Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Mai 2013 (volume 14, numéro 4)
titre article
Sébastien Charbonnier

Pascal depuis le pays du soleil levant

Tetsuya Shiokawa, Entre foi et raison : l’autorité. Études pascaliennes, Paris : Honoré Champion, coll. « Lumière Classique », 2013, 264 p., EAN 9782745324153.

1Les études pascaliennes réunies dans cet ouvrage courent sur presque quarante ans (la plus ancienne est de 1977) et donnent à voir, au sein de l’œuvre de Pascal, une trajectoire de recherche qui questionne la notion d’autorité. C’est moins un thème général qu’un « leitmotiv », pour reprendre les termes de Tetsuya Shiokawa ; il s’agit moins d’en dégager l’idée que s’en faisait Pascal que de repérer, pour nous, la singularité, voire l’anomalie de l’usage pascalien.

2C’est tout l’intérêt de ce livre : l’auteur assume et rend féconde l’étrangeté pour lui (lecteur appartenant à la culture japonaise) de Pascal, nous renvoyant une lecture décalée pour nous-mêmes. Il offre ainsi au lecteur français la possibilité du décentrement grâce au partage des brèches de la réception, des hésitations interprétatives suscitées par les passages d’une langue à l’autre.

3De ce point de vue, l’article en guise de prélude est exemplaire. Intitulée « Traduction et interprétation. À propos du nez de Cléopâtre », la première incursion du recueil est un exercice de phénoménologie descriptive culturellement située. Le problème est de savoir comment traduire l’adjectif qui qualifie le nez dans le célèbre fragment : « Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé. » L’auteur nous explique qu’une traduction littérale n’a pas grand sens au Japon car les critères culturels d’appréciation des jolis nez diffèrent : quatre traductions sur cinq ont choisi le terme « hikui » qui signifie « bas » (c’est‑à‑dire « qui a peu de hauteur »). À partir de ce problème précis de traduction, certainement pas anecdotique, se déploie un enjeu théorique parallèle, puisqu’il s’agit de comprendre comment on peut entendre les idées d’un penseur culturellement exotique au prisme des mots de notre langue (obstacle de l’altérité pour le Japonais), et comment ces butés du sens produisent un garde-fou salutaire contre les fausses évidences de la compréhension immédiate (piège de la mêmeté pour le Français). Car l’intérêt pour nous, lecteurs français, est là : les difficultés des lecteurs japonais redonnent à ce fragment une étrangeté  bienvenue, nous obligeant à nous reposer la question de son sens véritable, nous permettant de goûter à nouveau le plaisir du sibyllin propre à l’écriture fragmentaire — que l’érection en canon de la littérature nous aurait presque fait oublier.

4Après ce prélude, l’ouvrage déploie trois parties, composées chacune de cinq articles.

Des vertiges de la pensée au souci de la crédibilité

5La première partie, intitulée « Termes et concepts », est la plus intéressante pour le lecteur non-spécialiste de Pascal. Les notions de pensée, d’autorité, d’imagination, de guerre ou de temps sont interrogées, notamment au prisme de fragments des Pensées.

