les Problèmes de linguistique générale d’Émile Benveniste, Masse et puissance d’Elias Canetti, ou La terre du remords d’Ernesto de Martino, et non pas dans une collection proprement philosophique. Certes, on souligne immédiatement son « grand style baroque4 » du texte ; mais au‑delà de l’étonnement purement stylistique et de la gêne — ou de l’admiration — dont il est immédiatement la cause, les critiques se concentrent en réalité très rapidement sur deux « massifs » de questions. Le premier concerne la manière dont Foucault se rapporte à l’histoire ; le second remet au premier plan un ensemble de questions et de débats dont la fin des années 1940 avait eu la primeur sous la forme de ce que l’on pourrait appeler rétrospectivement une sorte de  « querelle de l’humanisme », et tourne donc, bien que de manière radicalement différente — puisque la référence à Heidegger n’y joue en rien — autour de l’anti‑humanisme supposé de Foucault. Pour le dire de manière très schématique — mais c’est effectivement ainsi que le livre a été très souvent perçu à l’époque —, le premier point déclenche la polémique avec les marxistes, alors que le second, qui se cristallise autour du thème de la « mort de l’homme », nourrit l’identification de Foucault au structuralisme.

5Là encore, tout est plus compliqué qu’il n’y paraît.

6Le rapport de Foucault à l’histoire est en réalité double. D’une part, il s’agit pour le philosophe de produire la critique d’une représentation linéaire, continuiste et téléologique de l’histoire telle qu’elle était encore dominante à l’université dans l’immédiat après‑guerre — sous la forme de ce que Foucault désigne en général comme un « hégélianisme à la française ». C’est cette représentation, et plus généralement la référence hégélienne, qu’un certain nombre de jeunes philosophes rejettent après 1945 parce qu’elle est selon eux incompatible avec cette discontinuité radicale que l’expérience de la guerre représente désormais5. C’est parce que la guerre n’est pas susceptible d’être réintégrée dans le rassurant continuum — tout à la fois linéaire et téléologiquement orienté — de l’histoire de la Raison qu’il s’agit à présent de chercher d’autres représentations de l’histoire. Et c’est contre Hegel qu’il faut en particulier « jouer » un certain nombre de références — par exemple celle, centrale, à Nietzsche — pour affirmer la discontinuité contre la continuité, le hasard contre le telos, l’événement contre la totalité. Le recentrement sur l’histoire déjà faite d’une part, et sur l’histoire en train de se faire, de l’autre, est patent ; mais désormais rien ne lie d’emblée ces deux enquêtes, qui sont au contraire données comme divergentes6 : aucune totalisation ne semble plus possible.

7Dans le cas de Foucault, au milieu des années 1960, les choses sont assez claires. Il existe quatre grandes sources auxquelles le philosophe emprunte, de son propre aveu, son modèle d’histoire : la lecture de Nietzsche ; la manière dont une nouvelle épistémologie critique inaugurée par Bachelard et incarnée, dans les années 1960, par Georges Canguilhem, a produit la critique tout à la fois de l’histoire des sciences et de la philosophie des sciences ; la pratique de la discontinuité et du fragment dans une certaine expérimentation littéraire (sujet qui passionne à l’époque Foucault, et dont il fait varier les figures dans de nombreux textes des années 1960, de Jules Verne aux écrivains du Nouveau Roman) ; et enfin une série d’emprunts à l’historiographie française qui lui est contemporaine7. Chacune de ces sources est différente des autres ; mais toutes quatre possèdent la même valeur stratégique : il faut briser la continuité et la linéarité, il faut effacer le telos de l’histoire, il faut passer sa prétendue positivité au crible de l’historicité, c’est-à-dire de la spécificité non généralisable des déterminations historiques propres à un moment donné.

8Dans un ouvrage comme Les Mots et les Choses, c’est un schéma méthodologique nourri par ces quatre sources qui préside à la construction de cette « archéologie des sciences humaines » à laquelle Foucault se livre — une archéologie, et non pas l’archéologie en général : c’est à une histoire — l’histoire d’un système de pensée, à la fois chronologiquement et spatialement déterminé — que Foucault semble vouloir rattacher son projet. Et c’est à des noms d’historiens qu’il se réfèrera quand on l’interrogera, à la suite de la publication du livre, sur la nature de son travail: ceux de Braudel, Furet, Richet, Le Roy Ladurie, ou, plus tard, de Chaunu, Ariès ou Mandrou, et non pas, comme le sens commun aurait pu nous le laisser présager, ceux de Lacan, Althusser ou Lévi‑Strauss.

