Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Octobre 2013 (volume 14, numéro 7)
titre article
François‑Ronan Dubois

Investir l’écrit : l’usage communicationnel des écrits aux xviie & xviiie siècles

Pierre‑Yves Beaurepaire & Héloïse Hermant (dir.), Entrer en communication de l’âge classique aux Lumières, Paris : Classiques Garnier, coll. « Les Méditerranées », 2012, 347 p. EAN 9782812407895.

1Il est des questions qui pour être centrales n’en sont pas moins difficilement traitées. Indubitablement, celle de l’entrée en communication dans l’Europe de l’époque moderne est de celles‑ci. L’expression même recouvre des réalités fort différentes et, l’introduction de l’ouvrage par ses directeurs en témoigne, il est difficile de présenter uniment des problèmes fort divers : entrer dans le champ de la politique, communiquer avec une partie de la société, ce n’est sans doute pas tout à fait la même chose que de chercher à entrer en contact avec tel ou tel savant, au cœur de la Prusse ou du Dauphiné. Pourtant, les modes d’action politique, les usages de la République des Lettres et les pratiques privées participent bien d’une même mécanique, celle de la liaison réticulaire, et peut‑être d’abord interindividuelle, qui fonde les expériences collectives.

2Pour rendre compte de cette parenté, le présent ouvrage collectif, produit de l’ANR CITERE (Circulation, Territoires et Réseaux en Europe de l’âge classique aux Lumières), adopte une perspective résolument historique. Comme CITERE, il fait également le pari d’une élucidation européenne des mécanismes réticulaires évoqués : on y parcourt donc l’Espagne, la Prusse, l’Italie et la France. Cette perspective européenne n’implique pas nécessairement une méthode transnationale et nombre des cas étudiés s’inscrivent, au contraire, dans des réseaux locaux, ceux de la Provence ou du Dauphiné par exemple. La démarche est donc à la fois compréhensive et multiscalaire, une approche évidemment favorisée par le format de l’ouvrage collectif.

La tension entre communication individuelle & communication publique

3Première récurrence au sein des études qui composent l’ouvrage : celle de l’imbrication, dans de très nombreux cas observés, de la communication interpersonnelle et de la communication entre un individu, qui peut représenter un groupe, et le public — ou, à défaut de public, une forme de collectivité. C’est peut‑être dans le cas de Don Juan José de Austria que le phénomène est le plus frappant, tel qu’il est étudié par Héloïse Hermant dans « De l’information à la mobilisation. Lettres, libelles, réseaux dans la lutte de Don Juan José de Austria contre le valido Nithard (1668‑1669) ». Engagé dans une lutte contre le ministre de la reine, Don Juan entreprend de conquérir une légitimité politique en entrant dans les réseaux appropriés. C’est par l’imprimé, comme souvent, qu’il procède, en tirant profit de presses privées mises à sa disposition ; il commence donc à produire des écrits destinés aux principaux acteurs du champ politique. La communication est donc d’abord individuelle : Don Juan cible ses correspondants. Mais bien vite, les libelles circulent, se recherchent et s’achètent. D’autres groupes, par exemple les Bénédictins, viennent s’agréger à la campagne de Don Juan pour poursuivre leurs propres intérêts. Peu à peu, l’écriture de Don Juan s’adapte, elle se module en fonction de destinataires non seulement prévus, mais potentiels. Symptomatique de cet élargissement progressif de la communication individuelle à une sphère plus collective est le soutien populaire rencontré par le politique lors de sa marche vers Madrid, sous les encouragements du peuple.

4Bien sûr, cette extension est liée au caractère politique et officiel des écrits. De la même façon, la correspondance officielle de Catherine de Médicis, analysée par Matthieu Gellard est une machine complexe dont la fonction dépasse de loin la simple information personnelle. En écrivant à tous les acteurs politiques du royaume, la reine met en évidence son rôle dans la gestion effective des affaires ; en accompagnant ses lettres des lettres du roi, elle souligne sa légitimité. L’écrit politique, quand il introduit un nouvel acteur dans le réseau, on le voit, n’est pas seulement le véhicule d’une information personnelle : il est aussi un signe, pour la collectivité, de la place que cet acteur cherche à occuper. En cela, sa production, son existence même, indépendamment de son contenu, sont un signal adressé à l’ensemble des destinataires potentiels, au‑delà du destinataire effectif.

