Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Mai-Juin 2012 (volume 13, numéro 5)
Didier Coste

Les éclipses d’Adoré Malley

David Brooks, The Sons of Clovis : Ern Malley, Adoré Floupette and a Secret History of Australian Poetry, Brisbane : University of Queensland Press, 2011, 368 p., EAN 9780702238840.

[Où il est question, entre autres, d’auteurs supposés et d’auteurs réels, d’écritures supposées réelles et réellement supposées, d’une parodie qui dépasse son but, de vrai/faux modernisme et de faux/vrai conservatisme poétique, de flottante identité (notamment esthétique) postcoloniale et antipodéenne, des méthodes policières ou dupinesques de la lecture intertextuelle comparatiste, de collage hasardeux et de spontanéité calculée, de mysticisme et d’obscénité, et, pour tout dire, de la vie réelle des formes, par opposition à la vie fictionnelle, parce que banale, des écrivains.]

1Les faux, les plagiats, les canulars, les apocryphes et autres impostures artistiques et littéraires sont redevenus à la mode, faisant l’objet, depuis une petite vingtaine d’années, de nombreuses études, savantes, polémiques, ou vulgarisatrices, voire populistes, ou encore d’« applications » paracritiques plus ou moins réussies ou plus ou moins laborieuses, tant dans le monde anglo‑saxon que dans les mondes francophone et hispanophone1. On peut se demander si l’on a ainsi affaire à des prolongements surprenants de la mort de l’auteur et du scriptible barthésien ou au contraire, sous couvert d’une apparente fascination pour la « fabrication » — ou, comme on dit aujourd’hui, en dépit de notre ère post‑industrielle, de la « fabrique » — du texte artistique, à un retour de l’auteur et de l’intentionnalité dans la critique. Est‑ce un formalisme de l’autotélie, ou une sociocritique des déterminants de la production et de la réception artistiques, ou encore l’inconscient du texte qui sortent gagnants de cette récente gesticulation, de Jean‑François Jeandillou à Pierre Bayard, par exemple ? La réponse pourrait être trouvée en partie dans le constat que la majorité des recherches, tant historiennes que théorisantes, portent plutôt sur le « xixe siècle » que sur l’époque contemporaine ou son passé récent, et que rares sont les travaux qui se centrent sur un autre espace que l’Europe occidentale et l’Amérique du Nord, comme si l’« authenticité » était plus le souci des centres d’une toile littéraire distendue que de ses périphéries.

2Irradiant autour du plus célèbre canular de la littérature australienne, au reste mondialement connu (dans le monde anglophone) et sur quoi l’on pouvait croire que tout avait été dit, David Brooks prouve que la finesse critique, l’inventivité du questionnement théorique et l’obstination herméneutique peuvent profitablement relancer un débat de fond sur quelque chose de beaucoup plus grave (et plus jouissif) que les enjeux convenus de l’authenticité et de l’inauthenticité, ou du textualisme et des Cultural Studies.

3Ouvrage polymorphe, intergénérique, où parfois convergent et parfois se croisent l’érudition historienne et la microlecture, le plus local des cercles littéraires australiens des années 40 et le plus mondial de la Littérature et de la Poétique Comparée sur plusieurs siècles, la systématicité du répertoire et les divagations de la théorie, une pédagogie par « leçons » et lecture guidée et une production de l’intérêt romanesque modelée sur le roman d’enquête, il n’est pas plus facile d’aborder le dernier livre de David Brooks par un seul de ces biais qu’il ne serait légitime de le traiter en hapax ou de le ramener dans un quelconque giron sécurisant, que ce soit celui de la paracritique, de l’essai personnel ou du couronnement magistral d’une recherche universitaire.

4C’est pourquoi, le lecteur francophone n’étant guère initié aux arcanes de la littérature australienne, je commencerai très sagement par quelques données factuelles concernant « Ern Malley » et son œuvre, ainsi que le contexte spécifique dans lequel intervient la publication du livre recensé.

Mort, tentative d’assassinat et résurrection d’un précoce posthume fictif

5L’Australie des années 30 et 40 ne saurait être sans doute mieux définie que par le poème « Australia » d’Alec Derwent Hope (écrit en 1939), dont voici trois strophes :

Chansons, architecture, histoire sont les rites

Et les émotions connues de plus jeunes terres,

Ses cours d’eau à elle se perdent dans les sables,

Mais l’immense fleuve de sa stupidité

De Cairns à Perth inonde ses tribus pareilles :

Y parvient enfin la dernière race d’hommes,

Qui se flatte non de vivre mais de survivre :

Ceux‑là peupleront la planète moribonde.

Et ses cinq villes, comme autant de plaies grouillantes,

Toutes cinq la sucent, vaste État parasite

Où pullulent des Européens d’occasion

Mal assis sur le bord d’un rivage étranger2.

