Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Octobre 2012 (volume 13, numéro 8)
Maxime Triquenaux

L’amour en leçons, une obsession érotique des Lumières

Stéphanie Loubère, Leçons d’amour des Lumières, Paris : Éditions Classiques Garnier, coll. « L'Europe des Lumières », 2011, 379 p., EAN 9782812402951.

1On devait déjà à Stéphanie Loubère une étude sur la réception de l’Art d’aimer d’Ovide, étudiant en détail le traitement réservé à cet ouvrage fondamental de l’érotisme occidental par le siècle des Lumières et du libertinage1. Ce nouveau livre s’inscrit dans la lignée du précédent, étudiant non plus seulement la destinée d’un texte, mais la trajectoire de tout un corpus reprenant le projet du magister ovidien : la leçon d’amour.

2Tout part donc de l’Art d’aimer, dans lequel Ovide fait du sentiment amoureux l’objet d’un discours de savoir. L’amour y devient une ars — « qui allie savoir et savoir faire » (p. 7) —, une technique maîtrisable, « l’extraction théorique d’un savoir acquis par l’expérience » (p. 8). La lecture d’un pareil ouvrage offre à l’amoureux pris dans les rets de la passion (tels que décrits dans Les Amours dont L’Art d’aimer semble un prolongement naturel) la possibilité d’une libération des dangers de l’amour, en lui rendant la capacité de « produire une leçon cohérente et logique » de son expérience, « au lieu d’être le jouet de sentiments confus et chaotiques » (p. 7). À ce projet, Ovide y ajoute un ton et une démarche  badine et légère, puisque le recueil parodie les traités de rhétorique ; l’amour est certes l’objet d’une leçon, mais d’une leçon ludique développant « un savoir dont la visée est résolument hédoniste, qui vise un plus grand bonheur et une plus grande jouissance par la maîtrise de la science de l’âme et des corps » (p. 8).

3À partir de ce modèle originel, St. Loubère identifie donc un corpus cohérent de textes réunis sous la qualification de « didactique érotique » (p. 10), qui partagent les mêmes objectifs : d’un côté la constitution d’un savoir positif sur l’amour, de l’autre une « intention ironique » visant à « railler la prétention de l’homme à tout contrôler » (p. 9). Par son goût de la systématisation et de la rationalisation comme par sa redécouverte des maîtres érotiques antiques, le siècle des Lumières s’avère un terreau idéal pour ces objets paradoxaux que sont les didactiques érotiques, dont la définition donnée est assez stricte :

Les leçons d’amour qui nous intéressent ici désignent toutes les tentatives pour mettre l’amour en système, pour en énoncer les règles ou les lois afin de diffuser un savoir dont le fond peut être théorique mais qui a toujours une visée pratique. La leçon d’amour suppose un maître, un apprenti ainsi qu’un savoir qui a la prétention de pouvoir être utile et transmissible. Surtout, elle vise à une forme d’exhaustivité : des conseils ou des préceptes disséminés ici ou là dans un roman par exemple ne constituent pas une « leçon » à proprement parler. (p. 10)

4L’ouvrage se présente donc comme l’exploration érudite de cette galaxie de la « didactique érotique », découpée et classée en de multiples constellations qui toutes ont leurs particularités et leurs points de rapprochement. Le livre se découpe ainsi en un parcours construit à partir des différentes catégories que recoupe le didactisme amoureux. Une première partie intitulée « La tentation du système » se concentre sur la dimension parodique de ces textes, suivant le modèle ovidien : qu’il s’agisse de reprendre un patron d’ordre juridique ou religieux ou encore d’écrire un « dictionnaire de l’amour », ces premiers exemples du corpus didactique érotique partagent une même pratique de la réécriture. « La modélisation érotique », dans un deuxième temps, est une autre option possible pour les « érotographes » — suivant l’élégante expression de St. Loubère (p. 13) — où il s’agit non plus « de détourner un modèle préexistant [mais] d’en construire un » (p. 157), à l’image de la cartographie ou de l’utopie amoureuse. La troisième partie de l’ouvrage (« L’école de la volupté ») se concentre quant à elle sur le « second rayon » du didactisme amoureux : « les leçons d’amour qu’il prodigue ont pour particularité de décrire la réalité de l’acte amoureux, de présenter un savoir somatique qui n’est pas forcément obscène, mais qui est toujours concret » (p. 243) ; et d’étudier ainsi ces composantes essentielles de l’art d’aimer que sont les « arts de foutre » et autres « arts de jouir ». Il est temps alors de conclure le voyage sur « La crise du savoir érotique », et de montrer comment cette vogue de l’art d’aimer, qui trouve dans les Lumières les conditions idéales de son développement, finit par perdre sa place de premier plan dans l’imaginaire érotique, victime à la fois de son succès (dont sa dilution dans le roman serait le grand révélateur) et de son inadéquation progressive avec une sensibilité romantique dont le lyrisme n’est plus guère en accord avec la croyance en un savoir positif et universel de l’amour.

