Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2013
Novembre-Décembre 2013 (volume 14, numéro 8)
titre article
Pierre-Jean Bonzom

À la recherche des enfants des années 60

Jean-Luc Godard, Masculin féminin, Tamasa Distribution, mars 1966.

1J’ai parlé avec eux, avec elles, et c’est le texte des interviews qui sert souvent de dialogues. Il est plus facile de parler avec les jeunes qu’avec les adultes, qui ont trop de problèmes personnels à résoudre. Ce qui m’a frappé, c’est leur manque de précision sur les sujets graves, le refuge permanent dans les généralités. Les filles d’aujourd’hui, elles ne sont pas méchantes, elles ne sont pas profondes, elles sont disponibles. Elles parlent toujours par généralités. Sauf si on leur demande quelle marque de bas elles portent, ou quel genre de soutien-gorge. Mon film pourrait s’appeler « À la recherche des enfants des années 60 »1.

2Onzième long-métrage de Jean-Luc Godard, Masculin Féminin succède au solaire et romantique Pierrot le fou. C’est l’hiver du mois de décembre 1965, la France est au milieu des élections présidentielles qui voient s’affronter le Général de Gaulle et François Mitterrand. Ce n’est plus le sud de la France mais Paris, la ville, ses pulsations, ses habitants. Claude Simon disait écrire au « présent de l’écriture », Godard, lui, filme au « présent de la mise en scène ». Masculin Féminin est construit à la manière d’un documentaire prenant le pouls d’une société nouvelle, d’une génération dont Godard ne fait déjà plus partie.

3Les personnages sont de jeunes gens emportés par l’air du temps. D’un côté les garçons, extrêmement politisés et conscients des réalités politiques de leur temps : « les enfants de Marx. » De l’autre les filles, moins politisées mais ancrées pleinement dans la société de consommation : « les enfants de Coca-Cola ».

4Il fallait à Godard un guide pour accéder dans ce nouveau monde. Il choisit Jean-Pierre Léaud, figure de la Nouvelle Vague depuis Les 400 Coups de François Truffaut en 1959. Le film a pour sous-titre « 15 faits précis », rythmés à coups de revolver ; 15 faits précis comme 15 études sur une génération. Mais comme toujours chez Godard, la littérature n’est jamais loin.

5Il s’inspire de deux nouvelles de Maupassant : « Le Signe » et « La Femme de Paul ». La première raconte l’histoire d’une femme bourgeoise qui, apercevant sa voisine prostituée invitant les hommes à monter chez elle d’un discret signe de la tête, décide de l’imiter. Elle se retrouve alors avec un homme qui la persuade de coucher avec elle avant que son mari ne rentre. La seconde narre l’histoire de Paul qui se suicide après avoir surpris sa maîtresse, Madeleine, dans les bras d’une autre femme, Pauline.

6Godard a déjà réalisé une adaptation du « Signe », un court-métrage intitulé Une Femme coquette. Après avoir essayé de mélanger les deux nouvelles, il finit par choisir d’en faire deux films distincts. « Le Signe »inspirera 2 ou 3 choses que je sais d’elle et « La femme de Paul », Masculin féminin. De la nouvelle, Godard ne garde que l’ambiguïté sexuelle de l’héroïne et le suicide du héros qui n’est, par ailleurs, qu’une hypothèse jetée à la fin du film.

7Enfin, il ne faut pas oublier qu’en 1960, Jean Rouch et Edgar Morin ont réalisé Chroniques d’un été, manifeste du cinéma-vérité, et qu’en 1963, Chris Marker a réalisé Le Joli Mai. Ces cinéastes ont eu conscience qu’un changement se profilait en France. Ils ont donc entrepris de le filmer à la source, c’est à dire depuis la rue ; depuis le point de vue des Français. Ils ont laissé la parole aux anonymes auprès desquels ils voulaient trouver une forme de vérité. Plus qu’une suite d’interviews, ces films transformaient des vies minuscules en symboles d’un pays en mutation. N’écartons pas l’influence qu’ont pu avoir ces deux documentaires dans la conception de Masculin Féminin. Outre l’interview de la vraie Mademoiselle Age Tendre 1965, Godard a lui-même interviewé ses quatre acteurs principaux avant de monter les séquences pour créer l’illusion d’un dialogue.