6En d’autres termes, un panorama culturel et social pas encore post‑colonial (malgré la constitution fédérale de 1901), stérile, sclérosé et philistin. La « White Australia policy », officialisée dès la Fédération, est renforcée en 1925, puis à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. Un mouvement fasciste, la National Guard (au cœur secret du Kangaroo de D. H. Lawrence), a pu terroriser, voire pogromiser impunément, les non blancs, ou persécuter les premiers psychanalystes. La censure règne, avec des lois réprimant durement le blasphème, la représentation de la sexualité, les positions philosophiques et politiques révolutionnaires, libertaires, ou même la plus simplement humaniste liberté de pensée. Les artistes et intellectuels indépendants et progressistes sont acculés à la marginalité ou à l’exil. Presque tout ce qui fait le fond des avant‑gardes européennes et américaines, considéré comme immoral et décadent, est donc officiellement banni de l’île‑continent, n’y parvenant que fragmentairement, à grand peine, sous le manteau. La production poétique va d’un post‑romantisme de seconde main dans le goût de Tennyson, quand ce n’est pas pire, à un pseudo‑créolisme/indigénisme jargonnant, en passant par l’héritage direct du ruralisme folkloriste et nationaliste des nouvelles et ballades de brousse. Dans cette atmosphère étouffante, il existe néanmoins des îlots d’inquiétude et d’innovation, de petits groupes de jeunes gens qui vont se disputer l’espace étroit ou non encore disponible d’une possible modernité. Cela se passe, non « de Cairns à Perth », mais dans les trois villes (universitaires) du Sud‑Est et du Sud : Sydney, Melbourne, Adelaide.

7Dans cette dernière localité, un jeune étudiant juif, d’origine modeste, Max Harris, après la publication d’un premier recueil de poèmes en 1940, crée une revue d’enfants terribles ou d’avant‑garde attardée sous le nom tragi‑comique de Angry Penguins, tiré d’un de ses propres poèmes. La revue allait être bientôt soutenue par un avocat mécène de Melbourne, John Reed, ami de peintres tels que l’autodidacte Sidney Nolan — qui devait devenir l’artiste emblématique entre tous du xxe siècle australien. En pleine guerre, en 1943, sous la menace de l’invasion japonaise, dans la pénurie de nombreux biens et l’isolement intellectuel, une telle entreprise pouvait aussi bien être vue comme un acte de courage, comme un amusement ou comme une trahison. Deux autres poètes étudiants, eux de Sydney, James McAuley et Harold Stewart, deux amis se trouvant faire leur service militaire à Melbourne planqués dans des bureaux assez étranges de l’état‑major, sont irrités par les postures de Max Harris et de sa revue, par ce qu’ils perçoivent comme incohérent, inepte, prétentieux et maladroitement démarqué du surréalisme français, de l’imagisme anglo‑américain et des « Apocalyptiques » britanniques. Ils décident un beau jour de jouer un sale tour à Harris et consorts : persuadés que Harris tombera dans le panneau, ils vont lui proposer de publier des poèmes fabriqués par eux selon les recettes dominantes du groupe des Pingouins, dont ils pourront démontrer, pensent‑ils, qu’ils sont dépourvus de sens et dénués de toute valeur artistique. Si cela marche, ils laisseront le canular prendre de l’ampleur, jusqu’aux États‑Unis et en Angleterre, pour mieux discréditer ensuite ce modernisme, selon eux, de mauvais aloi. Alec Hope, leur ami commun et leur aîné, avait eu la même idée, sans la mettre à exécution. Il se contentera, un peu plus tard, de descendre en flammes le roman ou plutôt la prose expérimentale de Harris, The Vegetative Eye.

8Ils auraient ainsi, en un après‑midi et une soirée de loisir, armés d’un dictionnaire, d’un Shakespeare et de quelques rapports sanitaires des armées, concocté les dix‑sept poèmes réunis sous le titre décadent, mystérieux et éliotien de The Darkening Ecliptic. Encore fallait‑il leur inventer un auteur (mort) dont la personnalité pût séduire Harris et ses amis, avec qui il pût, d’une certaine façon, s’identifier. Cet auteur, pauvre, autodidacte, malheureux en amour, ayant beaucoup traîné la savate entre plusieurs métiers humbles et douteux, s’appellera Ern Malley, il sera mort à Sydney, d’une maladie rare et mal soignée (mais si bien nommée : Graves’ disease), à vingt‑cinq ans, courant 1943. C’est sa sœur aînée, Ethel, une vieille fille bobonne, inculte, guindée, qui a trouvé la liasse de poèmes dans la valise cabossée de son frère venu mourir chez elle, alors qu’elle n’avait jamais imaginé qu’il ait pu écrire, et encore moins de la poésie. Tout en ne comprenant quasiment rien à ces textes, et en réprouvant le peu qu’elle pouvait en entendre, elle considère comme un devoir envers la mémoire de son malheureux frère de consulter des gens mieux informés pour voir si le recueil pourrait être publié. Un bibliothécaire lui a conseillé d’écrire au directeur d’une petite revue en vogue, Angry Penguins. Elle écrit donc, en octobre 1943, une lettre embarrassée et maladroite, accompagnée de deux poèmes (les plus « faciles ») en guise d’échantillons.

