Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Septembre 2013 (volume 14, numéro 6)
titre article
Catherine Nicolas

De quoi rêvent les romans ?

Mireille Demaules, La Corne et l’ivoire. Etude sur le récit de rêve dans la littérature romanesque des xiie et xiiisiècles, Paris : Honoré Champion, coll. « Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge », 2010, 707 p., EAN 9782745321015.

1La corne ou l’ivoire ? Le beau titre que Mireille Demaules emprunte à l’Odyssée (p. 115)pour son ouvrage sur le récit de rêve dans la littérature romanesque des xiie et xiiie siècles1 ne recouvre pas une simple distinction entre le songe‑signe‑des‑dieux et le songe‑illusion‑trompeuse ; il apparaît comme un programme de lecture, qui engage la question de la vérité et de son dévoilement, et revendique comme prémisse l’absence de solution de continuité entre Antiquité et Moyen Âge à propos non seulement des rêves, mais aussi du commentaire et de la glose comme méthode intellectuelle. Pour faire l’histoire du songe comme motif littéraire, la démarche, qui s’annonce herméneutique, multiplie les approches en mêlant les outils littéraires et rhétoriques à ceux de l’anthropologie et de la psychanalyse freudienne : les premiers permettent de confronter les représentations littéraires avec les discours à visée pratique (clés des songes) et avec les discours théoriques héritiers du platonisme ou de l’aristotélisme, tandis que les seconds apportent un outil de compréhension du rêve en suivant l’idée que les mécanismes du rêve ne sont pas sans lien avec ceux de la création poétique. On ne peut que souligner la pertinence de ces points de vue multiples et leur efficacité, associés à l’histoire des idées et aux théories antiques, dans l’approche du rêve et de la subjectivité romanesque médiévale. Le corpus embrassé — afin de proposer pour le roman un travail comparable à celui qu’H. Braet avait fait pour la chanson de geste — est soigneusement répertorié dans des annexes très utiles qui listent en fin d’ouvrage les songes dans les romans des xiie et xiiie siècles (romans antiques, romans de Chrétien de Troyes, Lais, LancelotGraal, Flamenca,…), mais aussi les songes et les discours sur le songe dans la Bible. Ces listes commencent partiellement, dans le domaine du roman et de la Bible, le répertoire des rêves qu’Alain Corbellari appelait de ses vœux dans l’ouvrage qu’il a dirigé avec Jean‑Yves Tilliette2, mais elles révèlent du même coup la délimitation un peu vague du corpus d’étude de M. Demaules : si on s’étonne de trouver la Chanson de Roland et la Vie de saint Thomas Beckett parmi les romans, on s’interroge bien davantage sur l’absence du Haut Livre du Graal (et du si problématique songe de Cahus), du Tristan en prose et de quelques autres romans dont l’analyse aurait nourri l’étude avec profit. Les trois index permettent une recherche par rêveur, par auteur ancien ou par auteur moderne.

2Dans son premier chapitre, M. Demaules complète à nouveaux frais les travaux lexicologiques existants sur les désignations de l’expérience onirique (vision/avision, songier/resver, pantaisier), en particulier grâce aux hypothèses judicieuses qu’elle propose sur l’origine et l’évolution sémantique de resver, et sur la composition de la famille de mots à laquelle le verbe appartient. C’est à partir de cette analyse très fine qu’elle peut définir précisément son objet, en ajoutant aux songes proprement dits, survenus pendant le sommeil, des expériences hybrides de vision spirituelle. Parmi les règles d’écriture du récit de songe et les éléments topiques étudiés (temps, espace, seuils), nous retiendrons en particulier son analyse suggestive de l’emploi des temps verbaux et de leurs valeurs sémantiques. Discutant les hypothèses de J.‑D. Gollut3, M. Demaules revient avec profit sur la valeur du présent de l’indicatif dans la représentation vive et l’évocation hallucinatoire. D’une part elle retrouve dans le cadre rhétorique du récit de rêve défini par la tradition poétique les éléments d’« une saisie intuitive très profonde des mécanismes du rêve » (p. 112) ; d’autre part, elle montre comment le récit de songe, avec ses effets de discontinuité et d’absurdité apparente, peut être le révélateur des processus de l’écriture poétique.

