Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Novembre-Décembre 2012 (volume 13, numéro 9)
Anna Arzoumanov

Pour une poétique historique de la prose notulaire

Andréas Pfersmann, Séditions infrapaginales. Poétique historique de l’annotation littéraire (XVIIe-XXIe siècles), Genève : Droz, coll. « Histoire des idées et critique littéraire », 2011, 536 p., EAN 9782600014403.

1Dans cet épais ouvrage, le comparatiste Andréas Pfersmann prend le parti original de constituer en corpus la note de bas de page, objet « marginal », minuscule, « accessoire » et bien souvent délaissé des lecteurs. Dans la lignée des travaux qu’il avait déjà produits sur cet objet1, l’auteur propose un vaste panorama de cette pratique dans un corpus très large tant du point de vue de son empan chronologique (du xvie au xxie siècles) que du point du vue des auteurs considérés (de La Ceppède à l’écrivain paraguayen Augusto Roa Bastos en passant par bon nombre d’écrivains allemands du xviiie siècle) : on sort ainsi largement des frontières françaises et même de celles de l’Europe.

2Une introduction sous la forme originale et ludique d’un entretien entre l’auteur et son lecteur rend l’entrée dans ce livre fort plaisante, tout en posant d’emblée les problèmes soulevés par l’étude de ce corpus. Lieu de « l’exercice pédantesque du savoir », appartenant aux « vieux scoliastes acariâtres », la note passe le plus souvent pour le « contraire de toute forme de création artistique et littéraire digne de ce nom » (p. 11), dans la mesure où elle constitue un « discours secondaire », mis au service d’une œuvre. Pourtant, au cours de son histoire, la note n’est pas seulement investie par les philologues, remarqueurs et autres grammairiens, elle a pu bénéficier d’une grande faveur chez les écrivains eux‑mêmes qui l’utilisent pour escorter leur propre texte. C’est sur cette ligne de partage qu’A. Pfersmann opère ses propres choix de corpus en concentrant davantage son étude sur les cas de notes autographes, même s’il ne s’interdit pas d’observer quelques exemples de notes allographes (celles qui accompagnent le Satiricon dans l’édition de Heinse), le critère essentiel de sélection étant que la note « s’inscrive dans une véritable stratégie littéraire » (p. 12). On pourrait reprocher à l’auteur cette priorité donnée à ce qu’il nomme une « stratégie littéraire », qui ne recouvre sans doute pas les mêmes réalités au long d’une si vaste période. Néanmoins, ce choix intuitif a l’avantage d’expliciter une sensation que tout lecteur peut éprouver face aux notes : certaines ont la neutralité attendue d’un discours à visée essentiellement philologique d’éclaircissement du sens, là où d’autres au contraire révèlent la forte présence d’un locuteur (qu’il soit l’auteur, l’éditeur ou un personnage fictif). C’est ce dernier type qui est visé par cette étiquette d’« annotation littéraire » ou encore de « prose notulaire ».

3Pour A. Pfersmann, deux périodes de l’histoire doivent particulièrement attirer notre attention, car elles correspondraient à ce que l’on pourrait qualifier de « moments notulaires » : une première qui s’étend du milieu du xviiie siècle au début du xixe siècle et une seconde allant de la fin du xxe siècle à nos jours. Cette affirmation d’une spécificité de ces deux périodes n’empêche pourtant pas pour autant l’auteur d’étendre son investigation à d’autres moments de l’histoire littéraire, on va le voir.

4Pour explorer ce vaste corpus, A. Pfersmann opte pour une option méthodologique dont on a parfois du mal à saisir les contours, malgré les nombreux passages fort appréciables dans lesquels il propose des mises au point sur son horizon épistémologique défini comme une « poétique historique ». Ce terme emprunté aux formalistes russes implique chez A. Pfersmann une forte attention portée à l’histoire dans un programme qu’il définit comme une volonté de « se consacre[r] à l’examen théorique et philologique de dispositifs formels à la lumière des médiations qui permettent de comprendre leur rôle précis dans une constellation sociale et un champ littéraire historiquement déterminés » (p. 23). Si, par cette formule très dense, il est clair qu’A. Pfersmann marque son refus d’un discours général et décontextualisé sur la note, il est difficile de cerner précisément quelle méthode peut combiner les points de vue « théorique » et « philologique », surtout s’il s’agit d’envisager chaque corpus à la lumière de son contexte. Ces flottements se vérifient dans la suite de l’ouvrage où il est manifeste que c’est le point de vue « philologique » qui est privilégié. Au cours d’un développement fort dense (plus de 400 pages) qui mobilise un corpus extrêmement savant, il paraît difficile de cerner des régularités dans les pratiques d’annotation. Le propos est en effet centré sur la spécificité de chacun des corpus envisagés plus qu’il ne formule de propositions théoriques. L’auteur juxtapose des études de cas fort détaillées et toujours méticuleusement étayées par une documentation impressionnante d’érudition, comme en témoigne l’ampleur de la bibliographie. Cette succession d’études de cas confère à l’ensemble une forme quelque peu discontinue qui d’ailleurs n’est pas sans rappeler les caractéristiques formelles de l’objet étudié. Le propos s’inscrit donc dans un horizon que l’on aurait davantage envie de qualifier de « philologique », tant par son contenu que par sa forme.