5Il en va de même dans les nombreuses correspondances de savants étudiées. Ainsi Jean Boutier, dans « Gottfried Wilhelm Leibniz et Étienne Baluze : l’impossible “République des Lettres” (1672‑1716) », souligne avec quelle régularité Leibniz fait la liste de ses correspondants à un tiers, lorsqu’il cherche à le convaincre de servir d’intermédiaire entre lui et Baluze. En d’autres termes, être en communication avec un tel ou un tel, c’est jouir d’un capital symbolique dont il s’agit de faire la publicité. Évidemment, l’on n’est pas à l’abri d’un échec, et Leibniz en fera l’expérience en se heurtant au silence de Baluze ; mais du moins y a‑t‑il là une pratique réglée.

6C’est que la correspondance savante, comme, dans une certaine mesure, la correspondance politique, implique très souvent plus de deux personnes. Entre deux correspondants, il existe d’abord, au moment d’entrer en communication, de nombreux intermédiaires. Ces intermédiaires peuvent continuer d’accompagner la correspondance ainsi formée, comme le souligne Alain Cantillon dans « 1686, Leibniz‑Arnauld. Une entrée en communication ». La plupart du temps, cependant, leur rôle est plus ponctuel : ils négocient un premier contact entre deux individus. Jamais la correspondance n’est séparée du réseau qui l’a rendue possible et lui donne son sens.

7De cette omniprésence de la dimension collective des communications, il ne s’en suit pas qu’elles soient toutes dénuées d’aspects personnels. Dans sa contribution de clôture intitulée « To enter in Communication is to uphold a Friendhsip. Affectivity and the Communication of Knowledge between Dominique Chaix and Dominique Villars, 1772‑1779 », Kenneth Loiselle montre que dans certains cas, les phénomènes que nous venons d’observer s’accompagnent d’un lien personnel très fort. Pour le savant de province, la communication épistolaire rompt un isolement qui peut être douloureux et conserve proches des amis désormais éloignés dans l’espace géographique.

8L’entrée en communication est donc un investissement important : elle intègre l’individu dans une collectivité et lui impose les règles du réseau. En fait, le caractère collectif de la communication, même quand ses outils ne sont pas publiés, comme dans le cas de nombreuses correspondances, impose à l’individu des stratégies relationnelles qui prennent en compte des destinataires surnuméraires. Si elle est centrale dans les cas de Don Juan ou de Luisa de Pardilla, comme l’analyse Marie‑Laure Acquier dans « Noblesse vertueuse, voix de femmes. Entrées en communication, stratégie d’écriture, “posture” d’auteur chez une femme aristocrate en Aragon (sur la Nobleza virtuosa, de Luisa Padilla, Saragosse, 1637) », la question de la publication ne saurait servir à opposer simplement relations privées et relations publiques.

Espaces transnationaux, nationaux & provinciaux

9Un autre point important est celui de l’ampleur géographique des réseaux. Ou, pour être plus précis, de l’ampleur géographique de leur analyse. Nombre de contributeurs soulignent en effet l’attention quasi exclusive accordée, dans la littérature critique, aux acteurs principaux des affaires politiques ou culturelles des époques considérées. Nous ne manquons certes pas d’analyses de la correspondance et des stratégies sociales des grands philosophes des Lumières ou des principaux souverains de l’âge classique. Mais la communication est loin de n’être l’affaire que des grands noms et l’ouvrage prend le parti de varier l’échelle des études.

10Bien sûr, les communications transnationales existent. Nous venons de le voir avec le cas de Leibniz et de Baluze ou Arnauld. Ces communications transnationales tiennent évidemment à la mobilité des acteurs de la République des Lettres. C’est ce qu’étudie par exemple Gilles Montègre, dans « Voyage et entrée en communication à l’époque des Lumières. La correspondance italienne de François de Paule Latrapie ». En fait, il n’est pas rare que la rencontre physique entre deux correspondants constitue un préalable nécessaire à une communication épistolaire, de sorte que cette entrée en communication peut se faire en deux temps : se voir, d’abord, s’écrire, ensuite. La circulation des personnes constitue donc un excellent préalable à la circulation des écrits et les années parisiennes de Leibniz jouent un rôle considérable dans sa correspondance.