5Cette exploration est menée avec un double projet : d’une part celui d’une réévaluation esthétique de ces textes obscurs de littérateurs anonymes ou oubliés, dans la perspective d’un regain d’intérêt des études littéraires envers les minores2, et d’autre part d’une perspective plus propre à ce que l’on appelle suivant certaines nuances l’histoire des idées ou l’histoire culturelle, consistant à se demander ce que ces textes, qui « méritent l’attention de quiconque souhaiterait mieux comprendre les mentalités, le climat culturel et le paysage littéraire de cette époque » (p. 11) peuvent nous apprendre quant à « ce qui se joue derrière l’obsession érotique des Lumières » (p. 12). C’est bien l’articulation de ces deux termes que cherche ici St. Loubère, entre démarche historique et attention plus proprement littéraire : mettre au jour le terreau culturel sur lequel se développent grands et petits auteurs, mais aussi montrer que certains de ces textes méritent l’intérêt du public pour leurs qualités esthétiques.

Parodier le savoir pour systématiser l’amour

6La parodie est une première stratégie possible pour les auteurs qui cherchent à développer un discours de savoir sur l’amour. Il en va aussi du modèle ovidien, qui plaçait cette dimension de réécriture ludique et moqueuse au cœur du principe même du recueil. Stéphanie Loubère identifie trois grandes directions qui semblent structurer ce premier ensemble de la didactique érotique : la parodie juridique, la parodie religieuse et la parodie philosophique.

7La parodie juridique semble s’offrir tout naturellement comme un possible art d’aimer, puisque « pour parler d’amour sur le mode didactique, il faut nécessairement supposer une autorité qui légitime le discours » (p. 14). Le dispositif du maître enseignant son élève peut ainsi passer par l’apprentissage de « règles impérieuses » qui forment un droit d’aimer. La veine est déjà ancienne lorsque le xviiie siècle s’en empare, et St. Loubère nous rappelle avec précision sur quel héritage du Moyen Âge puis de la Renaissance les Lumières peuvent s’appuyer. Un modèle important est celui des « cours d’amour », où un juge (parfois Amour lui‑même) rend des arrêts sur les différents cas qui lui sont confrontés. Bastide, avec Le Tribunal de l’amour ou les causes célèbres de Cythère (1749) en porte notamment témoignage, mais c’est avec l’allemand Wieland et son Amour accusé (1774, traduit en français dès 1776) que la forme est la mieux exploitée : l’accusation d’Amour lui‑même (plutôt que l’examen des éternels cas déjà connus) permet une réflexion sur la nécessité de l’acceptation du sentiment amoureux tel qu’il est, et non plus de favoriser telle ou telle sorte d’amour. Une autre forme, qui s’épanouit largement avec les Lumières, est celle des « codes » d’amour, où le modèle juridique est parodié jusque dans la forme de l’écriture en articles de véritables « lois d’amours ». C’est parfois l’occasion de pousser loin l’audace de la pensée et de la philosophie érotique : avec son Code de Cythère (1746), Jean‑Pierre Moët se fait le précurseur du Sade de Français encore un effort… ou du Rétif du Pornographe, en proposant un grand service public de la prostitution. On ne s’étonnera pas non plus de voir fleurir sous la Révolution des « constitutions de l’amour » et autres « déclarations des droits des amants », dont le parti pris moral est par ailleurs souvent conservateur. La principale innovation des Lumières en matière de parodie juridique amoureuse est cependant offerte par l’italien Algarotti, avec le Congrès de Cythère (1745). En suivant Montesquieu, il s’agit de proposer une comparaison des différents types nationaux de l’amour ; le texte peut alors articuler habilement théorie des climats et considération sur la pluralité du sentiment, pensée des Lumières et pensée de l’amour, non sans donner l’occasion d’un exercice de « promotion patriotique » (p. 57) de la galanterie française, perçue par les traducteurs et les adaptateurs comme la synthèse harmonieuse entre la fougue du Sud et la froideur du Nord.