9Pour Harris, c’est une révélation : il a sans doute déniché le poète qu’il voudrait être, l’épitomé de l’esthétique pingouine. Il en parle à tout son cercle, répond aussitôt à « Ethel », avec enthousiasme et condescendance (« son frère était un génie, qu’elle le croie ou non »), lui demande le reste du manuscrit et le plus de détails possibles sur la biographie de son frère. Ethel s’exécute ponctuellement. La trouvaille, la figure par excellence de poète maudit, tout cela est peut‑être trop beau pour être vrai, certains, dans l’entourage de Harris, ont des doutes sur l’authenticité de la chose, mais l’enthousiasme de Harris (et de Nolan, qui peint une magnifique illustration de couverture) balaie les timides réserves ou hésitations de quelques proches ; on prépare un numéro spécial avec Malley en vedette, on prévoit une édition en volume. Harris écrit une préface dithyrambique. Le numéro paraît finalement début juin 19443. Mais les doutes vont croissant, pas trace d’Ern Malley dans les archives d’un ex‑employeur supposé, un détective privé ne trouve à l’adresse d’Ethel qu’une dame du nom de Stewart qui lui apprend que la seule personne susceptible d’avoir des renseignements sur un poète est actuellement hospitalisée. Stewart — c’était lui — avait trop parlé à une amie aspirante‑journaliste en stage chez Fact, un tabloïde de Sydney, qui vendit la mèche, forçant les auteurs de la fabrication à se dévoiler, en une longue déclaration et démonstration de la prétendue nullité des poèmes du pseudo‑Malley, dès le 25 juin. Non seulement Malley était mort jeune, mais sa résurrection fictive avait été de très courte durée, et elle ne fut pas suivie d’une immédiate ascension, bien au contraire.

10Le scandale et le comique de situation assurèrent un succès de ventes inattendu. Toute la presse conservatrice (la quasi‑totalité de la presse) s’abattit sur Harris, bouleversé, choqué, mais qui défendit imperturbablement toute sa vie la valeur littéraire intrinsèque de The Darkening Ecliptic (et finit même beaucoup plus tard, par faire amitié avec Stewart). Ses malheurs n’étaient pourtant pas terminés. Quelques mois plus tard, il fut poursuivi (et condamné à une amende) pour publication d’écrits « indécents », en un procès grotesque au cours duquel l’enquêteur, du nom de Vogelesang, le procureur et le juge du Tribunal Correctionnel rivalisèrent de bêtise et d’hypocrisie. Harris quitta Adelaide, continua quelques publications à Melbourne en collaboration avec John Reed, son mécène, connut des vaches très maigres, termina libraire.

11Ern Malley, enterré pendant une vingtaine d’années, fut réédité à partir de 1961. Son œuvre figure désormais dans toutes les anthologies. Il est devenu — pour la minorité intellectuelle, artiste et universitaire du pays — une icône nationale, au même titre que le bandit Ned Kelly pour le commun des mortels. Ned Kelly, petite différence, exista bel et bien, mais il fallut Peter Carey pour écrire ses mémoires apocryphes, comme celui‑ci s’inspira en partie d’Ern Malley pour My Life as a Fake (Ma vie d’imposteur), tandis qu’un romancier migrant avait déjà utilisé cette intrigue une vingtaine d’années plus tôt4. Au début du xxie siècle, la scène littéraire et tout spécialement poétique australienne est caractérisée par l’institutionnalisation de la production et des carrières à travers les Facultés ou Programmes de « Creative Writing » qui ont éclos et proliféré aux quatre coins du pays, se substituant souvent, sous couvert de professionnalisation des formations, à l’enseignement critique « désintéressé » des Départements d’Anglais. C’est une tout autre sorte d’inauthenticité et de censure qui sont ainsi mises en place. La consigne est d’écrire light et modérément informe sur des sujets graves. D’autre part, le déclin général de toutes les Langues et Littératures Étrangères, notamment du Français et de l’Allemand, entraîne un repli sur la production culturelle anglophone (ou adaptée à ce marché). Dans ce contexte, l’ouvrage de David Brooks est à la fois une énergique manifestation de sa pensée du littéraire et un acte d’opposition et de résistance à une nouvelle forme d’obscurantisme qui n’a pas grand chose à envier à celui des années 1920‑1950.

Ern Malley, poète, philosophe, activiste, son impact sur les lettres et les arts

12Avant Brooks, le livre majeur sur le sujet est celui, admirablement documenté, de Michael Heyward5 et, bien sûr, Brooks, avec un autre point d’entrée, élabore sa propre quête en tenant compte de cette recherche impeccable au plan de l’histoire littéraire australienne, des archives et des témoignages de survivants (dont Max Harris et Harold Stewart). En fait, même si Heyward, avec le recul du temps, les pousse un peu plus loin que les premiers commentateurs, la plupart des problématiques qu’il synthétise étaient déjà posées et imposées dans les années 1943‑45 :

13The Darkening Ecliptic, vu sa complexité, a‑t‑il pu être composé en une seule journée ? Est‑il donc une vraie ou une fausse improvisation ? Est‑il un texte à proprement parler, ou bien une performance ?