3Les chapitres suivants sont organisés autour de corpus avec pour horizon commun la question de la vérité et de son dévoilement : songe et mythe (romans antiques), songe et mensonge (romans courtois), songe et vérité religieuse (Estoire et Queste del Saint Graal), songe et vérité romanesque (LancelotGraal).

4M. Demaules rappelle l’absence de solution de continuité entre l’Antiquité et le Moyen Âge : le legs théorique (Platon, Macrobe) — repris par la pensée chrétienne — et la pratique du commentaire et de la glose permettent la transmission et le remodelage de la pensée antique. Soulignant le lien heuristique entre le songe et le mythe pour expliquer que les deux formes sont également efficaces dans le dévoilement des mystères qui échappent à la raison et au logos, elle dégage, dans les romans antiques, un mouvement paradoxal de rationalisation et de conservation des mythes anciens qui ouvre le champ à leur survie poétique. Le songe est présenté comme un lieu commun littéraire qui reprend et réélabore l’enseignement de mythes universels (Œdipe, Narcisse, Troie) pour en faire un enseignement moral qui porte à la fois sur l’histoire de l’humanité et sur celle de l’individu. La perspective psychanalytique que l’auteur suit tout au long de cette partie est particulièrement opératoire pour montrer comment les mythes antiques travaillent les songes romanesques et en approfondissent le sens : mythe d’Œdipe dans le songe d’Ulysse et les apparitions d’Anchise à Enéas et de Diane à Brutus, mythe de Narcisse dans le songe de la reine des Amazones, mythe de l’origine et de la création dans le songe d’Alexandre. Dans une belle démonstration, M. Demaules expose par exemple comment le songe d’Ulysse est à la fois l’annonce du parricide et le ferment d’une résolution victorieuse du conflit mythique par le rétablissement de l’ordre des générations.

5Le troisième chapitre aurait pu être intitulé « songe et merveilleux » ou « songe et fiction poétique » car, comme le précédent, il confronte deux notions pour en penser l’homologie et reposer la question de la vérité. Selon M. Demaules, dans le roman courtois, qui multiplie les occurrences de la rime songe/mensonge, la matière du rêve s’épanche dans la fiction4 et les usages du merveilleux traversent les mêmes lieux que l’onirisme. Dans l’écriture de Chrétien de Troyes, elle isole, après Daniel Poirion, les processus caractéristiques du travail du rêve (déplacements qui favorisent la symbolisation et la condensation) et rend perceptible la façon dont se fait, autour du lit périlleux, un « épanchement de l’onirisme dans le merveilleux » (p. 200). Elle met en évidence chez Marie de France un « état d’onirisme diffus » lié au contenu mythique voilé, et soutient, à partir du Bel Inconnu, l’influence génétique que peut avoir le rêve sur la production de scénarios merveilleux. La dernière partie du chapitre se consacre plus précisément au songe amoureux, entre vérité et mensonge, à partir d’exemples tirés de Flamenca et de Tristan et Yseut. Le songe amoureux, que l’on pourrait classer a priori dans la catégorie de l’insomnium puisqu’il représente un désir humain dont la signification ne fait aucun mystère, peut être le lieu de la représentation d’une vérité secrète, celle de la passion courtoise, de ses impasses et de ses non‑dits. Selon M. Demaules, pour Flamenca, le songe amoureux est un mode d’échange télépathique et de partage de la joie entre les amoureux tandis que celui de Guillaume s’apparente à la visio et transpose dans le domaine profane et érotique le modèle des songes bibliques. Quant au songe d’Yseut, en apportant une préfiguration symbolique du dénouement fatal, il est présenté comme un songe d’essence prophétique capable de dire le vrai de l’amour même s’il ne fait pas l’objet d’une interprétation.