9Mais cet enregistrement patent des acquis d’une historiographie nouvelle qui tourne à l’évidence autour de l’École des Annales, est en réalité plus large et plus complexe qu’on ne le croit. D’un côté, Foucault l’étend à d’autres traditions historiographiques — à l’école historique de Cambridge, ou à l’école soviétique par exemple8 ; de l’autre, elle est immédiatement complétée par une autre référence à une certaine épistémologie critique — on sait, à l’époque, à quel point Foucault est proche de Canguilhem. Dans les deux cas, il s’agit de déconstruire à la fois « une histoire pour philosophes » (« c’est une espèce de grande et vaste continuité où viendraient s’enchevêtrer la liberté des individus et les déterminations historiques et sociales […] ce mythe qu’on m’accuse d’avoir tué, eh bien, je suis ravi si je l’ai tué9 »), une discipline historique teintée de positivisme ou cédant aux sirènes de l’histoire monumentale, et une histoire des sciences pensée comme idéalisation désincarné du continuum du progrès. Et il est nécessaire de distinguer le temps de l’histoire des sciences (et de l’histoire tout court) à la fois du temps abstrait des sciences elles‑mêmes et d’une certaine « histoire érudite » des historiens, parce que l’un comme l’autre — de manière différente, certes — affirment en réalité la nécessité d’un continuum absolu et ne peuvent pas ne pas considérer l’histoire comme un processus linéaire passible d’aucune rupture. Qu’il s’agisse d’un espace temporel « idéalisé » et totalement décroché des conditions matérielles de son déroulement (celui de la science), ou au contraire d’un temps « réaliste » réduit à l’accumulation infinie et continue de ses différents moments, le discours ne change en réalité pas, puisqu’on suppose dans un cas comme dans l’autre une linéarité sans faille de l’histoire — et l’impossibilité pour le regard historien d’en prendre les distances, de faire en quelque sorte l’histoire de cette histoire linéaire, l’épistémologie de la forme continue du temps lui‑même.

10Au rebours de cela, c’est pour Foucault le point de vue de l’épistémologie qui va représenter pour l’histoire des sciences la possibilité d’une approche du temps qui permette de remettre en cause le présupposé continuiste. Mais, à l’inverse, le risque encouru par l’épistémologie est celui d’une reproduction des schémas scientifiques mis en œuvre au sein de la description elle‑même, c’est‑à‑dire l’impossibilité à historiciser le discours scientifique et les grilles épistémiques que la description elle‑même met en œuvre à un moment donné. C’est en cela que l’histoire des sciences permet à l’épistémologie d’être autre chose qu’un méta‑discours — d’être une épistémologie critique faisant l’histoire de son propre point de vue, historicisant ses gestes, ses démarches et son outillage conceptuel.

11Sur ce point en particulier, la proximité des analyses de Canguilhem et des travaux de Foucault est patente. Les Mots et les Choses sont‑ils en effet rien d’autre que la tentative de faire l’histoire de la manière dont le discours scientifique a constitué à un moment donné ses propres champs, ses propres objets, ses propres méthodes, la forme même de son savoir — et bien entendu, aussi, la forme de son histoire ? Et encore : Les Mots et les Choses ne sont‑ils précisément pas la tentative de réintroduire les schémas internes aux sciences à l’intérieur d’une histoire plus générale qui serait celle des différentes formes — des formes successives — du « dire‑vrai » ? Le premier épisode d’une histoire des formes du dire‑vrai, voilà donc ce que pourrait être, à l’intérieur du parcours foucaldien, Les Mots et les Choses.

