Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Février 2012 (volume 13, numéro 2)
Catherine Ingard

Imaginaire etcetera : ménage

Claude-Pierre Pérez, Les Infortunes de l’imagination. Aventures et avatars d’un personnage conceptuel de Baudelaire aux postmodernes, Saint‑Denis : Presses universitaires de Vincennes, coll. « L’imaginaire du texte », 2010, 332 p., EAN 9782842922610.

1De Baudelaire, on rappelle fréquemment qu’il a fait de l’imagination une reine. On se souvient moins que le Salon de 1859, qui le premier proclame cette souveraineté, le fait dans une phrase qui annonce aussi sa disparition : « L’imagination, cette reine des facultés, a disparu »1. Le même texte, et d’autres, font d’ailleurs état du « discrédit » et même du « massacre2 » de cette souveraine dans la France contemporaine.  

2Nombreuses sont les récurrences de cette thématique sacrificielle ; surprenante leur dispersion durant tout le siècle suivant. Dans les premières pages de son livre, Claude-Pierre Pérez cite Karl Kraus (« meurtre de l’imagination »), Claudel (« catastrophe de l’imagination »3), Beckett, plus ambivalent (« Imagination morte, imaginez »), et encore Jean Baudrillard (« Rien ne s’imagine plus puisque tout se visualise4»), et l’anthropologue Marc Augé, demandant en 1997: « Sommes-nous encore capables d’imagination ?5»…

3D’une part « l’imagination » est devenue de nos jours l’objet d’une bienveillance qui paraît être sans limite. Pas un jour ne se passe sans qu’un media ou un ministre n’exige « de l’imagination » des acteurs de la vie sociale ; pas un qui ne veuille la « mettre au pouvoir », selon un slogan qui devrait être inscrit dans une réédition revue et mise à jour du Dictionnaire des idées reçues de Flaubert. Et d’autre part, on ne cesse d’annoncer sa perte, ou sa fin : Wake of imagination, « veillée funèbre de l’imagination », titrait Richard Kearney en 19956. Est‑ce le goût des catastrophes ? Est‑ce parce que « narrer qu’elle est perdue, c’est encore honorer sa présence imprésentée », comme disait Jean‑François Lyotard7? Est-ce à cause de la (trop) fameuse « crise du sujet » qui porte à douter de tous les pouvoirs qui lui furent jadis attribués ? Est‑ce à cause de l’instrumentalisation sociale dont l’imagination est aujourd’hui victime, de la fonctionnalisation du désir, dérivé vers les conduites forcées de la consommation de masse ? À cause de ce que Pierre Klossowski appelait la réduction des « phantasmes individuels » par « l’esprit industrialiste 8» ?

4Ce qui est sûr, c’est que cette « infortune » coïncide visiblement dans les disciplines qui sont les nôtres, avec une sorte de méfiance à l’égard du mot imagination. La théorie se méfie, depuis un certain temps déjà, de cet héritage de la psychologie des facultés, d’une notion psychologique « grossière » (Valéry9), d’un concept propre à ravir les « ignorances enthousiastes » (Dewey10), et qui est en tout cas trop « naïvement utilisé » (Derrida11). Les manuels eux‑mêmes, désormais, n’osent plus l’employer, s’ils l’emploient encore, qu’avec des pincettes :

Image, oui, sans doute. Imaginaire, tant qu’on voudra. Imaginal, à la rigueur. Mais imagination ? Le mot se rencontre encore, bien sûr. Les historiens n’ont pas oublié l’importance qu’il a eue jadis. Il arrive même ici ou là que tel ou telle s’en serve encore comme d’un concept opératoire : mais de moins en moins, fugitivement, et faute de mieux, dirait‑on. L’imagination était, il n’y a pas si longtemps, un sujet de réflexion obligé pour les étudiants de littérature. Elle a disparu, ou à peu près, des ouvrages qui leur sont aujourd’hui destinés dès lors que le propos n’est pas strictement historique […] En dépit de Sartre, de Caillois, de Bachelard, et plus récemment des cognitivistes, sa légitimité théorique semble désormais incertaine et, si l’on peut dire, résiduelle12

5Ce mot qui désignait tout récemment encore (et qui désigne toujours, tant bien que mal) une capacité réputée être par excellence celle des artistes, leur « première qualité » selon Voltaire et selon Delacroix, l’art même dans le système de Kant — ce mot semble se retirer du lexique savant de la discipline… Or, ce mot — dit Cl.‑P. Pérez — s’en va sur des pattes de colombe : ceux qui l’évitent, ou qui le contournent, ne s’expliquent guère sur leurs raisons (Starobinski est l’un des rares à y avoir prêté attention13). Alors que l’on a tant glosé sur « la révolution silencieuse » qui a fait glisser le sens du mot littérature entre le xviie et le xviiie siècle, qu’on a voulu y voir l’indice d’un « changement de cosmologie14», pas moins, le retrait d’imagination ne suscite guère de commentaires.

