Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Novembre-Décembre 2011 (volume 12, numéro 9)
Boris Lyon-Caen

Claude Duchet, un activisme critique

Claude Duchet & Patrick Maurus, Un cheminement vagabond. Nouveaux entretiens sur la sociocritique, Paris : Honoré Champion, coll. « Poétiques et Esthétiques XXe-XXIe siècle », 2011, 266 p., EAN 9782745323125.

1La sociocritique souffre, en France, de n’être pas portée par des institutions... franco‑françaises ; c’est essentiellement en Belgique, en Suisse ou au Québec1 que ses développements les plus récents consacrent une dynamique véritable, intellectuelle et académique. Ses orientations souffrent également — ceci expliquant largement cela — d’être enracinées dans le champ théorique des années 1960, et de se voir aujourd’hui prises en étau entre le formalisme post‑structuraliste et la sociologie de la littérature d’inspiration bourdieusienne2. Or la sociocritique façonnée et fécondée par Claude Duchet, à l’Université Paris VIII et dans la revue Littérature, se refuse aussi bien à penser un « texte pur » (p. 78) qu’à l’expliquer par son dehors. Refus inconfortable, retirant toute assise propre au critique littéraire... Une troisième voie s’en trouve pourtant dégagée, que Le Cheminement vagabond tente précisément de justifier et de pratiquer, exemples à l’appui. Il s’agit d’« ouvrir l’œuvre du dedans » (p. 107), depuis ses zones les moins suspectes ou au contraire les plus étranges, pour y débusquer — comme plissée — une socialité au travail. De cette socialité, nous rappellerons plus loin les contours. Notons ici qu’à l’école d’Althusser, et comme en écho aux Mythologies de Barthes, cette lecture symptomale ne cesse jamais d’être « immanente » : tout au plus l’analyste épaissit‑il le texte, le transformant en champ de forces, décelant ou dessinant une tectonique des plaques insue de l’auteur lui‑même. Ceci, sans l’arm(at)ure méthodologique, que l’on peut rencontrer chez Alain Viala ou Jacques Dubois (pensant « l’institution » et l’autonomisation de la littérature), chez Marc Angenot ou Alain Vaillant (cartographiant les formes et les circulations du « discours social »), chez Henri Mitterand ou Ruth Amossy (dans le cadre de leur « socio-stylistique »), voire chez les alter ego de Claude Duchet que sont Pierre V. Zima ou Edmond Cros3...

Zones de turbulence

2Le présent volume vient prouver, jusque dans sa composition formelle, le caractère aléatoire et mouvementé de l’exploration sociocritique4. Sa structure, d’abord, en est hétéroclite. Trois séries d’entretiens y figurent (intelligemment menés par Patrick Maurus et Isabelle Tournier), datant de 1995, 1999‑2001 et 2005, entrecoupés d’articles parfois inédits de Claude Duchet — seize au total, soit la moitié de sa production en revue. Le tout est suivi d’un index des notions, fort appréciable, ainsi que d’une bibliographie établie par Kim In‑Kyoung, recensant — sans italique aucun — les travaux accomplis par le maître de 1962 à 2003. Faut‑il ensuite regretter la mise en forme de ces pages pionnières, qui n’est pas toujours à la hauteur de leur importance ? Sans doute... Les virgules baladeuses (p. 119) et les points oubliés (p. 156), les majuscules (p. 105) ou les espaces intempestifs (p. 171), les sauts de ligne (p. 134) et les italiques négligés (p. 83 ou en bibliographie), les coquilles enfin (p. 155, p. 170), présentes jusque dans la table des matières (p. 266), peuvent gêner la lecture. Doit‑on déplorer les coupes infligées à certains articles enfin réunis, qui perdent ainsi en clarté et parfois en intérêt, et qui se voient amputés de nombreuses notes, précieuses parce que datées ? Assurément...

3Pourtant, sans se vouloir jamais « aboutie », la réflexion menée ici reste toujours suggestive. Y sont ébauchées et entremêlées, essentiellement à l’échelle historique du xixe siècle et dans le cadre générique du roman, des propositions théoriques et analytiques inventives et séduisantes. Ces propositions, qui résultent d’une écoute à la fois soupçonneuse et flottante des textes littéraires, en font l’espace d’une triple turbulence :

  1. Le bruissement d’une socialité. Cl. Duchet appelle « cotexte » cet ensemble de traces — objets, valeurs, noms propres — qui « dans le texte ouvrent à un en‑dehors du texte, sur un ailleurs du texte, sur un domaine de références avec lequel le texte travaille » (p. 44). Mais comme traces, ces composantes d’un « être‑ensemble » (p. 169) déforment le réel plus qu’elles n’informent le lecteur. Même et surtout chez un romancier comme Zola — La Curée, Germinal et La Bête humaine constituant ici des bases de travail privilégiées.