8Si l’amour peut être saisi par des lois immuables, le glissement est facile vers un traitement de type religieux. Cette parodie offre par ailleurs d’immenses possibilités subversives, puisqu’il s’agit non moins que de faire translater le langage de l’exaltation du divin vers celle du corps et de l’amour terrestre. On ne s’étonnera donc pas de voir fleurir les « catéchismes amoureux » (reprenant scrupuleusement le modèle des questions-réponses), de même que les « messes de Cythère » parodiant la liturgie, le cérémonial et les prières. Ce travail de réécriture est souvent l’occasion d’audaces que la forme de la poésie érotique ne permet pas forcément ; ainsi Bastide, avec sa Trentaine de Cythère (1753), reprend-il le conflit entre jésuites et jansénistes, transposé dans le paradigme érotique. Avec ces approches, c’est en définitive la mise en scène d’un rituel qui est mise à profit par les érotographes, pour mieux systématiser leur pensée érotique ; on ne s’étonnera donc pas de trouver non seulement des messes d’amour, mais aussi des parodies de rituels maçonniques qui reproduisent ce même schéma. L’exemple le plus probant de traitement religieux de l’art d’aimer des Lumières nous est peut-être donné avec Le Temple de Gnide de Montesquieu (1725) et la série de différents « temples d’amour » qui s’en inspirent, notamment au début des années 1770 : avec ce modèle, la leçon religieuse s’ouvre à une possible utopie, puisqu’il s’agit de décrire non seulement un rite, mais un lieu, avec une ambiguïté symbolique plus forte. Toujours est-il qu’avec cette utilisation du motif religieux, les auteurs de leçon d’amour peuvent privilégier un thème crucial de la pensée érotique : la tension entre « prosélytisme ou élitisme » (p. 102), entre un art érotique à l’image d’un culte à mystères, nécessitant l’initiation, ou bien une pratique se voulant universelle.

9Troisième possibilité pour l’auteur de leçon d’amour en parodie : celle de la philosophie. En la matière, on peut s’inscrire dans la lignée du Banquet de Platon comme on peut jouer des formes, des catégories et des syllogismes scholastiques en les adaptant au discours amoureux, mais il s’agit toujours de chercher une forme rationnelle et systématique. Le résultat peut parfois s’inscrire tout à fait dans l’esprit des Lumières : avec L’Amour dévoilé, ou le Système des sympathistes (1749), Tiphaigne de la Roche substitue à l’ancienne philosophie idéaliste une explication physiologique et pour le moins matérialiste de l’amour, en empruntant un style que Stéphanie Loubère rapproche du Voltaire du Dictionnaire philosophique. C’est par ailleurs celui-là qui inspire une originalité du xviiie siècle en manière de leçons d’amour que sont les « dictionnaires amoureux » :

il était inévitable que la forme encyclopédique fît son apparition. Pour un érotographe des Lumières, écrire un dictionnaire de l’amour était une tentation à laquelle il était sans doute inutile de vouloir résister. (p. 118)

10Avec la forme du dictionnaire, les auteurs de leçon d’amour peuvent insister sur une dimension essentielle de l’art d’aimer, son caractère langagier, et c’est donc logiquement qu’ils peuvent se constituer comme un « registre des lieux communs de l’éloquence libertine » (p. 137) ; mais ils peuvent aussi insister sur « la nature profondément pratique » de la « leçon de langue amoureuse, puisque sa rhétorique est aussi une technique corporelle et une stratégie économique (p. 141). C’est chez Dreux du Radier et son Dictionnaire d’amour (1741) que St. Loubère voit le modèle du genre, dans le ton irrévérencieux comme dans les audaces philosophiques qu’il promeut ; une œuvre que « ni Voltaire ni Laclos n’auraient désavoué » (p. 122), et qui trouvera des imitateurs jusqu’au xixe siècle.