6C’est à cette réticence que le livre entend mettre fin.

Lexique

7Il le fait au prix d’une enquête qui n’est pas systématique (difficile de l’être sur un pareil sujet) mais qui ne manque pas d’ampleur. Bien que nettement centrée sur les deux derniers siècles (de Baudelaire aux postmodernes, dit le sous‑titre), il ne craint pas les reconnaissances bien plus lointaines : du côté de la phantasia des Grecs et des Latins et de leurs arts de mémoire (memoria a parfois été l’un des noms, l’un des « avatars », dit Cl.‑P. Pérez, de ce que nous appelons imagination), de la dorveille des médiévaux, ou encore des Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, ou des Plaisirs de l’imagination d’Addison.

8L’essai se distribue en trois parties. La première et la dernière sont constituées d’études monographiques, traitées comme des exempla, tandis que la partie médiane s’attache à examiner l’histoire et l’usage des mots (imaginaire, symbolique, phantasme, image…) par lesquels nous remédions aujourd’hui au retrait d’imagination, et aux embarras qu’il suscite.

9Cette partie centrale, intitulée « Les mots pour la dire », constitue le cœur du livre.

10Cl.‑P. Pérez y retrace notamment « L’assomption de l’imaginaire », c’est‑à‑dire l’entrée en scène d’un « personnage conceptuel » auquel chacun désormais a constamment recours, dans tout le champ des sciences humaines, de l’anthropologie à la sociologie, de la philosophie à la psychanalyse ou à l’histoire. Cette ubiquité a fait oublier que le personnage en question est un nouveau venu : la diffusion de l’adjectif substantivé n’est pas antérieure à la fin du xixe siècle ; sa faveur est bien plus récente, et date probablement du livre éponyme de Sartre. Puis, le succès venu après que Lévi‑Strauss et Lacan se sont emparés du mot, les acceptions n’ont pas cessé de se diversifier : chacun sent bien que l’imaginaire de Bachelard ou de Castoriadis n’est pas celui de Sartre ou de Malraux ; que celui de Jacques Le Goff est autre que celui de Jacques Lacan. C’est peu dire que cette dispersion ne facilite pas la tâche de l’analyste. Doit‑elle pour autant le décourager tout à fait ?

11« L’imaginaire » s’entend aujourd’hui par opposition avec « le réel ». Il a ainsi repris le rôle qui a été longtemps dévolu (durant tout le xixe siècle) à « l’idéal ». Peut‑on en conclure que « l’imaginaire » aurait assuré une sorte de relève de l’idéal, quand l’idéalisme n’en peut mais ? Gilbert Durand (que Cl.‑P. Pérez ne cite guère, on devine qu’il le goûte peu) définissait curieusement l’imaginaire comme « euphémisation ». On songe aussi bien sûr à la « confiture exquise » moquée par Rimbaud ; aux « friandises » vomies par Beckett… « L’imaginaire », écrit Cl.‑P. Pérez, en faisant allusion au poème de Baudelaire, « c’est l’idéal — mais après la “perte d’auréole” ».

12Dans l’une de ses acceptions les plus courantes, toutefois, « l’imaginaire » est aujourd’hui le nom d’une dé-raison, d’une « folie »15 (salutaire ou désastreuse, libératrice ou asservissante, c’est selon) ; mais c’est aussi souvent le mot grâce auquel cette « folie » peut être replacée sous la légalité et le quadrillage rationnel. La fortune de « l’imaginaire » témoigne à la fois de la faveur de l’irrationalisme et de la puissance des rationalismes ; de la « haine de la raison » et de notre passion pour elle. On sait (par exemple) que le lacanisme classique tend à inscrire l’imaginaire dans « un discours qui s’ordonnerait intégralement de S »16 le subordonnant ainsi au Symbolique, et légitimant ce qu’Éric Marty a appelé une « chasse à l’imaginaire », ou (retrouvant le mot et la métaphore de Baudelaire) un « sacrifice de l’imaginaire »17. On sait aussi que « l’imaginaire », dans un sens plus courant, moins technique, incite souvent à penser non plus en termes d’activité (comme invite à le faire imagination, à cause de son suffixe)mais en termes de stocks ordonnables, sinon ordonnés. En d’autres temps, on a parlé de rêves, de chimères, d’imaginations (au pluriel). « L’imaginaire » (au singulier) présume, chez Bachelard déjà, que ces chimères font système, qu’elles s’agencent l’une avec l’autre à l’intérieur d’une « structure » ou d’un « univers » : qu’elles ont, comme chacun le dit, leur « logique », ou leur « syntaxe », et que les psychologues, les sociologues, les critiques peuvent en faire légitimement un objet d’étude et de réflexion raisonnée. Ainsi Le Goff, candidement scientiste : « Les modèles de l’imaginaire relèvent de la science »… Ou Lévi‑Strauss, plus précautionneux : « c’est précisément […] là où l’esprit semble le plus libre de s’abandonner à sa spontanéité créatrice, qu’il sera intéressant de vérifier s’il obéit à des lois […]»18. Les projets de « modélisation des imaginaires » qui prennent corps aujourd’hui avec des arrière-pensées industrielles non dissimulées ne font que poursuivre hardiment dans cette direction ancienne19.