6L’article sur la pensée chez Pascal est particulièrement stimulant et introduit avec bonheur (telle une mise en garde) à la lecture de l’ouvrage. On entre en Pascal sous les prismes multiples de ses paradoxes. T. Shiokawa propose un rapprochement entre la perception pascalienne de ce que signifie penser et le choix d’une écriture par fragments — qui ne serait donc pas qu’accidentel. En effet, la pensée elle‑même est fragmentaire car elle est insaisissable, à la mesure de l’oubli si rapide de ce que nous avons pensé : le statut fragmentaire du texte des Pensées ne serait donc pas que contingent (et imputable au caractère posthume de l’œuvre), il serait aussi la traduction et le fidèle rappel de notre faiblesse. L’auteur cite ainsi ce fragment : « En écrivant ma pensée, elle m’échappe quelquefois, mais cela me fait souvenir de ma faiblesse, que j’oublie à toute heure. Ce qui m’instruit autant que ma pensée oubliée, car je ne tiens qu’à connaître mon néant. » L’écriture pascalienne chercherait donc à témoigner de notre oubli du fait que nous oublions nos pensées. C’est donc moins le contenu de telle ou telle pensée qui se donne dans l’écriture des Pensées (dont le titre apocryphe pose problème : l’auteur aborde cette difficulté), que la forme même, humaine trop humaine, de la pensée : sa faiblesse, son caractère fuyant, sa dimension involontaire. Corollairement, la dimension d’appartenance est explorée dans l’article : suis‑je propriétaire de mes idées ? Cela a‑t‑il un sens ? Les paradoxes autoréférentiels de la pensée ajoutent une nouvelle couche de difficulté : puis‑je critiquer les travers de la pensée sans moi‑même y sombrer ? Ainsi, critiquer la vanité met dans une posture qui tombe littéralement sous la définition donnée de la vanité. Bref, cet article donne le ton pour celui qui s’apprête à parcourir, avec l’auteur, les mystères du réseau que forment les notions pascaliennes et à se demander quels effets de sens elles produisent.

7L’article suivant peut être considéré comme faisant le plus écho au titre de l’ouvrage, puisqu’il interroge directement la notion d’autorité (de nos jours souvent entendue de manière péjorative, souligne l’auteur). T. Shiokawa utilise de manière croisée la célèbre Préface sur le traité du vide et les dix‑septième et dix‑huitième lettres des Provinciales. Se dégage une notion réaliste en termes de psychologie de l’assentiment : l’autorité n’est pas seulement une sorte de pouvoir tyrannique qui exige obéissance aveugle, elle peut être comprise en termes de crédibilité. En ce sens, elle est une précieuse ressource pour différencier les idées dans le vaste océan de la connaissance par ouï‑dire. En effet, pour tout ce qui ne peut pas être perçu ou démontré (soit la plupart de nos connaissances), l’autorité « est comme un poids qui entraîne la confiance dans le rapport d’autrui. Elle établit la crédibilité du rapport d’autrui » (p. 49). Si l’on regarde par ailleurs comment Pascal aborde ces mêmes problèmes dans les Provinciales, on peut alors considérer que « le jugement par la foi s’accorde chez Pascal avec celui de l’autorité » (p. 53). Bref, la connaissance par la foi ne serait pas du tout, selon Pascal, un jugement fondé sur une conviction personnelle, mais un jugement fondé sur des critères objectifs de crédibilité, c’est-à-dire sur l’autorité de l’Écriture et des décisions de l’Église. « Plus précisément, l’autorité est le fondement sur lequel s’appuie l’acte de foi. » (p. 54)

8Cette partie est l’occasion de redécouvrir certaines analyses de Pascal et des distinctions qui lui sont chères. Les interprétations qui sont données sont parfois très prudentes et « classiques » (comme sur la notion d’imagination) mais parfois plus originales (comme le caractère plus ou moins désirable de la paix et de la guerre dans la cité terrestre et dans l’Église).

Paradoxes de l’apologétique

9La deuxième partie aborde de manière serrée le paradoxe de l’apologétique pascalienne, qu’on pourrait formuler ainsi : comment peut-on vouloir persuader autrui de croire à une religion qui défend que seule la foi donnée par Dieu compte pour le salut ? Ou, pour reprendre une formule de l’auteur : « n’y a‑t‑il pas un risque, en cas de succès, de s’arroger le droit de disposer de la foi, qui ne devrait appartenir qu’à Dieu ? » (p. 118)

10Derrière la dimension propre à la religion de Pascal, ces questions ont quelque chose de profondément universel et renvoient à toute situation pédagogique au sens large : quel peut être le rôle d’un simple humain dans la direction spirituelle intérieure d’autrui ? Dit autrement : que puis‑je pour l’autre, pour son bien (ou, plutôt, pour ce que je crois être son bien) ? Loin d’être une activité rare et exotique, l’apologétique est sans conteste la posture de discussion la plus commune des humains dès qu’une conversation porte en elle des questions de valeur. La technicité et l’érudition de certains articles ne doivent pas rebuter face aux enjeux théoriques et pratiques passionnants de tout projet d’apologétique.

