Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Novembre-Décembre 2013 (volume 14, numéro 8)
titre article
Myriam White‑Le Goff

Gaston Paris : la critique entre science & création

Ji‑hyun Philippa Kim, Pour une littérature médiévale moderne, Gaston Paris, l’amour courtois et les enjeux de la modernité, Paris : Honoré Champion, coll. « Essais sur le Moyen Âge », 2012, 216 p., EAN 9782745323736

1L’ouvrage se présente comme une réflexion tant sur le travail que sur la personnalité de Gaston Paris, fils de Paulin Paris. En ce sens, il s’inscrit à la fois dans une approche bio‑problématique qui a un temps été décriée et dans la méta‑critique qui peut être perçue comme une démarche universitaire ou intellectuelle plutôt nombriliste. Toutefois, l’auteur montre combien les éléments biographiques sont essentiels à la compréhension de certains traits novateurs et non seulement combien la personnalité de Gaston Paris est importante dans l’histoire de la critique — ce dont on ne doutait pas ! —, mais encore combien sa démarche est représentative de certaines tendances et révolutions contemporaines. Il est le chef de file de la deuxième génération de médiévistes, d’après 1850.

2Après l’introduction, le volume se divise en quatre parties : la première est consacrée à la « décadence : fin d’un monde, commencement d’un autre », la deuxième aux « amitiés intellectuelles de Gaston Paris », la troisième à « l’amour courtois de Gaston Paris : entre le bizarre et le naturel » et la quatrième à « Gaston Paris et ses contemporains : à la recherche d’une synthèse ». L’ensemble est suivi d’annexes, comportant la correspondance de Gaston Paris avec le Vicomte Melchior de Vogüé, avec Paul Bourget ou Sully Prudhomme (on appréciera particulièrement la « conférence à des dames sur l’importance de la littérature pour ces dernières », dont on dira qu’elle est le signe du passé…). Le volume se clôt sur un index et une bibliographie organisée.

Romantisme, amour courtois & Décadence

3L’un des axes de l’analyse est la façon dont l’approche de Gaston Paris s’émancipe du romantisme qui formait une traditionnelle symbiose avec les études médiévales dans la première moitié du xixe siècle, jusqu’à une rupture que l’auteur situe vers les années 1860. Il voudra notamment recourir à une approche plus scientifique de la littérature, ce qui ne doit pas occulter la possibilité d’allier étude critique et littérature créative. Ainsi, la littérature créative contemporaine met au premier plan les références médiévales. La démarche ne s’inscrit pas contre le romantisme (p. 13) mais refuse d’envisager la littérature médiévale sous cet angle.

4Ji‑hyun Philippa Kim s’étonne à juste titre que l’invention du concept d’amour courtois ne remonte précisément pas à l’époque des romantiques, mais bien plutôt à l’ambiance des années 1880, contrairement à ce qu’on a souvent prétexté pour critiquer le concept, dans la mesure où il serait l’expression de la projection des romantiques sur la littérature médiévale. L’amour courtois semble bien davantage un produit de la Décadence. De fait, le mouvement décadent s’appuie sur un constat pessimiste de crise et de dégénérescence, tel qu’on peut le trouver chez Schopenhauer, par exemple. Pour autant, en dépit de ce point de départ, l’école décadente n’a pas une unité absolue et se caractérise plutôt par ses frontières : « la Décadence comme ambiance et comme école littéraires englobe par conséquent toute tentative qui se heurte à ses propres limites et aborde sans cesse l’impossible » (p. 29). En ce sens, la Décadence devient porteuse d’espoir, dans la volonté exprimée d’élaborer un nouveau monde social. « Plus qu’une école, […] il s’agit d’un mouvement, d’une énergie, d’une tension qui se manifeste dans l’écriture » (p. 32). Elle occupe « le clivage entre l’esthétique classico‑romantique et l’esthétique moderne » (p. 34). Dans cette dynamique, le Moyen Âge que regarde Gaston Paris devient « matière moderne » (p. 34), « qui peut se réécrire dans la langue et à la lumière de la nouvelle science positiviste » (p. 34). L’idée d’amour courtois n’est plus simple projection fantasmatique, romantique ou victorienne, pouvant donner lieu à des interprétations erronées, mais le nom d’un jeu littéraire médiéval.