6Inspirés des songes bibliques, qui leur fournissent schémas narratifs et images symboliques, les songes du LancelotGraal ont une indéniable valeur de vérité. Dotés du nimbe sacré hérité de la Bible, ils s’émancipent pourtant de leur modèle, qui fonctionne comme un tremplin pour l’imaginaire et permet à l’écriture romanesque de trouver son autonomie dans la forme prose. Le songe sert de levier spirituel pour mener les rois païens de l’Estoire del Saint Graal à la conversion. L’étude des songes du roi Label, en particulier, très finement menée, présente la conversion comme un lent processus de maturation intérieure jalonnée par les songes qui en sont le signe et dont l’enchaînement dessine un itinéraire spirituel allant de la prédestination à la rédemption. M. Demaules voit dans le récit de l’expérience visionnaire un mode d’écriture proche de la confidence ou de la confession, qui dépeint la transformation intérieure d’une âme entrant en dialogue non seulement avec un interprète mais aussi avec elle‑même. La comparaison avec le songe de la reine Jandrée dans le Perlesvaus, mais aussi et surtout la confrontation des ces récits avec les expériences mystiques ou extatiques rapportées par ailleurs dans la littérature spirituelle explorerait ici avec profit l’influence du discours mystique sur l’écriture romanesque. Mais, fidèle à son approche anthropologique, M. Demaules préfère — non sans pertinence — mener la comparaison avec les rites initiatiques magico‑religieux dans la lignée de Mircea Eliade, et étudier, dans les songes de Nascien, de Mordrain et de Perceval, les différents degrés de mutation ontologique des personnages dans l’épreuve qu’ils doivent affronter. Le songe est replacé dans la hiérarchie des expériences mystiques en dessous de la vision et de l’extase. M. Demaules remarque avec raison que Galaad n’a pas de songe — seuls les réprouvés de la quête du Graal en ont — et que le songe sert à éclairer la hiérarchie spirituelle des chevaliers. Elle ajoute que, lorsque les personnages sont proches de l’élu dans la hiérarchie, la fonction oraculaire du songe s’estompe au profit d’une représentation du libre arbitre de l’homme.

7Les deux chapitres suivants sont un peu à part dans le plan de l’ouvrage qui explorait jusque là les textes chronologiquement et par corpus. Le cinquième propose une typologie des interprètes et des interprétations (oniromancie inspirée vs oniromancie artificielle) avant de présenter une belle analyse du langage symbolique des songes. En s’appuyant sur les champs hiérarchisés du savoir qu’elle emprunte aux encyclopédies médiévales, M. Demaules délimite, après Freud, un fonds symbolique commun aux contes, aux songes et aux mythes. Dans les romans, l’interprétation de ce langage du songe n’est jamais figée ; elle est modalisée par l’écriture poétique qui transforme l’exégèse en aventure merveilleuse ou spirituelle. L’interprétation, devenue dans le roman une quête du sens, ne peut donc jamais se réduire à une technique mécanique et demande à être chaque fois réévaluée. Le sixième chapitre, « songe et vérité romanesque », reprend les songes étudiés précédemment, et analyse leur participation à l’élaboration d’un système de personnages en mettant en lumière leurs relations imaginaires, familiales ou amoureuses, à l’intérieur de la fiction. La notion de « biographie onirique » est très opératoire pour faire émerger le réseau des relations affectives qui unissent les personnages. En s’appuyant sur les songes du LancelotGraal, M. Demaules parvient ici à démontrer que le songe n’est plus seulement prophétique, mais qu’il permet de donner un sens au passé du personnage et de synthétiser les valeurs dont il est porteur dans le cycle (par exemple, Gauvain et les valeurs chevaleresques et mondaines de la cour). Dotés d’une valeur de vérité plus ou moins grande, les songes représentent sous une forme fantasmatique les relations amoureuses ou familiales. Le passage intitulé « l’amour en son miroir » met en évidence comment, grâce à un réseau de songes amoureux qui éclaire les relations entre les personnages, une relation triangulaire se met en place dans le Lancelot entre amour héroïque (Galehaut/Lancelot), amour courtois (Lancelot/Guenièvre) et amour féérique (Morgane/Lancelot) avec, chaque fois, un tiers antagoniste. Si le récit de songe amoureux parvient à représenter le désir amoureux et ce qui le menace de l’intérieur (hantise de la trahison), l’iconographie ne représente pas le tiers antagoniste et réfléchit, dans le miroir, l’objet du désir. De la même façon, dans les relations familiales, la scène onirique révèle parfois des liens ou des passions insoupçonnés : le parcours œdipien de Perceval reflète la relation problématique qu’il entretient avec sa mère, le désir incestueux de Label pour sa sœur s’accomplit sur le mode spirituel plutôt que charnel, la relation avunculaire rejoue dans le cadre de la généalogie spirituelle la relation décevante avec le père ou avec le fils. Là encore, l’étude des songes fait apparaître les obsessions imaginaires du texte : l’origine et la fin du lignage, mais aussi la légitimité de l’écriture romanesque qui aspire à la dignité de la Bible.