12Deuxième élément d’importance. Dans le cas de l’historiographie et de l’histoire des sciences auxquelles se réfère Foucault, le « très difficile problème de la périodisation10 » occupe une position centrale. C’est un point essentiel parce qu’il implique une pratique du découpage historique dont on sait qu’il lui a souvent été reproché11 ; mais que l’on soit d’accord ou pas avec la consistance ou la cohérence historique de telle ou telle épistémè, il n’en demeure pas moins que, pour Foucault, c’est à partir de la reconnaissance (ou de l’hypothèse) d’une discontinuité qu’une pratique historienne est possible. Le couple périodisation/discontinuité, qui es  bien entendu déjà présent dès l’Histoire de la folie (et qui le sera jusque dans les derniers ouvrages) est en réalité d’autant plus visible dans Les Mots et les Choses que l’ouvrage se présente comme relativement statique : certains ont, de fait, lu l’archéologie comme une géologie, c’est‑à‑dire comme une mise à mort de l’histoire, ou comme la construction d’une nappe d’immobilité en équilibre dans une histoire par ailleurs sciemment niée. Pourtant, Foucault n’a de cesse de dire le contraire : faire une archéologie, c’est construire une périodisation comme espace isomorphique ; mais périodiser, c’est paradoxalement, et avant toute chose, poser la question du changement, de la discontinuité, de la transformation — ou pour utiliser la formule que Foucault reprendra toujours davantage à la fin de sa vie, formuler le problème de la différence possible dans l’histoire.

13Un exemple de ce passage de la perspective descriptive, qui est à l’évidence adoptée par Les Mots et les Choses, à celle d’une problématisation de la transformation, de l’interruption du continuum, c’est‑à‑dire encore du changement, pourrait être fourni par la manière dont Foucault en vient très rapidement à lier, dans sa recherche, l’histoire sérielle à l’histoire événementielle. On se souvient que l’un des aspects les plus frappants des Mots et les Choses tient à l’analyse des modalités de classement et de taxinomisation qui émergent au xviiie siècle, c’est‑à‑dire à la manière dont sont composées, hiérarchisées et organisées des séries et ce que Foucault nommera plus tard des « mises en tableau » ; par ailleurs, le livre, dans une sorte de redoublement méthodologique de son propre objet, procède lui‑même par mises en série, et compose, à partir de champs disciplinaires pourtant traditionnellement considérés comme différents — mais qu’il s’agit au contraire pour lui de lire simultanément — un isomorphisme historiquement déterminé qui sera désigné sous le nom d’épistémè. En réalité, écrit Foucault,

L’histoire sérielle ne se donne pas des objets généraux et constitués d’avance, comme la féodalité ou le développement industriel. L’histoire sérielle définit son objet à partir des documents dont elle dispose. […] L’historien, voyez‑vous, n’interprète plus le document pour saisir une sorte de réalité sociale ou spirituelle qui se cacherait en lui ; son travail consiste alors à manipuler et à traiter une série de documents homogènes concernant un objet déterminé et une époque déterminée, et ce sont les relations internes ou externes de ce corpus de documents qui constituent le résultat du travail de l’historien12.

14L’histoire sérielle, c’est par conséquent, du point de vue de la méthode, ce qui permet à Foucault de traiter ces séries que tout semblait jusqu’alors distinguer, et qui sont celles de la grammaire générale, de l’analyse des richesses et des sciences naturelles. Or le propre de cette histoire sérielle, c’est aussi, paradoxalement de faire apparaître ce que Foucault nomme des événements. Ces événements, ce sont en réalité des points de discontinuité, des moments d’émergence, des ruptures et des basculements dans les systèmes de représentation dominants. C’est sans doute par eux que devient pensable le passage si problématique — et ô combien reproché à Foucault à l’époque de la parution du livre — d’une épistémè à une autre, dans la mesure où s’insèrent dans la description archéologique des éléments dissymétriques, et donc dynamiques par quoi la bascule en réalité très progressive d’un système de pensée à un autre peut être repérée.

15En somme, la discontinuité est double : elle est à la fois, du point de vue méthodologique, celle du geste initial de périodisation qui permet la recherche ; mais elle est également le résultat du travail d’enquête mené à partir de la périodisation. Comme s’en explique fort bien le philosophe, « [l]’histoire apparaît alors non pas comme une grande continuité sous une discontinuité apparente, mais comme un enchevêtrement de discontinuités superposées13 » : c’est une histoire des différences et des écarts plus que celle des identités et des ressemblances, où l’événement — non pas la bataille ou le traité mais le basculement imperceptible, l’accroc, l’émergence ou la disparition — peut se lire, au sein même de la description d’une même épistémè, dans des récits infimes, dans des traces minuscules, dans des grumeaux d’existence coagulés sur des pages d’archive et ainsi parvenus jusqu’à nous.