C’est là que réside la dimension historique et scientifique de la méthode de Gaston Paris. Pour que le projet tienne debout, il fallait que le concept moderne de l’amour courtois soit une décadence, puisque s’il avait été un progrès, on ne se soucierait pas du passé. Aussi se dote‑t‑il dans l’esprit de Gaston Paris de l’image de l’amour moderne décadent, dépeint dans les œuvres de Paul Bourget et dans les lettres de Sully Prudhomme comme l’amour‑culture raffiné de sa propre ère. (p. 127)

En attachant les épithètes « décadent », « bizarre », « raffiné » à l’amour courtois, Gaston Paris présuppose qu’il existe un état antérieur à la décadence qui définit cet amour. Aussi fait‑il revivre comme un fantôme à côté de lui le mirage de son antécédent « naturel », « pur », « simple » mais « puissant ». Il crée donc, dans la tentative de lui assigner une explication, une fiction autour de l’histoire, qui peint la déformation d’un état d’origine utopique jusqu’à la disparition de cet état au cours de l’histoire ». (p. 163)

Philologie

5Ji‑hyun Philippa Kim rappelle le cheminement par lequel ce que nous nommons aujourd’hui histoire et littérature et leurs études respectives vont se dissocier, à la même période à laquelle Gaston Paris va développer ses travaux. La dissociation de l’histoire et de la littérature va passer, entre autres, par le développement d’une discipline se présentant comme scientifique et qui s’appliquera à la littérature : la philologie, dont Gaston Paris est l’un des jeunes représentants aux côtés de Paul Meyer. Gaston Paris applique en matière d’édition la méthode de Lachmann, en vue de l’étude philologique la plus rigoureuse possible. De fait, « selon Joseph Bédier, ce que Gaston Paris apporte de nouveau, c’est le sentiment, inconnu jusqu’à lui, de la largeur avec laquelle le travail scientifique doit être abordé » (p. 41). D’ailleurs, Gaston Paris, lui‑même, semble avoir entretenu cette image de lui‑même, notamment pour confirmer non seulement son anticléricalisme, mais, plus radicalement, son esprit anti‑religieux, comme l’exigeait l’air du temps. Ainsi, Ji‑hyun Philippa Kim rappelle que la philologie est l’un des produits de l’histoire sociale. Sa naissance a en outre partie liée avec le sentiment développé par Jacob Grimm que « le génie d’un peuple s’exprime plus dans sa langue, qui est une création collective, que dans la création individuelle qu’est sa littérature » (p. 18). D’ailleurs, cette conception a d’autant mieux imprégné Gaston Paris qu’il a fait une partie de ses études en Allemagne.

Critique ou littérature d’invention

6Ji‑hyun Philippa Kim fait preuve d’une grande lucidité dans le constat tellement évident mais si rare que « si la critique a voulu voir un divorce entre les études scientifiques de la littérature médiévale depuis Gaston Paris et la littérature créative, il est temps de faire disparaître cette barrière et de suivre le dialogue qui n’a cessé de se poursuivre entre elles » (p. 47). L’auteur en veut pour preuves les apports des amitiés littéraires de l’homme à sa méthode scientifique. Gaston Paris entretenait des relations privilégiées avec différentes figures de son temps, notamment à l’occasion de salons qu’il tenait, tant pour ses élèves destinés à devenir des romanistes de premier plan dans différents pays que pour des personnalités du monde des arts et des lettres. De l’influence de Paul Bourget, Gaston Paris retiendra l’idée de la décadence comme un état de décomposition, né de la saturation de la civilisation. L’invention de l’amour courtois, dans cette mesure, est la réinvention du désir d’aimer et de vivre que le monde moderne aurait perdu et dont il serait nostalgique. Paul Bourget partage encore avec son ami une certaine image de la femme, fascinante, notamment par sa beauté, mais dont la place n’est pas la même que celle de l’homme. Elle est, au mieux, complémentaire de l’homme, voire inférieure à lui, et l’amour qui les lie ne saurait mieux se définir que par rapport au mariage pourtant constamment mis en doute, ce qui induit la nécessité de l’adultère pour satisfaire le besoin d’aimer propre à la femme. L’amour tel que le définit Paul Bourget, « un concept social, culturel et intellectuel vide de sens, que l’on se doit de raffiner et de remplir à travers l’activité épistolaire, l’art, la conversation, non pas entre les deux sexes, mais pour chacun des deux de son propre côté » (p. 81), a effectivement beaucoup à voir avec la conception de l’amour courtois que les médiévistes héritent de Gaston Paris. L’auteur met encore en lumière l’influence de Sully Prudhomme sur Gaston Paris, en tant que poète et que philosophe. C’est d’un point de vue décadent que le critique propose aux littérateurs contemporains qui souffrent du vieillissement de leur société le souffle supposé juvénile et spontané de la littérature médiévale. Jules Michelet jette une lumière d’historien sur la question : l’âme, partie féminine de l’homme, et la pensée, la raison ou la science, partie masculine, seraient détachées à l’époque où il écrit, ce qui compromettrait la vie spirituelle de l’humanité. Elle ne pourrait trouver un remède à cet état de décadence que par le véritable amour. De même, pour Gaston Paris, l’amour courtois aurait été inventé pour lutter contre la décadence de l’amour. Ji‑hyun Philippa Kim éclaire la réception de Wagner par Gaston Paris, qui estime que son Tristan n’a modifié que le type de musicalité de ses sources, non leur profondeur sentimentale. Auprès de Frédéric Mistral, Gaston Paris apprend la synthèse des valeurs anciennes et modernes qu’il utilise dans l’élaboration de son amour courtois.