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La ville, à bout de souffle

8Au commencement il y a la ville. Godard nous plonge dans le Paris populaire. Avant 2 ou 3 choses que je sais d’elle, il commence à filmer l’espace urbain à sa manière. Utilisant très peu de sources lumineuses artificielles, il préfère tourner avec la seule lumière du jour ou celle des éclairages publics. Dans le film sont disséminés plusieurs fragments de cet espace comme autant de lieux d’échanges, de rencontres, de frôlements entre les hommes. Il filme ainsi la Place de la République, l’un des endroits les plus fréquentés de la capitale, mais aussi les grands boulevards et leur foule de badauds, son trafic ininterrompu, ses grands magasins, ses bouches de métro qui engloutissent et régurgitent toujours plus de gens ; la vie presque normale qui poursuit son cours parallèlement au film. Se révèle alors la respiration d’une société par le truchement de l’image documentaire. Ces plans sont filmés caméra à l’épaule, sur le vif, par Willy Kurant seul, que Godard avait envoyé tester de la pellicule avec Jean-Pierre Léaud. La grande majorité de ces plans ont été gardés au montage par Godard pour enrichir la diégèse de son film avec des images volées au réel.

9Godard filme les lieux communs, les lieux de vie populaire comme le café, la brasserie, le métro, les salles de jeux, les clubs, comme La Locomotive.

10Le café est un lieu mythique chez Godard. Une femme y tue un homme avant d’y retourner s’y prostituer, on y signe des pétitions, on y drague les filles en demandant un morceau de sucre, on y trouve même des icônes comme Brigitte Bardot en train de répéter un texte. C’est le lieu de vie par excellence qu’il a choisi afin d’y développer ses personnages car il est libre d’y reconstituer un microcosme social à travers lequel il peut parler, et faire parler la société. Il y tourne d’ailleurs un travelling de 5 minutes dans lequel Paul et Madeleine se déplacent de table en table en captant à chaque fois une bribe de conversation. La femme que les héros retrouvent en train de se prostituer annonce la réflexion que Godard mènera dans 2 ou 3 choses que je sais d’elle.

11La ville donc, c’est avant tout la proximité, presque du voyeurisme. C’est la scène où les personnages féminins s’amusent à passer nues devant les fenêtres de la salle de bain que Godard filme de face, du point de vue d’un voisin. C’est aussi Paul qui regarde deux hommes en train de s’embrasser dans les toilettes d’un café.

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12Enfin, la ville est avant tout une ambiance sonore. L’univers dans lequel évoluent les personnages est extrêmement bruyant, entre les klaxons, les crissements du métro, les voix qui s’insinuent dans le dialogue ou encore les machines à écrire dans les bureaux de l’Institut de sondage. La ville est étouffante, constamment derrière les personnages, même dans l’intimité. Godard montre une activité invisible, presque fantomatique, symptôme d’une époque en mouvement constant.

« J’aime bien que Paul soit amoureux de moi, éventuellement baiser avec lui, mais il ne faut pas qu’il devienne emmerdeur »

13Comme nous en avertit le générique, Masculin Féminin est « l’un des 121 films parlant français dont on ne fait que trois ou quatre. » Chez Godard, la langue est liée au social. Chaque personnage possède son propre rythme, son propre flux de parole, mais aussi son vocabulaire et sa grammaire. Le dialogue est un outil anthropologique qui permet d’étudier au plus près la jeunesse de l’époque. Le film s’ouvre sur Paul, lisant à voix haute un texte qu’il vient d’écrire :

Nulle part sur le décor de ce récit sans limite raconte la monotonie, raconte le travail quotidien, anonyme. Ce garçon de Marseille raconte vingt-quatre heures sur vingt-quatre, raconte avec d’autres. Partager la vie sans pouvoir être seul, pas de traces nulle part.

14Les yeux rivés sur ses mots, il les décortique lentement et les laisse résonner entre eux en marquant des pauses. Dès le début, il est présenté comme un personnage attaché à la culture du texte. Une autre séquence du film le verra enregistrer un poème surréaliste sur un vinyle. Cette séquence, toute en poésie et en spontanéité, révèle encore un peu plus le côté romantique de Paul. La Nouvelle-Vague a toujours défendu une certaine conception de la littérature et de l’usage du texte. Opposés au « cinéma de papa » et à l’adaptation littéraire, les jeunes cinéastes n’en demeuraient pas moins de grands lecteurs. Souvenons-nous du paquet rempli de livres que reçoit le réalisateur, joué par François Truffaut, dans La Nuit Américaine. Godard préfère s’approprier plusieurs auteurs qu’il se plaît à citer dans ses films. Dans Masculin Féminin, il cite par exemple Maurice Merleau-Ponty :