16On le voit, loin d’opposer la série à l’événement, l’isomorphisme à l’écart, la description au basculement, Foucault, au contraire, les articule. Et cela nous permet sans doute de relire différemment cette étrange hypothèse de la mort de l’homme comme point de basculement possible qui clôt Les Mots et les Choses, hypothèse à laquelle fera écho, neuf ans plus tard, le « grondement sourd de la bataille » — autre hypothèse discontinuiste — des dernières lignes de Surveiller et punir ; ou, un an avant la mort du philosophe, le constat que ce que Les Mots et les Choses avaient à leur manière, inauguré, à savoir qu’une épistémè ne se pense jamais que dans une histoire, et qu’elle ne se dit que des différences : « le travail de l’intellectuel, c’est bien en un sens de dire ce qui est en le faisant apparaître comme pouvant ne pas être, ou pouvant ne pas être comme il est14 ».

17On le voit, tout cela n’annule en rien l’histoire. Le développement d’une enquête comme celle des Mots et les Choses enregistre simplement l’impossibilité à pratiquer rien d’autre qu’un découpage partiel, sous forme de périodisation, au rebours de la tentation des « grands récits », et à lier à ce travail de « bornage historique » l’historicisation d’objets, de catégories, de discours, de pratiques, qui ne prennent forme et sens, ne s’organisent et ne se distribuent que sur le fond nécessairement partiel d’une épaisseur d’histoire de moyenne durée dont il s’agit d’exhiber la spécificité. Le couple historicisation/périodisation fonctionne en somme chez Foucault comme ce par quoi l’on s’oppose à une philosophie de l’histoire dont la grande tradition de l’historicisme allemand avait fixé la figure au xixe siècle — pour le dire d’une formule un peu brutale l’historicisation joue ici contre l’historicisme, elle représente la condition de possibilité de son exact contre‑pied.

18Or, de tout cela bien des lecteurs du livre n’ont souvent perçu que l’un des aspects — et ils ont, dès lors, largement faussé tout à la fois sa restitution et l’espace de débat que l’entreprise foucaldienne aurait pourtant permis d’ouvrir. Deux « torsions » interprétatives ont en particulier été très fréquentes. La première a consisté à penser que tout modèle d’histoire étant nécessairement continuiste, faire jouer la discontinuité comme méthode d’enquête historienne revenait en réalité à vider l’histoire de son historicité et à constituer simplement des tableaux descriptifs — on se souvient peut-être de la très belle (et très dure) formule de Sartre : « Il remplace le cinéma par la lanterne magique, le cinéma par une succession d’immobilités15 ». En somme : hors de la continuité, point de salut. La seconde, liée à la première, a au contraire pointé le danger qu’il y avait à faire disparaître simultanément tout telos pouvant orienter l’histoire — c’est‑à‑dire aussi la doter tout à la fois d’un sens et d’une signification —, et tout sujet de cette histoire. Le reproche était en particulier central pour les lecteurs marxistes, quelle que soit par ailleurs la nature de leur lecture de Marx : on sait par exemple qu’Althusser, très proche de Foucault depuis les années de la rue d’Ulm, et qui avait trouvé l’Histoire de la folie absolument remarquable, détesta Les Mots et les Choses ; et chez Sartre aussi, bien qu’à partir d’une lecture de Marx très différente, la critique fut immédiate et nette : « Derrière l’histoire, c’est le marxisme qui est visé. Il s’agit de constituer une idéologie nouvelle, le dernier barrage que la bourgeoisie puisse encore dresser contre Marx16 ». Ailleurs encore, c’est, hors de la référence à Marx, l’idée même du progrès que l’on croit mise en cause : « Une pensée qui introduit la contrainte du système et la discontinuité dans l’histoire de l’esprit n’ôte‑t‑elle pas tout fondement à une intervention politique progressiste17 ? » demandent ainsi à Foucault les rédacteurs de la revue Esprit. Et Foucault lui‑même le sait bien, puisque dès 1966, il prend les critiques qui lui sont adressées comme le témoignage d’une

habitude de croire que l’histoire doit être un long récit linéaire parfois noué de crises ; habitude de croire que la découverte de la causalité est le nec plus ultra de l’analyse historique ; habitude de croire qu’il existe une hiérarchie de déterminations allant de la causalité matérielle la plus stricte jusqu’à la lueur plus ou moins vacillante de la liberté humaine18.