11Après un dernier pas du côté des « écoles et jardins d’amour » (p. 147) ou de « l’économie amoureuse », St. Loubère clôt ce premier temps du voyage à travers les leçons d’amour parodiant une forme préexistante sur la conclusion de leur diversité et de leur fécondité :

les systèmes érotiques élaborés à partir de modèles extérieurs, juridiques, religieux, philosophiques ou autres ont eu des succès divers mais ensemble, ils ont entretenu vivante une réflexion à la fois ludique et profonde sur l’amour. (p. 155)

12Dans la masse de ces textes oubliés, certaines ressortent par leur pertinence, leur audace ou leurs qualités esthétiques, et St. Loubère n’oublie jamais de les mettre en avant.

De la carte à l’utopie : inventer l’amour

13Après l’adaptation de modèles préexistants, l’invention — ce que St. Loubère regroupe sous le terme de « modélisation érotique » (p. 157). Si l’on reprend la volonté de systématiser un savoir cohérent sur l’amour, il n’est plus question de suivre formellement le modèle ovidien dans sa dimension de réécriture parodique à partir d’un langage précis (celui en l’occurrence du traité de rhétorique). Il s’agit au contraire de forger de nouveaux modèles, que ce soit sous le mode de la géographie, de la chronologie ou de l’utopie amoureuse. Ces textes impliquent par ailleurs une prescription souvent plus forte : « les œuvres "modélisées" ne se présentent pas comme des spéculations abstraites, mais proposent un projet à réaliser, avec le détail plus ou moins complet des conditions de la réalisation » (p. 158).

14La métaphore spatiale est donc une première option possible pour inventer une nouvelle forme de didactique érotique. Les textes que St. Loubère nomme des « arts d’aimer topographiques » recoupent « trois traits communs » (p. 159) : la délivrance d’une théorie amoureuse par la description de « l’organisation des rapports amoureux » en système, la proposition d’un ensemble de techniques ou de méthodes pour « maîtriser et appliquer ce système » et enfin leur autonomie, avec quelques nuances (ils peuvent constituer une « enclave » dans un texte romanesque, comme la carte de Tendre dans la Clélie) (p. 160). Une cartographie est ainsi possible, à l’image de celle proposée par Madeleine de Scudéry : Tendre est le modèle de toute une profusion de cartes et d’itinéraires amoureux en pays d’amour. Le modèle est en effet utile : « à la fois science moderne et objet fantasmatique, la cartographie donne accès à la réalité et s’ouvre sur la rêverie. Image d’un savoir organisé, elle se prête particulièrement aux détournements allégoriques » (p. 162). Si la carte de Tendre donnait à lire une certaine orthodoxie amoureuse (donnée à voir dans la limitation de l’espace, entre la « mer dangereuse » et le « lac d’indifférence » notamment), la cartographie des Lumières donne une plus grande place à l’itinéraire, au détriment de l’allégorie, plus fermée. L’itinéraire spatial est un topos libertin dont Point de lendemain de Vivant Denon (1777) est le meilleur exemple dans le corpus romanesque. La « géographie des philosophes », selon l’expression de Numa Broc3, vient enrichir ces cartes, les ouvrir à la pluralité des climats et des tempéraments. Il faut prendre en compte aussi la vogue des récits de voyage, qui rapportent le témoignage d’autres manières d’aimer. Tout concourt donc à innover en matière de métaphore spatiale de l’amour, et à pousser jusqu’à l’utopie.