11Plus nationales sont les communications d’ordre politique, souvent inscrites dans des périodes d’instabilité du pouvoir. Elles sont nationales, même, à un double titre : d’abord parce qu’elles circulent dans l’espace d’un ou de plusieurs royaumes compris comme une entité politique cohérente, ensuite parce qu’elles tendent précisément à fonder l’unité des royaumes. En écrivant aux acteurs politiques de France, Catherine de Médicis cherche de fait à diffuser son pouvoir sur l’ensemble du territoire, de même que la campagne de Don Juan gagne peu à peu en puissance et se concrétise dans une marche, qui incarne matériellement son entreprise de réunion. Naturellement, cette stratégie d’unification d’un territoire peut prendre des accents transnationaux, comme le remarque Anne Baillot dans « Louis de Beausobre, entre cour et Académie. La correspondance d’un intellectuel francophone en Prusse au xviiie siècle ». Mais la stratégie culturelle de la Prusse, pour impliquer des rapports étroits avec la France et la francophonie, n’en est pas moins une stratégie de construction nationale, comme le sont plus largement les recrutements des académies allemandes, ainsi que le remarque Charles‑Henri Depezay dans « Une entrée en communication illustrant les différentes dimensions de l’Aufklärung. Georg Christian Crollius et l’Académie des sciences de Mannheim ».

12Mais ces grands mouvements ne doivent pas occulter les communications plus locales. Parfois, de la même manière que la Prusse cherche à se distinguer dans une relation dynamique avec d’autres espaces, les réseaux locaux se construisent en contrepoint des réseaux nationaux et transnationaux. L’exemple le plus marquant est celui des loges maçonniques lyonnaises, étudiées par Pierre‑Yves Beaurepaire. En s’opposant à Paris, Lyon se constitue à la fois comme un espace local indépendant et comme un nœud dans le réseau maçonnique international. De la même façon, certains érudits servent de portiers entre l’espace local et un espace plus vaste. C’est le cas de Louis Gérard, décrit par David Rousseau dans « De l’érudit local au savant reconnu. L’entrée en communication des érudits provençaux avec le docteur Louis Gérard ». De pareils portiers diffusent l’information dans les sous‑réseaux locaux, dont les fonctionnements communicationnels ont par conséquent partie liée avec ceux des réseaux plus vastes. Le cas de Chaix et Villars, déjà évoqué plus haut, constitue un point extrême de cette localité : ici, le réseau local tend à épuiser l’activité des deux correspondants.

13On le voit, l’entrée par des figures mineures permet non seulement de redonner aux fonctionnements locaux l’attention qu’ils méritent, mais également de décrire le fonctionnement pour ainsi dire ordinaire des circulations nationales et transnationales. Naturellement, une pareille perspective souffre d’un inconvénient majeur : il arrive souvent que les correspondances de ces acteurs mineurs soient beaucoup moins bien conservées que celles des figures de premier plan. L’historien doit donc reconstruire en négatif, à partir des quelques pièces survivantes, un réseau dont les contours demeurent toujours difficiles à tracer.


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14On l’aura compris, malgré la diversité des cas étudiés, cet ouvrage collectif se distingue par sa cohérence, née de la récurrence des problèmes observés. Qu’il s’agisse de l’opposition entre acteurs majeurs et acteurs mineurs, de la variation des échelles d’analyse, de la tension entre communication privée et communication publique, de l’implantation des acteurs d’un réseau dans un territoire donné, nombreux sont les traits remarquables qui permettent de dessiner les contours d’un phénomène finalement moins divers qu’on ne l’avait d’abord supposé. Entrer en communication, c’est se ménager une place avec des auxiliaires, puis donner un sens à sa propre situation dans un réseau donné.

15Hélas, la lecture de cet ouvrage important n’est pas toujours des plus aisées. Ainsi regrettera‑t‑on que le format réduit de la contribution ne permette pas toujours aux auteurs de fournir toutes les explications qui rendraient le propos perméable aux non‑spécialistes. Des cas aussi spécifiques que l’histoire maçonnique lyonnaise sont condamnés à demeurer un peu obscurs. Fort heureusement, la cohérence de l’ensemble permet de mettre à profit même les analyses les plus circonstanciées. Plus regrettable à vrai dire est l’absence de formalisation des réseaux étudiés. Il y aurait sans doute un profit à tirer de l’utilisation d’outils mathématiques, statistiques et informatiques pour cartographier les réseaux, en montrer l’ampleur, les connexions, identifier les figures centrales, les portiers, les points isolés. Nul doute que le recours à une semblable formalisation mettrait en évidence d’autres régularités et permettrait de poursuivre l’analyse.

16Toujours est-il que ces regrets n’ôtent rien aux mérites de cet ouvrage, qui s’ouvre sur un état de la question dense pour développer l’ampleur et la variété de ses analyses. Il marque une étape importante dans la compréhension des réseaux communicationnels de l’âge classique et des Lumières.