19Et d’ajouter immédiatement, encore plus durement, un an plus tard : « Ce serait attaquer la grande cause de la révolution que de refuser pareille forme de dire historique19 ».

20En somme, c’est précisément parce que Les Mots et les Choses est un livre qui questionne notre représentation de l’histoire en en exhibant l’émergence historique, qu’il semble être lu comme un ouvrage entièrement fondé sur le présupposé d’une immobilité factice — et c’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles, à l’époque, les lectures les plus fines, qui s’intéressent au contraire au problème de la transition d’une épistémè à une autre, c’est‑à‑dire au thème du changement qui fascine tant Foucault à l’époque,viennent non pas de philosophes mais d’historiens, comme c’est le cas de Michel de Certeau20, ou de lecteurs venus du monde des lettres, comme Raymond Bellour21.

Sujet vs structure ?

21On se souvient que c’est en général au nom de la méthode que l’association systématique du travail de Foucault au courant structuraliste fut, à l’époque des Mots et les Choses, faite par la majorité des lecteurs et des commentateurs de l’ouvrage. Foucault lui‑même, parlant du structuralisme et enregistrant les différences qui s’y jouaient d’une figure à l’autre, y voyait davantage ce qu’il nommait « une proximité de méthode » qu’un véritable projet commun. La destitution de ce sujet classique qui, « de Descartes à la phénoménologie » dira souvent Foucault, dans une formule quelque peu raccourcie mais somme toute assez efficace, se donnait comme condition de possibilité de toute représentation, qui rendait l’histoire possible mais ne lui était pas soumise, et qui traversait avec une constance immuable et non questionnée le cours des choses, est ici un enjeu de taille. Pourtant, la revendication de cette « proximité » devient chez Foucault assez rapidement difficile dans la mesure où le structuralisme ne tourne pas seulement autour d’une critique radicale de la centralité du sujet mais qu’il se veut aussi la recherche d’invariants structurels.

22La première prise de distance de la part de Foucault tient sans doute à ce que, ayant interrogé l’anhistoricité du sujet, il s’aperçoit que la même anhistoricité est désormais une caractéristique de la structure elle‑même — parce que si une structure rend possible l’histoire, elle n’en est en aucun cas le produit. Comme le dira plus tard le philosophe en revenant sur les années 1960 :

Le passage s’est fait de la phénoménologie au structuralisme, et essentiellement autour du problème du langage ; il y aurait là, je pense, un moment assez important, le moment où Merleau‑Ponty a rencontré le problème du langage. Et vous savez que les derniers efforts de Merleau‑Ponty ont porté là-dessus ; je me souviens très bien des cours où Merleau‑Ponty a commencé à parler de Saussure, qui, bien que mort il y avait environ cinquante ans, était tout à fait ignoré, je ne dis pas des philologues et des linguistes français, mais du public cultivé. Alors, le problème du langage s’est fait jour, et il est apparu que la phénoménologie n’était pas capable de rendre compte, aussi bien qu’une analyse structurale, des effets de sens qui pouvaient être produits par une structure de type linguistique, structure où le sujet au sens de la phénoménologie n’intervenait pas comme donateur de sens. Et, tout naturellement, la mariée phénoménologique s’étant trouvée disqualifiée par son incapacité à parler du langage, c’est le structuralisme qui est devenu la nouvelle mariée22.

23La « nouvelle mariée », dans un étrange effet de transfert de statut, jouit désormais des prérogatives qui furent celles du sujet : nul n’en interroge l’histoire, nul ne remet en cause ce que l’idée d’invariance implique — c’est‑à‑dire que certains objets appelés « structures » soient précisément placés dans un évident « dehors de l’histoire », alors même que c’est sur cette histoire‑là qu’ils font retour pour en proposer des modèles d’intelligibilité inédits.