14— Comment l’éditeur Max Harris a‑t‑il pu s’aveugler à tel point, malgré tous les indices disséminés dans les poèmes, d’après lesquels l’énonciateur pointe vers la non‑existence d’une personne physique derrière son « je » ?

15— Cette œuvre, si c’en est une, a‑t‑elle une existence indépendante de la biographie de son auteur fictif, de ses auteurs réels, de son éditeur, et des textes préfaciels, commentaires, gloses, manifestes et autres, dont ces quatre figures énonciatrices l’ont encadrée ?

16The Darkening Ecliptic est‑il un livre, cohérent dans son ensemble ? Et/ou chacun des poèmes qui le composent est‑il cohérent par lui-même ? Font‑ils sens, ensemble ou séparément ?

17The Darkening Ecliptic a‑t‑il une valeur littéraire quelconque ? Soit en tant que parodie satirique, soit en tant que poème autonome, indépendamment de sa visée et de son intertexte circonstanciel ?

18— Si la réponse est oui à la seconde question, à quels facteurs (personnels, circonstanciels. collectifs et théoriques) de production ces qualités esthétiques, sensibles, cognitives et philosophiques sont-elles dues ? Ern Malley est‑il un météore irrépétable ou peut‑il devenir un paradigme ?

19— L’impact d’Ern Malley sur la littérature et les arts australiens a‑t‑il été bénéfique ou négatif, et de quelles façons ?

20— Que révèlent sur la culture australienne la fabrication d’Ern Malley et les péripéties de sa réception, dans la mesure où le scandale de l’affaire et le rejet assez général, quoique temporaire, a été suivi d’une espèce de mythification progressive, le tout ayant fait d’Ern Malley un symbole central (sans qu’on sache au juste de quoi) ?

21À chacune de ces questions Brooks apporte des réponses nuancées et enrichies par rapport à celles de Heyward. Lui‑même poète, romancier, directeur d’une revue littéraire de tout premier plan, activiste politique, formé et informé tout au long de la vie au contact des figures les plus marquantes de la culture australienne, d’Alec Hope (1907‑2000) au très derridien John Kinsella (né en 1963) et frotté aux angoisses de ses propres étudiants de Canberra, puis de Sydney, il écoute ses intuitions pour mieux les interroger.

22On en verra de nombreux exemples dans les chapitres 5 et 6, particulièrement vigoureux, « Ern Malley : authorised », « ... and unautorised ». Ainsi, p. 63‑64, discutant de l’impact négatif qu’Ern Malley aurait eu sur le possible développement d’un modernisme australien autonome dans les années d’après‑guerre, là où Heyward posait presque d’entrée de jeu que l’idée d’une avant‑garde australienne était une sorte de contradiction dans les termes (vu qu’il n’y avait pas de véritable tradition culturelle locale, pas de « classiques » à subvertir), Brooks constate que la fièvre autour de l’affaire retomba très vite, qu’il fallut attendre 1961 pour que The Darkening Ecliptic connût une nouvelle édition (avant que l’opuscule ne s’institutionnalise progressivement entre 1971 et 1988, avec des éditions multiples, assorties d’un appareil documentaire et critique, et son inclusion dans les grandes anthologies). Il constate qu’Ern Malley aurait été ainsi sa première victime, autant comme satire que comme parodand. Il interprète l’absurde exercice d’explication de texte mené lors du procès en « indécence » comme le signe que la question même du modernisme était largement irrecevable dans le contexte culturel des années 40 et 50, et fait appel en toute logique à des hypothèses contrefactuelles qui mettent en relief l’attachement de la (non‑)pensée dominante de l’époque à la « propriété » intellectuelle (au double sens de property et de propriety) :

What kind of debate might there have been had the poems been the ‘authentic’ work of a new and exciting young poet (dead or alive), and so had a voice to anchor them ? Then, surely, what was taken, because the hoaxers had said it was, as nonsense might have been taken as irony, what was taken as ‘random’ and ‘haphazard’ concoctions from which any coherence and consistency had been deliberately banished (because the hoaxers had said it was), might have been taken as wide‑ranging and erudite (if sometimes baffling) collage, what was taken (again because the hoaxers had said it was) as deliberate misquotation and false allusion (how can there be ‘false’ allusions ?) might have been recognised as allusion.