15Déjà Cyrano proposait une utopie amoureuse au fil de ses pérégrinations extraterrestres dans les États et Empires du Soleil (1657). Le xviiie siècle élargit ainsi la théorie des climats amoureux à une échelle interplanétaire, comme avec Marie‑Anne Robert et ses Voyages de Milord Céton dans les sept planètes, ou le Nouveau Mentor (1787). La référence à Fénelon du sous-titre montre bien la portée didactique du propos. Les Lumières encouragent surtout des textes plus proprement tournés vers l’avenir et vers un progrès possible de sentiment : ce seront les « utopies amoureuses ». L’amour avait déjà une grande place dans les utopies des siècles passés, que ce soit pour l’exclure (More) ou pour le promouvoir (La Thélème de Rabelais). Avec ce genre de textes, les hypothèses les plus osées peuvent être examinées, les interdits peuvent être bafoués : amour libre, polygamie, renversement de la hiérarchie des sexes. St. Loubère s’attarde sur quatre grands noms qu’elle estime représentatifs de cette veine : Sade, Lawrence, Rétif de la Bretonne et Fourier. Avec la lettre XXXV d’Aline et Valcour (1795), Sade livre la « description du système politique et érotique » des îles Butua et Tamoé, dont l’une est une cité régie « selon des principes de despotisme sexuel » quand l’autre est « une île heureuse » gouvernée par un roi philosophe et vertueux (p. 192). Tout l’intérêt du diptyque est de construire une « utopie en noir » face à une « utopie en rose », en mêlant scrupuleusement le politique et l’érotique. Avec L’Empire des Nairs, ou le paradis de l’amour (diffusé en France en 1814), l’anglais Sir James Lawrence bouscule la domination masculine en prenant le parti de changer les règles du système de filiation (ce ne sont plus les hommes mais les femmes qui transmettent noms, titres et biens) et en examine les conséquences aussi bien politiques, éducatives qu’érotiques. Rétif partage avec Fourier la même « réformomanie » selon le mot qu’il s’applique à lui-même, et laisse une série d’ouvrages appelés « idées singulières », « qui sont plus des programmes de réforme que de véritables utopies » (p. 195) : l’un propose un contrôle social strict de la prostitution (le Pornographe, 1769) ; un autre se concentre « sur le rôle des femmes dans la société », distingue « différentes catégories parmi elles » et leur assigne un rôle précis (les Gynographes, 1777) ; un troisième concerne « l’éducation des hommes » et vise « le bonheur du genre humain » (l’Andrographe, 1782). Avec Fourier se clôt cette vogue de l’utopie amoureuse. Le Nouveau monde amoureux (1817) explicite les assises érotiques de la révolution sociale professée par son auteur, puisque « l’amour sexuel devient explicitement la première et la plus importante loi pour construire l’utopie » (p. 198).

16À côté de la métaphore spatiale, c’est la métaphore temporelle qui occupe une large place dans le corpus des leçons d’amour, notamment sous la forme des « almanachs d’amour ». Forme qu’il ne faut pas négliger : « après la littérature religieuse, les almanachs occupent la seconde place dans la production littéraire populaire du siècle des Lumières » (p. 204). D’abord des ouvrages à caractère utilitaire, destinés à un public peu ou pas lettré, les almanachs deviennent progressivement une mode dans les plus hautes classes, dont participent à leur manière les almanachs d’amour. Ceux‑ci introduisent « une topique amoureuse dans la trame de l’almanach et [proposent] parfois une leçon d’amour » lorsqu’ils contiennent une intention didactique claire, marquée par « une utilisation consciente et orientée de la forme de l’almanach » (p. 206). St. Loubère distingue différentes catégories dans cet ensemble : les « almanachs bijoux », qui sont presque plus des objets décoratifs que des livres (certains se portent en pendentifs) ; les « almanachs oraculaires », qui donnent des prédictions à partir de tables à l’utilisation plus ou moins complexe ; les « almanachs allégoriques », sorte de pont entre l’almanach et la carte de Tendre, développant une temporalité allégorique de l’amour ; les « almanachs poissards » détournent le modèle pour proposer un « divertissement égrillard » (p. 210) ; les « almanachs licencieux » poussent plus loin cette veine, en donnant à l’amour « sa signification la plus technique et la plus physiologique ». Ces « versions portatives de la science amoureuse » ont beau être la plupart du temps des textes mineurs, « à travers eux se dit le fantasme de constituer une science de l’amour, ainsi que l’obsession libertine du temps » (p. 212‑213). Cette obsession se lit notamment dans la « ruse » amoureuse qu’ils conseillent assez systématiquement, de même que sur la mise en scène du débat entre nature et artifice, campagne et ville, etc. Leur mode de publication implique des mises à jour et des améliorations, dans une dynamique de progrès : à travers eux, on retrouve le principal « fantasme » des Lumières : « élaborer un savoir amoureux qui puisse se transmettre facilement, rapidement, efficacement » (p. 217). La séduction, souvent décrite suivant une métaphore guerrière ou cynégétique, implique une grande attention portée sur ses rythmes et ses temps propres. Un calendrier amoureux est possible, et certains auteurs en proposent. Ces calendriers proposent « un découpage du temps tout entier voué à l’amour, sans interdits ni restrictions » et où la notion de moment, bien connu du libertinage crébillonien, est mise à profit. Ces multiples formes de littérature « mineure » sont de précieux témoignages du paysage mental des hommes du xviiie siècle :

Produits éphémères de leur temps, la succession hétéroclite des almanachs d’amour rend compte de l’évolution des mentalités et esquisse une histoire de l’éros des Lumières. En contribuant à nourrir la veine des arts d’aimer, ces almanachs témoignent de la remarquable force de subversion sociale, morale et littéraire du discours érotique des Lumières. (p. 241)