24 Chez Foucault, la prise de distance se redouble et se décale plus encore dès lors que Foucault prétend « analyser en termes de structure la naissance du structuralisme lui‑même23 », c’est‑à‑dire en réalité qu’il déclare vouloir cerner la manière dont émerge précisément, à un moment donné, un certain parti pris de méthode : de la même manière que Les Mots et les Choses sont une archéologie des sciences humaines, il y aurait à faire une archéologie du structuralisme, une historicisation de ces étranges objets — pourtant conçus comme autant d’invariants historiques — que sont les structures ; et bien au‑delà :  une histoire de l’idée d’invariance elle‑même et de la manière dont elle se déploie, dont elle traverse les champs qu’elle investit. Cette idée d’une histoire des systèmes de pensée qui fasse retour sur les objets qui prétendent la fonder reviendra souvent, y compris bien plus tard, quand il s’agira pour Foucault de commenter son travail dans les années 1960 :

Je ne suis pas sûr qu’il serait très intéressant d’essayer de redéfinir ce qu’on a appelé à cette époque-là le structuralisme. Ce qui me paraîtrait en revanche intéressant — et, si j’en ai le loisir, j’aimerais le faire —, ce serait étudier ce qu’a été la pensée formelle, ce qu’ont été les différents types de formalisme qui ont traversé la culture occidentale pendant tout le xxe siècle. Quand on songe à l’extraordinaire destin du formalisme en peinture, des recherches formelles en musique, quand on pense à l’importance qu’a eu le formalisme dans l’analyse du folklore, des légendes, en architecture, à son application, à certaines de ses formes dans la pensée théorique, il est certain que le formalisme en général a été vraisemblablement l’un des courants à la fois les plus forts et les plus variés qu’ait connu l’Europe au xxe siècle. Et, à propos de ce formalisme, je crois aussi qu’il faut remarquer qu’il a été très souvent associé à des situations et même à des mouvements politiques à la fois précis et chaque fois intéressants. Les rapports entre le formalisme russe et la Révolution russe seraient certainement à réexaminer de très près. Le rôle qu’on eu la pensée et l’art formels au début du xxe siècle, leur valeur idéologique, leurs liens avec les différents mouvements politiques, tout cela serait à analyser24.

25Du structuralisme au formalisme : le déplacement, notons‑le, concerne encore une fois la possibilité de ré‑historiciser l’analyse — ce que, précisément, l’idée de forme permet, mais non l’idée de structure. C’est, de fait, à l’histoire dans laquelle il s’inscrit que le formalisme russe est immédiatement renvoyé.

26Or c’est un mouvement de même nature qui permet de rendre compte de la fin des Mots et les Choses. La « mort de l’homme » n’est en aucun cas un re‑jeu de la mort de Dieu dans le sillage de Nietzsche. Elle est simplement l’enregistrement de l’historicité des représentations par lesquelles nous nous pensons dans le monde — et, dans le cas qui nous occupe, de l’historicité d’une centralité (celle de l’homme) dont, après avoir montré l’émergence, il faut bien, au moins à titre hypothétique, postuler la disparition. Cette disparition n’est pas une mort, c’est un effet de l’historicité générale des systèmes de pensée : de ce point de vue, elle appelle davantage une histoire des modes de subjectivation — ce que, de fait, Foucault fera dans les dernières années de son travail — qu’elle ne suggère la nécessité d’un anti‑humanisme. Ce n’est pas le lieu vide laissé par l’homme qu’il s’agit d’oser regarder, c’est le régime de transformation et de déséquilibre qui affecte tôt ou tard, des systèmes qui semblent pour un temps — pour un temps seulement — en équilibre. En somme : tôt ou tard, l’épistémè dans laquelle on se trouve bascule dans une autre, qui émerge selon des partages et une économie différente ; et c’est cette possibilité‑là qu’il s’agit de discerner « comme à la limite de la mer un visage de sable25 ».