8Le dernier chapitre se consacre exclusivement au Roman de la Rose et à la « mutation esthétique décisive » qu’il apporte dans l’utilisation du songe. Contre la position de P.‑Y. Badel qui soutient qu’il n’y a rien de fantasmagorique ni d’onirique dans ce songe qui a perdu son caractère d’énigme et dans lequel « l’allégorie est lumière et raison », M. Demaules explique que le songe du Roman de la Rose n’est pas un simple « opérateur poétique » ni un « cadre formel » : il « guide la construction du sens de l’œuvre qui traite du désir et de l’amour avec une profondeur, une liberté et un mystère propres au langage et à la signification du rêve » (p. 513). M. Demaules liste d’abord les innovations du Roman de la Rose, et revient, en particulier sur les affinités du langage du rêve avec l’écriture allégorique : l’allégorie confère une matérialité aux idées abstraites et se donne comme un moyen privilégié d’investigation des mouvements de l’âme (M. Zink). L’écriture allégorique « crée le principe de sa senefiance dans le même geste qu’elle organise la semblance, elle inclut sa lecture et son interprétation tout en la masquant par le voile de la métaphore qui devient le signe même qu’il y a du sens à chercher et à découvrir dans l’image » (p. 533). M. Demaules partage ensuite son propos entre Guillaume de Lorris et Jean de Meun pour montrer que les deux parties du Roman de la Rose ne reflètent pas la même conception du songe. Dans la première, c’est une expérience magique, proche du transport initiatique, qui relève d’un ensemble de croyances ancestrales, et présuppose la sortie de l’âme hors du corps (selon le modèle des songes d’enfer). C’est aussi, dans l’approche psychanalytique, une représentation dynamique des différentes facettes du moi du rêveur éclatées dans tous les acteurs du rêve — les interprétations que M. Demaules donne de Dangier et de Bel Accueil sont particulièrement stimulantes. Dans la seconde partie du Roman de la Rose, en revanche, le songe, produit du corps et de l’imagination de l’homme assailli par ses désirs, devient une fabrique d’images pour représenter le mystère de la sexualité humaine. Jean de Meun renoue avec la conception philosophique du songe et de son commentaire pour dégager une vérité profondément subjective.


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9Avec cet ouvrage, Mireille Demaules offre une belle synthèse sur le récit de rêve qui, si elle n’englobe pas un corpus exhaustif, redonne à l’outil psychanalytique une place stimulante dans le paysage critique actuel. Les liens avec les rites magico‑religieux ou la pensée chamanique, appuyés sur les travaux un peu anciens de M. Eliade, sont un peu moins convaincants mais toujours justifiés. Enfin, les pistes suggérées dans le dernier chapitre, en particulier dans le rapprochement entre l’expérience du songe et celle de la mélancolie, ouvrent la voie à une étude de pareille ampleur dans les songes allégoriques de la fin du xiiie, et, plus généralement, dans les songes des xive et xve siècles.