23Cette autre lecture, résistant à l’autorité plus que contestable des imposteurs avoués, des menteurs qui disent qu’ils mentent, est précisément celle qu’entreprend Brooks avec beaucoup de succès, tout particulièrement dans les sections « Pericles, Prince of Tyre » et « Marina » (p. 75‑85). Il y démontre avec brio comment « Ern Malley » utilise la pièce Periclès de Shakespeare comme « cadre » et référence structurelle pour programmer la lecture, à la manière de Joyce dans Ulysse ou de T.S. Eliot dans The Waste Land (à partir des Contes de Canterbury). Ce cadre, très explicite dans deux poèmes, mais aussi disséminé ailleurs en bien d’autres allusions, remotive la frappante incongruité de l’extrait de manuel sur la prévention de la malaria, « Anopheles » venant tout naturellement compléter l’évocation d’une pièce dont les personnages s’appellent « Pericles », « Escanes » ou « Simonides » (p. 78), mais cette migration intertextuelle du signifiant vient aussi remotiver métalittérairement le thème du bordel dans lequel le Tribunal Correctionnel d’Adelaide ne voulait voir qu’incitation à la débauche :

In part the choice may be, as the hoaxers claim, random, fortuitous, but it does suit [...] for those scenes to which the hoax most clearly directs us, of Marina in the brothel. If we see her, as I think the poetry encourages us to, as a figure of Poesy herself, attempting to remain virtuous in a milieu of whores and whoremongers, the rest follows fairly logically : the surrealists and writers of the new Apocalypse, etc. (if these, indeed are the targets of the hoax), dragging poetry into the brothel (etc.). (p. 79)

24À ce moment où l’on croirait avoir bouclé la boucle, l’interprétation fondée sur un réseau intertextuel et la taille de ses différents nodes recommence pourtant à proliférer : en remontant aux scènes de la pièce de Shakespeare voisines de celle à partir de laquelle est composé le poème « Boult to Marina » (titre emprunté à une didascalie), on va trouver une possible signature dans le tapis avec les mots « earnest » et « malleable » en fin de répliques (« if not, I have lost my earnest », et « crack the glass of her virginity, and make the rest malleable ») (p. 80). Ces énigmes à double entrée sont celles que se pose, en s’avançant masqué, l’énonciateur de L’Écliptique obscurcie, mais elles ne sont guère différentes de la démarche à la fois empathique et distante de David Brooks. Bardé de toutes les armes de la sémiotique textuelle, il découvre sans crainte à tout instant de nouveaux ailleurs en traversant la forêt des symboles, de telle sorte que son ouvrage se lit encore comme une expérience critique du rêve, comme un récit de rêve lectoral à la fois entraîné par la libre association et par le dédoublement d’une constante auto‑analyse. Les moyens mis en œuvre sont à tous égards comparatistes : interculturels, interlinguistiques, interartistiques et transméthodologiques.

Le lit de Boileau à Jumièges, Floupette et les jumeaux du siècle

25Lors de ma première rencontre avec Alec Hope, en 1974, devant son bureau de Professeur Émérite et Library Fellow à l’Australian National University, il m’accueillit par ces mots : « We, sons of Boileau... », ce que je complétai aussitôt mentalement par le titre du premier livre « officiel » de mon ami Jean Ristat publié une dizaine d’années auparavant dans l’éphémère mais marquante collection « L’Inédit 10/18 », Le Lit de Nicolas Boileau et de Jules Verne. Mon arrêt à Canberra, entre Adelaide, justement, où j’avais participé à mon premier congrès d’études françaises, et Sydney, faisait certainement partie d’un tour du monde en 80 livres dont tous les maillons étaient désormais liés. Contrairement à ce que semble suggérer la dernière version de l’article « Ern Malley » dans Wikipedia6, ce n’est certes pas la seule thèse nouvelle de Brooks, ni exactement sa thèse que la supercherie Ern Malley serait « modelled on the 1885 satire on French Symbolism and the Decadent movement, Les Déliquescences d'Adoré Floupette by Henri Beauclair and Gabriel Vicaire ». Mais, si les différences entre ces deux parodies sont profondes et le déroulement des « affaires » correspondantes est tout autre, comme ne le cache nullement Brooks, cette référence française couplée avec celle, beaucoup moins attendue au(x) tableaux jumeaux de Luminais, intitulés respectivement Les Énervés de Jumièges et The Sons of Clovis II, est fondamentale pour desserrer le carcan d’un cadre strictement australien ou, à la rigueur anglo‑saxon, et pourvoir Ern Malley d’une dimension internationale et mondiale qui lui permette de devenir un objet significatif des affres, des contradictions et des succès paradoxaux d’un certain modernisme bientôt requalifié « post‑moderne ».