« J’appelle un chat un chat »

17Les arts d’aimer rencontrés jusqu’ici laissaient pour la plupart toute la dimension « physique » de l’amour dans l’ombre. Il était pourtant évident que les arts d’aimer fussent amenés à s’articuler avec tout un savoir érotique concret sur le plaisir et la jouissance du corps, ce que Theodore Tarczylo appelle « érudition lascive4 » :

À l’écart des romans pornographiques, de nombreux textes se présentent comme des arts d’aimer « licencieux » et constituent une catégorie à part de la didactique érotique, qui n’a pas nécessairement recours aux fantasmes de la fiction, mais sait en jouer à l’occasion : la transmission du secret des savoirs amoureux s’est effectuée un peu en marge de la littérature officielle sans jamais la perdre de vue. (p. 245)

18Une littérature de l’entre-deux donc : distincte de la pure fiction, mais distincte aussi de la pure science, avec laquelle elle prend certaines libertés. Des textes qui sont ainsi en mesure de pouvoir opérer la jointure entre un savoir physiologique de plus en plus audacieux et l’imaginaire de lecteurs façonnés par les catégories de la fiction.

19Il est plusieurs grands ancêtres de cette didactique licencieuse : ce sont les anciens, avec Ovide bien sûr, mais aussi Aristénète et Lucien ; c’est aussi le grand modèle de l’Arétin pour l’âge classique. Concernant ce dernier, ses Sonnets, écrits comme légendes à une série de gravures érotiques, ses Ragionamenti et sa Putain Errante s’imposent comme des textes fondamentaux, traduits et réécrits tout au long du siècle, et depuis le siècle précédent. Dans ce corpus des leçons d’amour licencieuses plus qu’ailleurs, « la proximité avec l’écriture romanesque est problématique » tant « la composante didactique des romans libertins et licencieux leur est presque consubstantielle » (p. 249).

20L’art d’aimer devient donc un « art de foutre », construit à partir d’une définition a minima de l’amour, telle que Félix Nogaret peut la formuler dans Les Épices de Vénus (1787) :

Nul, comme il faut, ne définit l’amour
Pour l’embellir, on le déguise, on l’outre :
Moi, qui l’éprouve et qui suis sans détour,
Je dis tout net : c’est le besoin de f…

21Il s’agit alors de « chanter ce qui était innommable », de « penser ce qui était inconcevable » et de faire de l’art de foutre un texte hybride, à la fois littéraire et support de savoir (p. 254).  Ces textes s’appuient en effet sur « l’héritage philosophique du libertinage érudit du xviie siècle, dont on sait qu’il fut déterminant dans l’émergence de la pensée matérialiste des Lumières » (p. 256). Le sexe est ainsi perçu sous son angle physique, animal, et cette perception mène à une érotique spécifique, qui donne une grande importance aux postures et aux différentes techniques d’optimisation du plaisir. Plus spécifiquement, plusieurs formes se disputent. Ce sont par exemples les « académies voluptueuses » qui reprennent à partir de l’Arétin le schéma d’une éducation érotique dispensée à des femmes, souvent des prostituées. On s’appuie sur les classiques du siècle précédent (L’École des filles, L’Académie des dames, Vénus dans le cloître), pour donner à la foutrerie une valeur philosophique ou politique. Ainsi une traduction française de La Putain errante (1791) développe‑t‑elle « un savoir voluptueux régénéré » face à la mollesse impuissante et blasée de l’aristocratie. La recherche de la meilleure posture parmi les différentes figurae veneris mène par ailleurs à certains paradoxes qui rendent compte des obsessions érotiques du temps, notamment quant à la question de l’étendue de la liste des positions et des pratiques possibles, et la place de la liberté de l’homme ou de son asservissement à la nature. Phénomène intéressant, le tournant du siècle voit apparaître nombre de héros de l’amour. La figure d’Hercule devient extrêmement populaire en modèle du fouteur héroïque, qui peut poser la question de l’élitisme des arts de foutre : sont-ils destinés à un petit nombre d’élus ou bien au peuple tout entier ?