13Cl.‑P. Pérez consacre d’autres chapitres au symbolique, au mythe (catégorie, on l’oublie trop,  qui n’a que l’âge des Lumières20, et dont certains anthropologues remettent aujourd’hui en cause l’universalité), à l’image, au phantasme (ou fantasme) dont la diffusion là encore n’est pas très ancienne.

14Quand Apollinaire, en 1910, présente L’Hérésiarque et Cie comme un livre de « phantasmes », la presse qui l’annonce comme tel encadre le mot d’une paire de guillemets ; et dans le catalogue de la BnF aucun titre contenant ce mot n’est antérieur à 1964. Le mot vient de loin, cependant, et Cl.‑P. Pérez peut faire son histoire depuis les Grecs et les Latins, jusqu’à sa résurgence dans la littérature de la décadence, qui le colore de réminiscences chrétiennes, et même liturgiques. C’est là, chez Huysmans, Retté, ou Gourmont (ou peut-être aussi dans l’anglais de Myers) que les premiers traducteurs de Freud iront le chercher pour traduire la Phantasie du médecin viennois, avant que leurs successeurs des PUF, sous la direction de Jean Laplanche, ne reviennent aujourd’hui sur ce choix et ne lui préfèrent la fantaisie21.

15« Fantasme », ce mot savant, est entré désormais dans la langue de tous les jours. Il hante, écrit Cl.‑P. Pérez, « les confins improbables de la philosophie, de la théologie, de la psychanalyse, des ghost tales, du spiritisme et de la pornographie ». Il est peut être légitime de le constituer en objet de science (la psychanalyse est‑elle vraiment parvenue à le faire ?) ; mais cet « objet » est historique. Notre fantasme n’est pas la même chose (sous un autre nom) que la rêverie de Rousseau et de Diderot, par exemple. Et l’intérêt de l’âge industriel, puis post-industriel, pour cette « singularité quelconque » est solidaire d’une certaine pratique, d’un certain usage des images mentales, qui lui est propre, et dont Cl.‑P. Pérez cite des exemples qu’il prend chez Schwob, Barthes, Robbe‑Grillet, ou encore Quignard.

Auteurs

16On ne retracera pas ici toutes les riches analyses de ce livre, toutes les suggestions qu’il contient. Il faut cependant mentionner, à côté des chapitres synthétiques qui viennent d’être évoqués, ces chapitres (ou fragments de chapitres) monographiques, consacrés à une quinzaine d’auteurs, de Baudelaire jusqu’à Klossowski, Quignard ou Cadiot, en passant par Michaux, Beckett ou Canetti, tous envisagés sous l’angle de leur rapport à « l’imagination ».

17Rien ici pourtant d’une critique thématique : « Mon propos », écrit Cl.‑P. Pérez, « est d’interroger l’acte d’imaginer en amont des objets qu’il se donne. Les singularités qui m’intéressent regardent non les choix d’objets, mais les modalités ou les modulations, à travers le temps et les œuvres, du « geste » imaginatif : sa qualité plus que son contenu ; son “comment ?” plutôt que son “quoi ?”. »

18Quant aux « doctrines », comme dit Baudelaire, Cl.‑P. Pérez aime le moment où le système, la « science enfantine et vieillotte22» se trouve pris en défaut. Il n’est jamais si convaincant que lorsqu’il met en évidence le flottement (il dit « le tremblé ») de doctrines qu’il voit au mieux comme des à peu près, parfois comme des dénégations :ainsi les assertions de Baudelaire à propos de l’imagination, abusivement unifiées par le commentaire de l’école, mais décrites ici comme un ensemble de propositions susceptibles d’être révisées, ou modalisées, et non une collection stable ou régulièrement croissante de vérités présumées ; ou encore, les contes de Schwob, démentant à la muette l’apologie de l’imagination qui se donne à lire dans les articles. Il témoigne plus de confiance aux œuvres, à la façon dont elles présentent ce qu’il appelle « l’événement d’imagination » : à la manière dont elles « imaginent l’imaginant », à la phénoménologie de l’invention et de l’expérience imaginative qu’elles présentent parfois. Ainsi, Rimbaud, s’employant, dit Cl.‑P. Pérez, à « changer la vue » en forçant la faculté imaginante, en la conduisant jusqu’à son point d’impuissance, jusqu’à ces expressions qui, comme disait Valéry, « passent délibérément notre pouvoir d’imaginer ».