26Repartons donc des Déliquescences, d’une part, reproduites et traduites en appendice (p. 263‑301) au livre ici recensé, et des Énervés, d’autre part. J.‑F. Jeandillou nous rappelle7 que Gabriel Vicaire, poète bressan, et Henri Beauclair, « versificateur fantaisiste » et romancier « ironique », puis journaliste, avaient publié dans la presse, sous divers pseudonymes, dont celui d’Étienne Arsenal (transmuté de Stéphane Mallarmé) plusieurs fragments de leur grand œuvre avant d’en faire tirer 110 exemplaires (dont 10, HC, sous leurs vrais noms) chez « Lion vanné », à Byzance, le 2 mai 1885, sous le pseudonyme définitif d’Adoré Floupette. Il va de soi que cette mascarade superlative ne pouvait laisser croire à aucun lecteur doué de raison qu’une personne réelle possédât à l’état civil un tel nom et prénom — première différence avec Ern Malley, car il en existait plusieurs, en chair et en os, en Australie. Dans ces conditions, le pastiche parodique de Mallarmé et de Verlaine mêlés, et de quelques autres « décadents et symbolistes », ne pouvait non plus passer pour une œuvre pseudonyme au premier degré qu’aux yeux de quelques naïfs ou béotiens ignorant tout ou presque des modèles imités et plus ou moins désagréablement et sommairement ridiculisés8. La parodie burlesque de « Prose (pour des Esseintes) » de Mallarmé (« Mais ils disent le mot : Chouchou,/ Né pour du papier de Hollande/ […]/ Sous le trop petit caoutchouc. ») est si transparente, si criante qu’elle relève plus du « pamphlet », selon l’expression de Verlaine, que de la supercherie et de la mystification. Aucun éditeur, aucun poète même médiocrement cultivé n’aurait pu s’y tromper, comme Harris fut, hélas ou non, abusé par les écrits d’Ern Malley, sans passer pour un idiot auprès de la postérité. Une certaine intention de nuire est commune, mais pas du tout par le même procédé. Adoré Floupette est un clown qui s’affiche avec franchise, Ern Malley, dans son sérieux pervers, tendait un piège retors à Max Harris. Un certain Gabriel d’Encre (sous le nom de plume de Mermeix, et non le contraire, ce qui laisse perplexe) fut un des rares commentateurs à prendre (ou à faire semblant de prendre, à des fins hostiles) pour argent comptant l’autorité « décadente » des Déliquescences, comme le note Brooks (p. 183‑184). Il en résulte que les gambades de Floupette n’avaient pas la moindre vocation, volontaire ou non, à se transformer en pierre angulaire de l’esthétique symboliste française. Pas plus que ne tiennent debout sans leurs divers modèles respectifs les pastiches de Proust ou les charges de Reboux et Muller. La « vie » d’Adoré Floupette par son « vieil ami et camarade de classe », « Marius Tapora, pharmacien de 2e classe » fait de même irrésistiblement penser à l’apparition de « Charbovari » dans l’incipit du roman de Flaubert (« Nous étions à l'Étude, quand le Proviseur entra, suivi d'un nouveau habillé en bourgeois... ») et au pompeux Homais, devenu ici un faux modeste tirant toute sa gloire de la fréquentation d’un romantique anti–héros, sans parler du « Panier fleuri », nom supposé d’un « cercle décadent », mais qui conviendrait parfaitement à l’un des bordels affectionnés par Frédéric Moreau ou par son disciple Maupassant, comme le prouve sa reprise à cet usage dans Les Beaux quartiers d’Aragon.

27Respirons un instant. Pourquoi donc, à propos de Malley, invoquer Floupette, qui serait lui‑même vraisemblablement inspiré d’une autre charge parodique française, Le Parnassiculet contemporain (1866 et 1872) par Paul Arène (1843–1896, poète provençal, chroniqueur littéraire et collaborateur d’Alphonse Daudet) ? Pour de multiples raisons, factuelles comme textuelles, dont la moindre n’est pas que Floupette nous conduit tout droit aux enfants de Clovis. Les clés sont sous le paillasson des lectures, et dans l’analogie.

28— McAuley, après avoir dirigé en 1937 le numéro annuel d’Hermes, la revue littéraire de l’Université de Sydney (où planait déjà l’ombre malheureuse de Christopher Brennan), avait soutenu en 1940, à l’âge de vingt‑trois ans, un mémoire de MA intitulé « Symbolism : An Essay in Poetics », titre ambitieux s’il en est pour une dissertation cursive prétendant couvrir un vaste corpus français, anglais et allemand. Brooks note, dans son chapitre « James McAuley and the empty sign » qu’« il n’y a rien de particulier dans cette thèse indiquant que McAuley éprouve pour le symbolisme autre chose que de l’admiration9 » (p. 117), mais qu’« un changement de sentiment était peut‑être déjà dans l’air » (ibid.). À part le fait que la thèse, dans sa première partie en particulier, était autant une « approche du mysticisme que du symbolisme » (p. 118), ou qu’elle se fait l’écho de Fichte selon qui « le monde des phénomènes était une construction mentale » (ibid.) ou bien « l’imaginaire n’est peut‑être pas vrai, mais il est aussi réel que n’importe quoi d’autre, et il se produit dans le domaine ordinaire de l’expérience » (p. 119), les poèmes d’Ern Malley en de nombreux endroits aussi bien que la Déclaration préliminaire (« Preface and Statement ») qui leur servait d’introduction et de manifeste insistent sur le vide spirituel et le vide du signe en même temps qu’ils en font une chose réelle. En lisant, dans le poème « Petit testament » (titre en français dans le texte) : « It is something to be at last speaking/ Through in this No‑Man’s Language appropriate/ Only to No‑Man’s Land », il est en effet impossible de ne pas percevoir la continuité de l’aboli bibelot d’inanité sonore, à travers Eliot qui le babélisa lui‑même à la suite d’Apollinaire. Continuité encore, du fil du rasoir, avec plusieurs maximes préfacielles d’Ern Malley, comme celle‑ci : « on the level where the world is mental occurrence, a point‑to‑point relation is no longer genuine », dont Brooks remarque que ce pourrait être une réflexion de McAuley telle quelle (p. 123), comme le premier poème de The Darkening Ecliptic était un inédit de McAuley, tel quel.