La fin des leçons d’amour

22L’histoire des leçons d’amour s’inscrit dans une longue tradition, depuis les maîtres érotiques de l’antiquité jusqu’à ceux de l’âge classique. Ce type de texte trouve dans le grand mouvement des Lumières les conditions épistémologiques idéales pour son développement, que ce soit le goût de la systématisation rationnelle ou l’audace philosophique ; au tournant du siècle, la leçon d’amour traverse une crise, alors que l’esprit des Lumières s’essouffle et que l’engouement du public quitte le genre didactique pour préférer celui du roman.

23La première origine de la crise du didactisme érotique, c’est donc sa dilution dans le roman ; phénomène paradoxal, signe à la fois de son essoufflement et de son succès. La leçon d’amour, devenu topos romanesque, perd sa spécificité et son autonomie. D’un autre côté, c’est le roman lui-même qui prend en charge la mission pédagogique dont se prévalait la leçon d’amour, puisqu’il se constitue peu à peu comme genre légitime à partir de sa capacité à dispenser d’autant plus efficacement le savoir qu’il le médiatise par le plaisir esthétique. Que l’amour soit son sujet principal depuis ses débuts aggrave encore le phénomène : c’est désormais intégrée à la narration romanesque que l’on retrouve la leçon d’amour. L’exemple le plus probant est peut-être celui, précoce, des Égarements du cœur et de l’esprit (1736) de Crébillon fils, avec notamment la grande « leçon de l’Étoile » prodiguée par le maître ès libertinage Versac au débutant Meilcour5. Le schéma didactique du maître instruisant le disciple, au cœur de la leçon d’amour, se retrouve intégré dans la narration romanesque elle-même comme l’un de ses premiers moteurs. On y retrouve le même systématisme, le même substrat philosophique (celui d’un amour matérialiste concentré sur le plaisir sexuel et le refus de la passion idéaliste), la même technique professée (la ruse) jusque dans ses plus fins détails langagiers et physiques. Tout concourt donc à cette dilution ambigüe :

en s’insinuant dans l’espace romanesque la leçon d’amour gagne certainement en notoriété mais perd peut-être au passage ce qui faisait sa spécificité : l’autonomie qui permettait d’isoler son message et d’en exalter l’efficacité. (p. 318)

24D’autre part, le passage de la théorie à la pratique amène parfois l’art d’aimer à l’échec. La constitution de curieuses « sociétés d’amour », l’écriture de « pensées sur l’amour » montrent que « l’art d’aimer a été l’objet de pratiques collectives aussi bien que de réflexions individuelles, et que dans les deux cas il s’est désagrégé en subissant l’épreuve de la réalité » (p. 318). Les sociétés d’amour plus ou moins fantaisistes qui réuniraient des libertins amateurs du nouvel art d’aimer montrent le difficile passage de celui-ci au monde réel, et semblent plutôt indiquer sa nature essentiellement fictive, littéraire. De l’autre côté, ceux qui s’essaient à une pensée subjective et solipsiste de l’amour aboutissent à un résultat qui n’est pas forcément en accord avec celui des leçons d’amour des Lumières. Senancour (1806) et Stendhal (1822), auteurs tous deux d’un De l’amour, font de celui-ci l’objet d’une expérience singulière et difficilement universalisable, quand la leçon d’amour était par essence transmissible et collective. La sensibilité romantique sonne ainsi le glas du genre.

25Alors que la leçon d’amour appartenait au champ des Belles-Lettres, la spécialisation des discours et des disciplines est une menace. La sophistication du discours médical sur la sexualité de l’homme (et l’invention progressive du concept même de sexualité et d’un discours sexologique) ne peut souffrir le mélange des genres, qui était précisément la règle auparavant, ainsi que peut le montrer Alain Corbin6. De manière général, le passage de l’ars erotica à la scientia sexualis décrit par Michel Foucault signe la fin de la leçon d’amour des Lumières, qui « marquent un moment unique où le désir de savoir s’est investi de manière égale dans la littérature et dans la science » (p. 333). Les « arts de procréer », de se prémunir des maladies vénériennes ou de concevoir préférablement des garçons succèdent aux arts d’aimer et de jouir ; que certains médecins se présentent comme des poètes amateurs versifiant leurs traités ne change rien à cette dégradation. Pour St. Loubère, le texte qui clôt avec brio le genre didactique amoureux est la Physiologie du mariage (1829) de Balzac : « ce livre étrange et d’une drôlerie immense est peut-être le dernier exemple d’art d’aimer parodique, qui réussit le tour de force de conserver un lien organique avec l’Ars amatoria d’Ovide et de se gausser des arts d’aimer conjugaux produits à la fin des Lumières » (p. 351). L’ironie consistant à « multiplier les analyses » et à « juxtaposer les systèmes érotiques » (p. 354) aboutit à la destruction du projet de systématisation. La leçon d’amour telle qu’on la connaissait, ce « savoir pragmatique et optimiste » (p. 357) n’est désormais plus possible.