7Il faut préciser que nombre de ces influences ou convergences de préoccupations entre les idées de Gaston Paris et celles de certains grands hommes de son temps sont de l’ordre de l’inférence ou de la supposition car il semble exister assez peu de traces explicites à ce sujet.

8Par l’évocation de ces échanges et influences, l’ouvrage de Ji‑hyun Philippa Kim est enrichissant non seulement concernant la figure de Gaston Paris, mais aussi sur l’activité tant intellectuelle qu’artistique que son temps ou sur la littérature médiévale elle‑même.

La matière arthurienne

9Ji‑hyun Philippa Kim s’étonne à juste titre du fait que Gaston Paris ait consacré si peu de son étude à la matière arthurienne, malgré différents effets d’annonces à ce sujet. En réalité, Gaston Paris oppose l’amour de Lancelot à celui de Tristan, au sens où l’amour courtois « est un art, une science, d’ailleurs un art “raffiné”, qui a ses règles comme la chevalerie ou la courtoisie » (p. 110), contrairement à l’amour pulsionnel de Tristan. L’amour de Tristan ne gagne que progressivement en courtoisie au fil des réécritures françaises de la légende celtique. « L’amour courtois, ainsi perçu, renferme l’opposition entre l’ancien et le moderne, le barbare et le civilisé, l’individu et la société » (p. 130).

La démonstration & ses présupposés

10On apprécie la finesse et la prudence du propos qui met en lumière les nuances et, parfois, les paradoxes de la démarche de Gaston Paris. Le seul bémol est qu’à force de nuances, le lecteur perd parfois la finalité du propos de l’auteur qui semble par endroits un peu confus. Certains passages peuvent paraître un peu obscurs. Ainsi, j’ai eu peine à comprendre la phrase suivante : « [l’étude de la littérature médiévale ?] découvre ainsi dans la littérature un esprit, voire un écrivain contemporain » (p. 15). En soi, de tels exemples peuvent être relevés dans la majorité de nos études critiques. En l’occurrence, elle peut gêner la lecture, dans la mesure où elle est suivie par l’assertion suivante : « C’est sur cette idée qu’est fondée la présente étude » (p. 15). Ceci dit, il faut immédiatement revenir sur cette légère critique car l’ensemble du propos est clair et bien mené, ce qui permet d’éclairer les rares points obscurs au cours du développement. Autre point de détail, on s’étonne de lire « moyen âge » en minuscules dans tout l’ouvrage, alors que ce choix ne semble pas explicitement motivé.

11Au plan méthodologique, l’ouvrage est abondamment nourri de la critique anglo‑saxonne, toujours citée avec précision et traduite, ce qui en fait une source fiable pour chaque lecteur.

12On ne saura que saluer la forme de « courage » de l’auteur à revenir à certains éléments biographiques de Gaston Paris, alors qu’on a tant voulu — et souvent à raison ! – dépouiller la critique de toute infusion vitale. L’observation de l’itinéraire de Gaston Paris est non seulement intéressante au plan scientifique mais encore au plan « humain » puisqu’elle rappelle au chercheur une évidence aisément oubliée ou éludée : il n’existe aucune séparation étanche entre la recherche et la vie, même latéralement, même dans son intimité (l’auteur affirme : « j’étudierai les rapports entre le mouvement littéraire et la vie intime du philologue », p. 15). En ce sens, le volume peut être considéré comme d’intérêt littéraire, historique mais aussi sociologique voire anthropologique, tant il montre en quoi la démarche de Gaston Paris est bien celle d’un homme de son temps, inscrit dans une biographie singulière.

13On apprécie également le juste recul et la distance de l’auteur par rapport à l’hypothétique scientificité des études médiévales et littéraires, en général, sans pour autant revenir sur leur qualité et leur utilité. Une telle concession pourra être jugée scandaleuse par certains. Toutefois, il faut se rappeler combien la revendication de la scientificité des humanités est née d’un complexe d’infériorité absolument injustifié. En réalité, l’honnêteté de Ji‑hyun Philippa Kim paraît très juste et réjouissante puisqu’elle assume un retour à des humanités décomplexées et conscientes de leur noblesse propre. En ce sens, le volume est un véritable essai et est situé dans la collection appropriée.