5Parce qu’« une poétique de la note qui définirait son objet abstraitement la couperait de sa raison d’être » (p. 29), l’auteur s’attache plus à montrer la variété des pratiques qu’il n’en dégage des régularités. Chaque occurrence est ainsi toujours scrupuleusement recontextualisée et étudiée pour sa singularité, et c’est pourquoi toute tentative de synthèse du propos ne peut rendre compte de manière exhaustive de la richesse des analyses d’A. Pfersmann et de l’hétérogénéité du corpus. Une très utile première partie intitulée « poétique et phénoménologie de la note » part à la recherche des traits définitoires de la note en adoptant dans un premier temps une approche lexicologique pour examiner les liens entre la « note » et ses parasynonymes, tels que remarques, apostilles, glose et scolies. On y apprend que la variété des lexies est parfois plus une affaire de point de vue que de différences objectives :

En fonction des lexies considérées, l’accent est mis soit sur la dimension herméneutique (glose et dans une moindre mesure scolie, voire apostille), soit sur le lieu de la page où elle apparaît (marginale), soit sur le temps relatif de sa formulation par rapport au texte (apostille) ou encore sur la réalisation matérielle de la note, surtout lorsqu’elle est manuscrite (annotation). (p. 31)

6L’auteur rappelle en revanche, comme l’avaient déjà souligné Gisèle Mathieu‑Castellani et Michel Plaisance2que la seule opposition lexicale véritablement discriminante est opérée à la Renaissance entre le commentaire et la glose : le terme de commentaire étant plutôt réservé à un discours secondaire portant sur une importante masse textuelle et celui de glose à des séquences textuelles plus courtes. Le propos aurait encore gagné en clarté ici, s’il s’était appuyé sur les travaux des linguistes sur la glose3 qui permettent d’appréhender efficacement les discours de reformulation et d’interpréter tout ce qui s’en écarte. La glose répond en effet au modèle T=T’ (T’ étant donné comme une reformulation de T), et dès lors qu’on s’en écarte, la note adopte une visée autre que la simple élucidation. Un tel recours à un modèle linguistique aurait ainsi pu permettre à l’auteur de cerner plus précisément la spécificité de ces notes qualifiées de « littéraires », qui ont toutes comme caractéristique principale la non‑conformité à ce schéma.

7La recherche des propriétés définitoires de la note s’inscrit ensuite dans une perspective matérielle et s’intéresse aux diverses prescriptions, à cet égard, des manuels de typographie et des discours des auteurs eux‑mêmes, en rappelant combien la note fait l’objet de débats récurrents. Cette partie dessine ainsi un vaste panorama de la « glose sur la glose » qui permet à la fois de rendre compte des principales fonctions qui lui sont assignées par ses pourfendeurs (légitimation du texte par la référence à des autorités, élucidation) et des critiques qui sont formulées à son égard (en particulier le pédantisme qui ne cesserait de la guetter). Dans la conclusion de cette partie fort dense, A. Pfsersmann esquisse quelques « éléments de poétique de la note », à savoir « la mesure, la concision, voire le divertissement » (p. 135), dont il ne tire finalement que peu parti dans la suite.