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15Paul ne serait-il pas une figure de l’écrivain godardien ? Il écrit sur son temps tout en gardant une distance critique. Il est une sorte d’avatar du réalisateur à travers lequel il interroge son temps. Le texte qu’il récite pourrait d’ailleurs s’analyser comme une préface aufilm : nous allons en effet suivre des personnages vingt-quatre heures sur vingt-quatre et les écouter nous raconter leur vie. De plus, Paul va devenir enquêteur pour l’IFOP (L’Institut Français d’Opinion Publique). Son travail, comme il l’explique, est de poser des questions aux Français : « Pourquoi les aspirateurs se vendent mal ? Est-ce que vous aimez le fromage en tube ? Est-ce que vous aimez les robes courtes ? » Ces questions sont supposées révéler les préoccupations des Français, traduites ensuite sous forme de statistiques. En plus de les moquer, Godard dénonce la banalité et l’absurdité de ces questions qui ne reflètent en rien l’état d’esprit d’une époque :

Peu à peu, au cours de ces trois mois, je m’aperçus que ces questions, souvent, loin de refléter une mentalité collective, la trahissait et la déformait. Les enquêtes et les sondages oublient leur vraie mission qui est l’observation du comportement et partent, à la place, insidieusement, à la recherche d’un jugement de valeur. Je découvris ainsi que toutes les questions que je posais à n’importe quel français traduisaient en fait une idéologie qui ne correspondait pas aux mœurs actuelles mais à celles d’hier, du passé. Il me fallait donc rester vigilant et quelques notions, récoltées au hasard, me servirent de point de repères. Un philosophe est un homme qui oppose sa conscience à l’opinion, être une conscience, c’est être ouvert au monde. Être fidèle, c’est faire comme si le temps n’existait pas. La sagesse, ce serait si on pouvait voir la vie, vraiment voir. Ce serait ça la sagesse. 

16À son tour Godard vise ici une forme sagesse en observant la jeunesse comme il observerait la vie, c’est à dire sans ornements. Lorsque Paul questionne Elsa Leroy, Mademoiselle Âge Tendre 1965, c’est en fait Godard qui, par le biais d’une oreillette, lui indique les questions à poser. C’est le réalisateur qui interroge directement une icône éphémère créée par l’époque, « un pur produit de consommation », et qui met en perspective son discours formaté en lui posant des questions auxquelles elle ne sait pas répondre. Son attitude est à mettre en parallèle avec l’une des phrases de Madeleine : « Donnez-nous la télévision et le loto, mais délivrez nous de la liberté. » Godard met en relation la liberté illusoire qu’offre la consommation de masse avec le désintérêt latent pour l’engagement politique ou les questions sociales. La jeune miss ne sait pas citer un pays en guerre tandis qu’Élisabeth ne sait que penser de la démocratie :

J’ai engagé des jeunes. Ils m’ont intéressé, alors j’ai fait des choses sur eux. Ce que l’on voulait faire avec eux n’avait aucune importance, je les ai fait parler. Je crois que l’on peut dire que c’est un film d’enquête, mais alors d’enquête très poussée, en ce sens que tout se passe au niveau de l’enquête. Chaque fois que les jeunes gens parlent entre eux, ils enquêtent ; le garçon enquête sur la fille, même lorsqu’il lui parle d’amour c’est une sorte d’enquête l’un sur l’autre. Ils enquêtent autour d’eux. Moi j’enquête sur eux. Eux-mêmes sont à la quête les uns des autres, c’est une sorte d’enquête perpétuelle2.

17Le dialogue est essentiel dans le dispositif Godardien. C’est par lui que se développent les grands thèmes de son époque. La consommation, la politique, l’engagement, le sexe. Madeleine voudrait « baiser » avec Paul mais ne surtout pas tomber amoureuse. Il était rare à l’époque qu’un personnage, en particulier féminin, aborde aussi crument la sexualité. Les garçons en font des plaisanteries potaches, comme lorsque Paul plaisante sur la sexualité de La Dame aux camélias ou qu’il taquine Madeleine en lui confiant « beaucoup aimer son style de poitrine ». Le fait que le personnage soit incarné par Chantal Goya ajoute à la provocation. Pour les spectateurs de l’époque, elle n’est pas une actrice mais une idole yé-yé. Ses titres accompagnent par ailleurs le film et nous la voyons même enregistrer une chanson. Godard joue ainsi sur l’ambiguïté : elle est une chanteuse interprétant son propre rôle. Elle n’est simplement plus Chantal mais Madeleine. Chantal est déjà « un produit de consommation » tandis que Madeleine aspire à l’être. Le choix de Chantal Goya participe de l’identification même du personnage de Madeleine, mais aussi de l’identification d’une époque. Elle est en ce sens un double symbole, à la fois cinématographique et culturel.