29— McAuley, au cours des recherches menées pour son MA avait difficilement pu passer à côté d’Adoré Floupette ; c’est Vicaire qui, le premier, avait employé l’appellation de « Symboliques » alors que Verlaine, dans le même temps, se déclarait encore « décadent ». La superposition de ces deux termes se retrouvait implicitement, ajouterai‑je, dans « Zone » avec l’ironique nostalgie du christianisme et des symboles antiques qui parcourt ce poème où « Les étincelles de ton rire dorent le fond de ta vie/ C'est un tableau pendu dans un sombre musée/ Et quelquefois tu vas le regarder de près ».

30Tiens, tiens... C’est l’ekphrasis d’un étrange tableau « sur l’eau » de 1880, Les Énervés de Jumièges10, d’Évariste‑Vital Luminais (1821‑1896) qui ouvre les Déliquescences, comme l’ekphrasis de la vue d’Innsbrück, 1495, reflétée dans la rivière, ouvre The Darkening Ecliptic. Coïncidence d’autant plus troublante que, si une version des Énervés, celle qui porte ce titre, appartient au musée de Rouen, une autre, pas plus différente que deux images d’un jeu des 7 erreurs, intitulée The Sons of Clovis II, se trouve, depuis son acquisition à la fin du xixe siècle, pendue dans le sombre musée qu’était encore naguère la New South Wales Art Gallery de Sydney. Les auteurs derrière la figure d’Ern Malley, McAuley en particulier, ne pouvaient manquer de connaître ce tableau, cette grande machine livide, fascinante et repoussante à la fois, que je découvris moi‑même là trente ans après, me barrant en quelque sorte le chemin quand j’allais rendre visite à la tout aussi énigmatique mais délicieuse muse aborigène de la Music Lesson de Sidney Long, dans la salle à côté.

31À partir de là s’installent, sans tout expliquer, les motifs du deux, du double, de la schizé, du miroir et de la gémellité, que Brooks déploie par éclats avec une habileté hautement fractale. Car rien ne saurait mieux caractériser Ern Malley, et peut‑être d’ailleurs la démarche poétique moderne dans son essence, de Mallarmé à Roubaud, en passant par Eliot et Stevens, que « la similarité à soi‑même ». L’identité y est duplicité (et rien que duplicité). Si les Déliquescences sont, sous l’herbe, un composite burlesque de Verlaine et de Mallarmé par Vicaire et Beauclair, et si Floupette est le jumeau du pharmacien Tapora (tape‑au‑ras / ô atrap), et s’ils sont ensemble une réédition des copistes Bouvard et Pécuchet, Bovary, normand, trébuche près de Rouen. McAuley, dont le nom inclut celui de Malley, avec une l en moins et « c‑u » en plus, et Stewart, son Sancho Panza, sont deux aussi pour faire leurs fleurs de Malley, dans lequel Harris reconnaît son alter ego génial. Les uns sont morts et/ou inexistants, Ethel n’est pas ce qu’elle est non plus, les autres sont vivants mais savent ne devoir survivre que sur le papier, tous ont plus ou moins le même âge, celui d’Ern à sa mort, celui que paraissent les deux fils de Clovis II et de Bathilde, punis, selon une légende anti‑historique, pour avoir voulu prendre le pouvoir pendant l’absence de leur père parti pour une improbable croisade. Les « énervés » sont étendus, dérivant sans gouvernail au fil de la Seine, sur un radeau de la Méduse où ils n’auront pas le temps de se manger l’un l’autre (ni de faire « pire »), car, sans qu’on sache s’ils vont ou viennent, ils s’échoueront bientôt sur quelque côte inconnue, comme, j’allais dire « jadis », Cook ou La Pérouse à Botany Bay. Ils n’y poseront pas le pied, on leur a brûlé les tendons des jarrets pour un crime11 qu’ils n’ont jamais été, dans la vie, en âge de commettre. Énervés, ils le sont aussi au sens ancien de faibles, alanguis, ramollis, déliquescents. Objets doublement similaires à eux‑mêmes, ils se reflètent l’un l’autre et de Rouen aux antipodes, des antipodes à Rouen, comme Innsbrück, trois ans après la découverte de l’Amérique, qui n’était pas l’Inde mais son double, continue de se refléter, semblable et inverse, dans les eaux lisses de son propre miroir.