8Dans une seconde partie intitulée « Cum notis variorum : l’âge des remarques », l’auteur se confronte aux pratiques de la note au xviiie siècle, à une époque où la critique s’accorde à voir un « âge des remarques », tant la note de bas de page est présente dans les livres qui se publient. Alors que les gloses philologiques des textes se multiplient dans les éditions, une autre pratique de la glose est également identifiable, plus « créative » (p. 14), dont l’auteur esquisse une typologie qui correspond à la division en chapitres de cette seconde partie. Le chapitre III étudie les notes constituant des « caricatures ludiques » (p. 146) de la note d’érudition parce qu’elles en raillent la visée légitimante, laquelle s’appuie sur la référence à des sources antiques. Dans le chapitre IV, l’examen porte cette fois‑ci sur le cas des notes où une subjectivité auctoriale se fait jour notamment parce qu’elles formulent des réponses aux critiques des différents lecteurs, cette pratique pouvant aller jusqu’à faire de la note l’« arme d’un écrivain dans un conflit personnel » (p. 209). Mais dans d’autres cas, cette voix de l’auteur a une portée essentiellement didactique, « au service d’un métadiscours philosophique ou d’une doctrine idéologique » : il s’agit alors d’annoter une fiction en « énon[çant] des “vérités” générales, sous la forme de maximes, d’aphorismes et de sentences » (p. 232). Dans le chapitre V, on découvre un large éventail de notes dans lesquelles émerge un discours obscène, comme si la note était un lieu où l’on pouvait s’affranchir plus aisément des codes de la morale. Le chapitre VI propose de lire chez les romanciers de la fin du xviiie siècle un usage de la note qui avait déjà été repéré par Yannick Séïté à propos de Rousseau, à savoir une « pratique de la note critique et dissonante, de la note destinée à placer le lecteur dans l’état d’inquiétude propice à un usage philosophique du livre4 ». La note est ainsi perçue comme l’un des « vecteur[s] même de l’Aufklärung » (p. 265). Dans un ultime chapitre, l’auteur fait ensuite un excursus vers le xixe siècle en s’interrogeant sur la présence d’une documentation historique dans les notes de bas de page de nombreux romans historiques. Pour l’auteur, l’irruption du factuel et de sources authentiques dans le fictionnel fait bouger la frontière que les théoriciens de la fiction ont établie entre récit historique et roman historique (de Searle à Dorrit Cohn), dans la mesure où celle‑ci est précisément fondée sur un traitement différent des sources, l’usage documentaire étant réservée au discours historique. Cette partie propose donc un panorama très vaste qui reflète une variété des pratiques de la note telle qu’il semble bien difficile d’en isoler des traits constitutifs, mise à part peut-être la présence affirmée d’un énonciateur.

9La troisième partie consacrée aux « modernités marginales » adopte la même méthode en se concentrant davantage encore sur des études de cas. L’auteur voit dans cette période un regain d’intérêt pour la note qui était pourtant tombée en désuétude au xixe siècle. Le chapitre VIII prend pour objet les notes d’Aragon qui varient particulièrement selon les éditions de son Henri Matisse, roman. Un dialogue s’y tisse entre l’auteur et le peintre, mais aussi entre l’auteur et lui‑même et sont alors le lieu où s’affirment les propres « repentirs » de l’auteur. Dans le chapitre IX, A. Pfersmann s’intéresse à un genre moins connu, le roman philologique, étiquette qui désigne sous sa plume des « fictions narratives fondées sur le topos du manuscrit trouvé, qui se présentent sous la forme d’une fausse édition critique, savante ou simplement studieuse d’un choix d’œuvres d’un auteur imaginaire »  (p. 352). Ce genre est en effet une parodie d’édition philologique, dans la lignée de Nabokov, qui a bénéficié d’une certaine fortune chez les écrivains. C’est pourquoi A. Pfersmann propose d’y voir une « signature d’époque » tout en signalant que les potentialités du genre sont « limité[es] », à cause de sa dimension essentiellement « autotélique » (p. 382). Dans le chapitre X, on découvre que la note est un des lieux d’expérimentation formelle du roman contemporain qui fait éclater la mise en page traditionnelle. Enfin, dans un dernier chapitre entièrement consacré au roman de la « contre‑histoire », incarné par Chamoiseau et Roa Bastos, la note a comme fonction de construire un « rapport agonistique à l’histoire officielle ». C’est donc encore une fois le constat d’un intérêt d’une époque pour la note qui ressort de cette troisième période, mais également celui de l’impossibilité de formuler une poétique de la note. L’objet a en effet une telle force centrifuge qu’il est bien malaisé d’y voir des régularités. C’est à cause d’une telle résistance à toute définition générale que l’auteur refuse dans la conclusion d’y voir un genre.

10De cet ouvrage, on retiendra une grande méfiance de la part de l’auteur à l’égard des outils d’analyse théorique (notamment à l’égard du paradigme genettien) qui sont pour la plupart forgés pour des textes postérieurs aux siècles classiques : chaque étude de cas montre en effet l’irréductibilité des pratiques d’annotation littéraire et semble invalider par avance tout discours général sur la note. Le livre en lui‑même et la variété des corpus mobilisés plaident ainsi en faveur de la méthode adoptée par Andréas Pfersmann, qui rend un bel hommage à la singularité des énoncés notulaires.