Saisir l’amour des Lumières

26Le travail d’exploration de textes mené par St. Loubère ne manque pas d’ampleur. On referme l’ouvrage impressionné par l’abondante bibliographie du corpus étudié, encore saisi par l’érudition développée dans ces 379 pages, avec la sensation d’un pari réussi : celui de la mise au jour d’une galaxie nouvelle dans l’univers des livres du siècle des Lumières. On peut certes émettre quelques objections, mais elles ne semblent pas remettre en cause fondamentalement la réussite du livre, et chercheraient plutôt à l’éclairer.

27La première concerne la limitation du corpus à des œuvres « autonomes ». D’une part celle‑ci paraît parfois compliquée à mettre en œuvre et on peut se demander pourquoi une lettre d’Aline et Valcour est intégrée au corpus, quand la leçon de Versac dans les Égarements du cœur et de l’esprit en est exclue, pour montrer la dilution dans le modèle romanesque. Ce dernier phénomène invite notamment particulièrement à la réflexion. St. Loubère prend certes bien soin de montrer que c’est là une marque du succès du genre, mais faut-il pour autant considérer que la forme autonome de la leçon précède sa dilution dans le roman ? L’exemple même du roman de Crébillon fils, daté de 1736, montre bien que l’utilisation du système érotique dans le roman précède largement la grande crise de la leçon amoureuse du tournant des Lumières. Plus globalement, c’est le lien entre cette « tentation du système » en matière amoureuse décrite par St. Loubère et les modalités de sa présence dans le roman qui paraissent particulièrement intéressants (et appellent peut-être à plus amples commentaires).

28La mise en perspective de ce corpus avec le libertinage appelle de même quelques précisions. En posant la question de l’amour et de l’érotisme comme objets de savoir, St. Loubère repère avec justesse un élément qui jouerait le rôle de fil conducteur dans toute la tradition libertine, celui d’une certaine « pensée » de l’amour et du plaisir sexuel. Ce faisant, non seulement elle tisse un fil de continuité entre le « libertinage érudit » du xviie siècle décrit par René Pintard7 et les petits-maîtres des Lumières, mais elle donne un certain nombre d’arguments et d’exemples en ce sens à travers l’exploration du corpus des leçons d’amour. Notons seulement que cette question de la continuité entre les xviie et xviiie siècles en matière de libertinage ne va cependant pas de soi, et qu’elle peut susciter le débat, notamment autour d’une forme épurée de l’obscénité et de spéculation philosophique (incarnée par Crébillon fils et Laclos8). St. Loubère semble donc pencher pour la continuité du libertinage, et non pas pour la différenciation des libertinages.

29Enfin, on peut revenir sur l’ambition réaffirmée à mainte reprise par Stéphanie Loubère de sortir de leur oubli certains textes obscurs et de vanter leurs qualités occultées par la postérité9. La démonstration par le texte est parfois réussie, et il prend parfois l’envie au fil de la lecture de rechercher tel ou tel ouvrage, aguiché par les extraits donnés et leur commentaire (c’est notamment le cas pour certains textes vivement défendus par St. Loubère, comme le Dictionnaire d’amour de Dreux du Radier, pour lequel on serait en droit de désirer une édition moderne commentée !). Il y a dans ce désir d’allier un travail visiblement inscrit dans une optique d’histoire des idées ou d’histoire culturelle (bien que le terme même ne soit pas clairement présent) et une tentative de réévaluation d’œuvres jugées injustement oubliées quelque chose comme une mauvaise conscience du littéraire, obligé de justifier un travail de recherche qui ne concerne pas de « grandes œuvres », mais un corpus de textes mineurs — et cependant si riches d’enseignements sur le mode de pensée des hommes du temps et sur l’histoire de la perception du sentiment amoureux. Mais peut-être n’est‑ce là que l’enthousiasme d’une lectrice cherchant à faire partager sa curiosité et — parfois — son expérience heureuse de lecture.