18Notons que les « enfants de Marx » s’engagent contre la guerre en peignant « paix au Vietnam » sur une voiture officielle américaine tandis que les femmes tuent. Au début du film, une femme tue ce que l’on suppose être son ancien mari pour récupérer son enfant. Dans le métro, une autre femme est confrontée aux propos misogynes d’un homme qu’elle abat sans autre forme de procès. Enfin, la mort de Paul est peut-être liée à la dispute qu’il venait d’avoir avec Madeleine et Élisabeth. Celles-ci lui auraient proposé d’aménager ensemble dans son nouvel appartement. Paul, amoureux de Madeleine, n’aurait pas supporté la présence constante d’Élisabeth entre eux. Les femmes sont donc directement ou indirectement des meurtrières. Elles ont un comportement agressif et dominateur. À l’inverse, les hommes semblent retourner cette violence contre eux-mêmes, qu’il s’agisse du suicide de Paul ou bien de cet homme qui se plante un couteau dans le ventre. Les hommes sont présentés comme des victimes.

Le titre du film évoque déjà cette confrontation entre hommes et femmes. Les garçons en font une plaisanterie :
— « Tu as remarqué, dans « masculin », il y a « masque » et « cul » !
— « Et dans féminin ? » 
— « Dans féminin, il n’y a rien ! »

19Or les femmes sont au cœur du récit. L’évolution des mœurs passe par le statut de la femme. Ici, Madeleine est une chanteuse qui enregistre son premier disque. Elle est au cœur de la consommation. Pourtant à la fin, elle est aussi confrontée au choix de l’avortement.En 1960, les femmes n’avaient pas encore accès à l’interruption volontaire de grossesse. Madeleine représente cette génération du progrès confrontée aux limites de celui-ci. Sa réaction montre son incapacité à réagir sur le moment : « Bah je sais pas, j’hésite. Élisabeth m’a parlé de tringles de rideaux. »

20Le discours de Godard ne sépare pas grossièrement garçons et filles, il montre comment l’époque les fait évoluer différemment. Nous pourrions croire les personnages féminins étrangers à toute problématique sociale ou politique. Or le film se conclue justement sur une question purement féminine – le dernier carton présente d’ailleurs le mot « féminin » avec lequel le réalisateur créé le mot « fin ». Cela revient-il à dire que c’est la fin d’une certaine conception de la féminité ? Le réalisateur ne juge pas, il prend acte que les temps changent. Les garçons ne sont pour le moment que des héritiers politiques qui se cherchent intellectuellement ; ils sont en formation. Les filles, elles, sont déjà formatées ; pourtant, elles sont au centre d’une révolution culturelle ; elles en sont l’emblème. Godard ne fait donc que montrer ce changement au cinéma. La fiction est un prétexte à l’étude sociologique.


***

21Il convient toutefois de relativiser l’aspect documentaire de Masculin Féminin. Godard réalise un film sur une génération à laquelle il ne connaît rien ou presque. Il essaie d’en déchiffrer les codes et les mœurs. À la manière d’un documentariste, il essaie de capter un mouvement invisible, un état social que seule la pellicule peut révéler. Cependant, il est bien obligé de passer par la mise en scène de personnages de fiction supposés incarner les différents pôles de la génération qu’il filme. Masculin Féminin reste un film de fiction inspiré par le documentaire. Il est en quelque sorte le premier essai cinématographique de Godard. Le réalisateur n’aspire pas à faire du cinéma-vérité. Il en reprend les usages et la forme pour y révéler sa vérité. Edgar Morin écrit à propos de Masculin Féminin : « Jusque-là, on pensait que l’au-delà de la fiction était le documentaire, et que l’au-delà du documentaire était le film de fiction. Ici, avec MF, nous sommes en même temps au-delà du réalisme de fiction et du cinéma-vérité documentaire, c’est pour moi la première réussite de ce cinéma-essai qui depuis des années se cherche3. »

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