11Ces développements sont sans doute les plus originaux de l’ouvrage. Même l’article consacré au pari — pourtant si connu — tire son épingle du jeu : il est à la fois clair, abordable pour le néophyte, et stimulant intellectuellement par sa finesse interprétative. Ce mariage heureux entre pédagogie et recherche n’est pas si fréquent dans des ouvrages universitaires souvent ennuyeux : en quatorze pages, l’auteur propose une belle analyse introductive, que je conseillerai désormais à mes étudiants pour comprendre ce fragment.

Peut-on prescrire la foi ?

12Par contraste, la troisième et dernière partie est plus franchement anecdotique, en un sens non péjoratif. Surtout basée sur Les Provinciales (en discussion avec la pensée de Port‑Royal pour les deux derniers articles), cette partie explore des situations historiques et déroule de manière précise les rebondissements qui constituent le contexte polémique sans lequel on peine à comprendre certaines prises de positions théoriques de Pascal. Ces détours, parfois laborieux pour le lecteur qui ne s’intéresse pas aux querelles d’Église — pour celui qui ne goûte pas les guerres de positions prises dans des rapports de force historique, quand bien même il adorerait les problèmes théologiques, souvent riches de paradoxes logiques stimulants pour la pensée —, sont cependant indispensables pour penser sérieusement la place ambiguë de la foi, entre connaissance et politique. En effet, si la foi est d’abord un problème épistémologique (question des fondements de cette foi, de sa certitude, etc.), se pose aussi le problème de son expression publique et de ce qui peut être exigé d’elle par une autorité politique : peut‑on demander à quelqu’un, parce qu’on exerce un pouvoir légitime sur lui, de croire telle ou telle chose ? Est‑ce absurde ? Est‑ce le terreau de toutes les hypocrisies ? Peut‑on contester une telle posture tout en respectant l’autorité qui exige pareille attitude ? Concernant Pascal, ces questions trouvent donc leur racine dans le contexte historique du formulaire de foi (1656‑1657) de l’Église qui condamnait les cinq Propositions attribuées à Jansénius (à tort selon les jansénistes). Peut‑on exiger d’un croyant qu’il signe un tel formulaire ?

13Cette dernière partie est aussi quelque peu répétitive : elle donne à voir les limites du genre du recueil en termes de structure d’un ouvrage (qui est toujours une sorte de non-plan, ou du moins de plan qui se réduit à agencer des blocs d’écriture). On surprend son regard de lecteur à accélérer lorsqu’une analyse se déploie, qui redit à peu près la même chose que ce qui a été lu trente pages plus haut. À ce titre, c’est sans doute le dernier article de cette dernière partie qui s’en sort le mieux, offrant une synthèse brève et claire de ce qui a été dit tout du long de cette partie.


***

14Il y a finalement deux entrées possibles dans l’ouvrage : celui‑ci fournit des occasions d’approfondir sa lecture de Pascal (approche par l’auteur) ou bien d’avoir sous la main des analyses stimulantes des réflexions pascaliennes sur tel ou tel problème (approche par les concepts). Il est donc susceptible d’intéresser un lectorat divers. Ceci est d’autant plus vrai que ce recueil d’articles a un mode d’emploi, donné par l’auteur lui‑même, dont je partage la pertinence au sortir de la lecture linéaire de l’ouvrage :

Chaque article peut être lu indépendamment comme une monographie, sans être toutefois une monade qui se refermerait sur elle‑même : chacun ouvrant au contraire sur les autres, en annonçant ou en reprenant des thèmes ou des motifs qui sont développés ailleurs. (p. 11)

15Tetsuya Shiokawa suggère lui‑même, de façon fort utile, les moments d’échos entre articles, permettant de poursuivre tel article par la lecture indiquée de tel autre présent dans le même ouvrage. On peut donc vagabonder avec l’assurance de ne rien perdre. Mais surtout, ces articles produisent le désir d’aller relire une des plumes les plus fantastiques et les plus fascinantes des lettres françaises, en nous la rendant heureusement un peu moins familière qu’elle nous l’est parfois devenue.