Pour un imaginaire de la poétique : une leçon de théorie critique

32Est‑ce à dire que, saisi par le démon de l’analogie et du proche en proche, ou abandonné au sommeil de la raison que cause la tentation de surinterpréter, la méthode Brooks engendre des monstres mi‑partie et bicéphales comme celui que je me suis plu à nommer Adoré Malley, mais que j’aurais pu appeler Ern Floupette, Clovis Mallette ou Steve McArmé, comme on pourrait aussi ficeler en une seule valise peinte un Luminolan ?

33Devrait‑on lui reprocher de bâtir sur ou de composer avec des objets aussi hétérogènes, a priori, que peuvent l’être des traits prosodiques ou lexicaux des poèmes de l’Écliptique et, d’autre part, des faits non textuels tels que les relations entre divers jeunes gens d’Adelaide, de Melbourne et de Sydney, ce à quoi ils pouvaient employer leur temps dans les dépendances de l’état‑major en 1943, ou les graves troubles psychologiques dont souffrait McAuley ? Ou encore le blâmerait‑on, à la suite de plusieurs, de faire trop grand cas de la paronomase onomastique, quand il envisage, au chapitre 12, « In the name of Malley », les parentés possibles d’Ern Malley avec le logicien autrichien Ernst Mally (1879‑1944), disciple de Meinong — théoricien des objets inexistants — et avec l’officier de l’IRA Ernie O’Malley ? Ne se livrerait‑il pas là à un périlleux exercice de pseudo‑décryptage, à la manière de Ferdinand de Saussure, avec ses anagrammes proliférant à vue d’œil dans les vers latins et grecs, d’autant plus tentants (et d’autant plus nombreux) qu’ils sont mieux cachés ? Y aurait‑il du Brisset là‑dedans ?

34Il n’en est rien, à mon sens. Si Brooks nous entraîne finalement dans des excursus du côté d’« échardes », de fragments tardifs du puzzle qui n’avaient pas trouvé leur place dans le corps de l’ouvrage (Trakl, d’un côté, celui de McAuley, et, de l’autre, un certain poète japonais baptisé Ho‑o par son sosie et « traducteur » Harold Stewart), ce n’est point ou en tout cas pas seulement dans une transe transgressive, dans un vertige borgésien ou possédé par l’esprit matriciel de l’hypogramme, dont il faudrait l’exorciser.

35L’écoute extrêmement attentive de l’imaginaire poétique (littéraire), tel qu’il est informé par le Zeitgeist et le restitue diffracté, converti, détourné, figuralisé autant que figuré par cet acteur de communication très contraint qu’est le sujet poétique luttant pour toutes ses libertés, dynamise l’imaginaire d’une poétique de la lecture, qui n’est, elle, ni imaginaire ni surtout fantaisiste, ni extensible jusqu’à l’informe, ni emprisonnée dans des grilles imposées par avance. Ce que fait Brooks, en excellent comparatiste intertextuel et à l’inverse de Heyward qui téléphonait à tout bout de champ à Harold Stewart, à Kyoto, pour « vérifier » des sources possibles d’Ern Malley (p. 238), c’est s’aventurer le plus loin possible dans les deux sens de la lecture, jusqu’au tréfonds de la microlecture, et jusqu’aux lointains bleutés, sinon aux mirages de l’hypertexte désiré. Par un rapprochement volontariste et une triple prise de distance, du texte avec lui‑même, dans sa fragile ressemblance à soi‑même, du lecteur aux textes — mais d’une façon radicalement opposée à celle d’un Franco Moretti —, et des textes au non‑textuel, Brooks se place dans une position d’observation active qui, parce qu’elle n’est pas myope, correspond à l’excentrement croissant de la culture antipodéenne en ce qu’elle n’est plus appendicielle à Londres, mais tendue entre différents pôles très écartés les uns des autres (les Europes du Sud, les Asies postcoloniales, l’Amérique du Nord, avec, à pareille distance, paradoxalement, le refoulé aborigène).

36Il pourrait sembler incongru que la vieille « French connection » australienne (Mallarmé‑Brennan‑Hope/Chisholm‑Chambers, entre autres) refasse surface dans ce rôle stimulant, mais ce serait oublier qu’elle véhiculait avec elle non seulement une possible esthétique nihiliste du signe vide, mais aussi la plénitude possible des ailleurs entrevus et mythifiés par les orientalismes, en même temps que ceux, temporels, d’un nouveau tohu bohu, le concret et le quotidien de la modernité. Parti pour être le roman d’une enquête de détective en chambre sur l’identité d’un auteur fictif, le livre de David Brooks nous donne en fait une rare leçon de théorie des objets esthétiques dans un monde‑toile qui se tisse désormais à partir de ses bords.

37Qui traduira Ern Malley en français, comme Brooks et John Scott ont traduit en anglais le moins méritant Floupette ?