19La troisième partie du livre retrouve ou reprend ces questions, dans des chapitres consacrés à Claudel, Breton, Michaux et Beckett : tous ont en commun de mettre en lumière la façon dont ces auteurs peuvent à l’occasion déplacer la question de l’imagination, moins en théorisant à son propos, qu’en suggérant de nouveaux gestes, ou de nouveaux rôles, pour l’imaginatif.

20Claudel, par exemple, sur lequel Cl.‑P. Pérez a déjà publié trois livres, fait l’objet de deux chapitres : le premier l’associe, de manière provocatrice, à Breton (en raison du récit qu’ils font l’un et l’autre de l’invention d’une manière nouvelle de poétiser) et le second, de manière guère moins inattendue, à Michaux. Il montre à ce sujet comment Claudel, aussi bien que Michaux, substitue à une imagination trop souvent donnée comme aptitude à « voir », systématiquement rabattue sur les images et le visuel, une imagination qui s’imagine comme action et comme « devenir ». Imaginer l’arbre, pour Claudel, ce n’est pas former une image de l’arbre absent, c’est s’arboriser, c’est pousser des branches, c’est devenir un arbre ; et de même, chez Michaux (le Michaux de Magie, par exemple) le devenir‑fleuve, ou pomme. Dans un monde qui se voue désormais tout entier au faire, entièrement tourné vers la vita activa, il semble que les poètes (les moins routiniers d’entre eux) ne veuillent plus se résoudre à être les hommes du voir, ni même du dire. Ils veulent agir, eux aussi, comme tous les autres autour d’eux.

21Le chapitre consacré à Beckett montre comment Imagination morte imaginez (un très court texte de 1965, dont le titre, soit dit en passant, décrit précisément le projet du livre de Cl.‑P. Pérez) l’interprète comme reprise et disqualification de la métaphore théologique et vitaliste de la création. Celui qui imagine ici une étrange rotonde hésite, tergiverse, il délibère son image. Il ne la « crée » pas, il ne l’engendre pas : il la constate, ou il la produit, malaisément, « après mûre imagination23», comme une « fiction surveillée ». L’image n’imite pas : mais elle modélise, dans une proximité avec les entreprises scientifiques qui lui sont contemporaines. Dire alors que l’imagination est « morte », c’est dire que le développement de la pensée scientifique a périmé une certaine « espèce » ou une certaine pratique de l’imagination: celle qui pouvait se croire « créatrice »; celle qui pouvait se concevoir comme une autre manière d’explorer le monde et une autre manière, libre et « sauvage », de connaître. Paradoxalement, c’est Bachelard qui fournit la formule la plus nette de cette limite sur laquelle vient buter l’imagination des modernes :

Nous ne pouvons plus penser que mathématiquement; du fait même de la défaillance de l’imagination sensible, nous passons sur le plan de la pensée pure, où les objets n’ont de réalité que dans leurs relations24.

22On n’a fait que donner un bref aperçu des analyses contenues dans ce livre. Sa conclusion s’attache à un rapide parcours consacré à « l’imagination en régime post-industriel ». Elle cite Klossowski (la prolifération des stéréotypes revenant à « supprimer les conditions de la rêverie et à réduire les phantasmes individuels »25) Cadiot (qui s’approprie les stéréotypes et active les langages morts) et le « techno-imaginaire », qui porte le rêve d’une imagination machinique, entièrement mathématisée. Le modèle du réseau, qui s’impose à tous les arts contemporains, disqualifie au même moment l’imagination individuelle en tant qu’origine ou création. Plus de centre, plus d’émetteur privilégié, mais des segments de textes interconnectés, quasiment sans auteur, et d’ailleurs sans vérité, des « paquets » circulant vite d’un port à l’autre du réseau, du système de liaison à multiples entrées, conçu non pas pour ex-primer, ni pour « créer », ni même pour « transformer », mais pour connecter, dans ce que l’on peut appeler avec Quignard une « synchronie irrésistible » … Infortune de l’imagination ? Wake of imagination, comme titrait Richard Kearney ?Ou nouveau régime d’imagination ? Pérez termine en citant Beckett, à nouveau : imagine si ceci/un jour ceci/un beau jour/imagine/si un jour/un beau jour ceci/cessait/imagine26.

23On n’imagine pas.