27Au rebours des lectures qui voudraient n’y voir qu’une charge violente contre le sujet, le livre répond dès lors paradoxalement au projet d’une histoire des modes de constitution du sujet, dont « l’homme » des sciences humaines n’est que l’une figures, à un moment donné, dans une certaine configuration épistémique. Il suffit donc de relire attentivement Les Mots et les Choses pour comprendre à quel point la publication de l’ouvrage marque un tournant dans le travail de Foucault. L’année 1966 est aussi ce basculement‑là, il n’est pas étonnant, de ce pont de vue, qu’elle soit simultanément celle du livre et celle du texte que le philosophe consacre à Blanchot26, où l’hommage semble encore entièrement lié à la fascination pour le vide que la disparition du sujet laisse derrière soi, et d’où semble littéralement suinter le langage :

La parole de la parole nous mène par la littérature, mais peut‑être aussi par d’autres chemins, à ce dehors où disparaît le sujet qui parle. Sans doute est‑ce pour cette raison que la réflexion occidentale a si longtemps hésité à penser l’être du langage : comme si elle avait pressenti le danger que ferait courir à l’expérience du « Je suis » l’expérience nue du langage. La percée vers le langage d’où le sujet est exclu, la mise au jour d’un incompatibilité peut‑être sans recours entre l’apparition du langage en son être et la conscience de soi en son identité, c’est aujourd’hui une expérience qui s’annonce en bien des points bien différents de la culture […]. Voilà que nous nous trouvons devant une béance qui longtemps nous est demeurée invisible : l’être du langage n’apparaît pour lui‑même que dans la disparition du sujet. Comment avoir accès à cet étrange rapport ? Peut‑être par une forme de pensée dont la culture occidentale a esquissé dans ses marges la possibilité encore incertaine. Cette pensée qui se tient hors de toute subjectivité pour en faire surgir comme de l’extérieur les limites, en énoncer la fin, en faire scintiller la dispersion et n’en recueillir que l’invincible absence, et qui en même temps se tient au seuil de toute positivité, non pas tant pour en saisir le fondement ou la justification, mais pour retrouver l’espace où elle se déploie, le vide qui lui sert de lieu, la distance dans laquelle elle se constitue et où s’esquivent dès qu’on y porte le regard ses certitudes immédiates, cette pensée, par rapport à l’intériorité de notre réflexion philosophique et par rapport à la positivité de notre savoir, constitue ce qu’on pourrait appeler d’un mot « la pensée du dehors »27 .

28Mais la tension est perceptible ; et toute la fin des années 1960 se construit au contraire sur un double mouvement : d’une part, l’idée que la prétendue disparition du sujet est en réalité une historicisation de la forme‑sujet en fonction de l’épistémè qui est la sienne et du système d’organisation des discours dans laquelle elle prend place ; de l’autre, que cela ouvre immédiatement à une enquête sur notre propre régime de discursivité. C’est en ce sens que, dans le sillage des analyses des Mots et les Choses, le « Qu’importe qui parle », qui joue en permanence la fonction d’un sous‑texte tout à la fois dans la conférence « Qu’est‑ce qu’un auteur ? », en 196928 et, un an et demi plus tard, dans la conférence inaugurale de Foucault au Collège de France, doit en réalité être compris comme la sortie définitive d’une hypothèse radicale de disparition du sujet, et comme l’affirmation paradoxale de la nécessité de l’analyse historique de ses modes. En somme :

29Une chose au moins doit être soulignée : l’analyse du discours ainsi entendue ne dévoile pas l’universalité d’un sens […]. Et maintenant, que ceux qui ont des lacunes de vocabulaire disent — si ça leur chante mieux que ça ne leur parle — que c’est du structuralisme29.


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30À la place de l’universalité, il y a, une fois encore, cette histoire discontinue dont il s’agit précisément de faire émerger la ligne brisée, et dont l’histoire des savoirs sur l’homme, l’analytique des pouvoirs à l’époque moderne, et la généalogie des modes de subjectivation, de l’antiquité jusqu’à nous, composeront pour les années à venir le cahier des charges de l’enquête foucaldienne. Il faudra sans doute attendre encore quelques années pour que Foucault, revenant sur « l’autre versant » de l’année 1966, celui qui le plaçait sous l’ombre portée de Blanchot, en dise définitivement l’abandon — « Autrement dit, on est toujours à l’intérieur. La marge est un mythe. La parole du dehors est un rêve qu’on ne cesse de reconduire30. » Mais déjà le mouvement de bascule s’était fait, et c’est étonnamment Les Mots et les Choses qui en constitue la trace paradoxale — comme une jointure dont les différents niveaux de lecture et les forçages ont sans doute parfois effacé quelque peu la fonction, mais qu’il convient peut‑être aujourd’hui de redécouvrir.