  2. La prégnance d’une conflictualité. Les impuretés repérées par l’analyste le font remonter à ce qu’Étienne Souriau appelait une « situation questionnante »5. Au regard de cette situation, plus ou moins formalisée, le tracé romanesque apparaît alors comme « une formation de compromis » (p. 154), toujours incertaine, toujours disputée, compliquée d’ailleurs par le geste interprétatif. La sociocritique caractérisera « l’état de belligérance interne » (p. 125) constitutif du texte littéraire ; du texte ainsi devenu littéraire, pourrait-on ajouter.

  3. L’affleurement d’un impensé. À relire les articles ici réunis, l’idée d’« inconscient social » frappe par son insistance et son efficacité. C’est elle qui permet ou exige de se passer des notions d’auteur et de signification : en lieu et place de significations voulues (et constatées), le texte rendu à ses mouvances manifeste — comme dans le travail du rêve — une signifiance opaque, tordue, difficilement « identifiable » (p. 127). Or comme l’indique Cl. Duchet, « une maison qui n’a pas de chambre à coucher ne signifie pas que la sexualité en soit absente » (p. 148)...

4Les trois niveaux que nous distinguons ici s’articulent autour d’une notion‑clé, le sociogramme, véritable fil conducteur du Cheminement vagabond. Les sociogrammes du Bourgeois, de la Ville, du Dix‑neuvième siècle, etc., insufflent une force de conflictualité à la socialité romanesque, que l’idéologie vient lisser ou gommer6, que l’écrivain rature ou travestit sans relâche — en un travail de refoulement que Cl. Duchet n’est pas loin d’appeler littérature. Plutôt que des « thèmes », délimitant de « simples champs sémantiques » (p. 57), ce sont là des « concepts critiques » (p. 154) appelés à fomenter de véritables « champs magnétiques » (p. 155).

Socio-stylistique de Claude Duchet

5Parmi les points stratégiques du texte, permettant d’articuler la théorie et la pratique sociocritiques, les débuts et les fins de romans occupent une place privilégiée. Soit par exemple cet extrait de « Signifiance et in‑signifiance : le discours italique dans Madame Bovary » (1976) :

Flaubert, qui estime que 1851 a frappé d’impuissance, a castré la force populaire — et barbare — s’installe alors au‑dedans, au plus épais du discours bourgeois, dans les mœurs. Dès son titre Madame Bovary. Mœurs de province, il énonce la nomination bourgeoise du monde et déclenche le mouvement de l’in‑signifiance, les mécanismes de la dépossession. L’état‑civil, d’abord, est détournement de l’identité héroïque, altération de la personne. Emma eût été le titre romanesque à l’instar d’Indiana ou de Lélia. Emma Bovary, comme Eugénie Grandet, eût commencé à introduire la dimension sociale du patronyme puisque ce dernier suppose a priori un entour familial, une histoire. Madame, substitué au prénom, socialise entièrement l’inscription titulaire : « Madame Bovary !... Eh ! tout le monde vous appelle comme cela !... Ce n’est pas votre nom, d’ailleurs ; c’est le nom d’un autre ! » Rien dans ce titre n’appartient à Emma, et le roman sera exactement le roman de ce titre, le roman de la socialité d’Emma, non pas roman de mœurs mais roman des mœurs, précisément. On peut considérer que le sous‑titre engendre le titre et que Madame Bovary est issu(e) d’un discours social, celui qui instruira le procès de Madame Bovary, femme et livre, mais qui balise aussi, pour le personnage éponyme, les chemins de son désir. Ainsi se désigne, dès le premier italique du texte, l’autre sujet du roman, l’autre du roman. Le mot mœurs introduit la voix du on ; et à travers elle, tissées dans le texte l’extériorité des codes (le dictionnaire des idées à recevoir) et une intériorité socialisée de la parole. (p. 98)

6L’analyse travaille ici à ouvrir, à décanter, à déplier un titre de roman. Là où Flaubert stabilise et concentre la signification, la donnant pour évidente, la sociocritique met le texte en mouvement : elle en traite comme d’un mobile, cause et conséquence d’une dynamique complexe, sans commencement ni fin véritables. L’interpréter revient à le situer (le critique se situant ainsi — du même coup — dans le champ universitaire ou intellectuel) ; et Cl. Duchet de suggérer ce qu’un tel titre aurait pu être, de le gloser sur le mode de la traduction... Deux gestes forts se conjuguent dès lors : un geste d’implosion et un autre d’explosion. Implosion engage ici repérage d’un jeu, en interne, au sein même du texte‑cible ; un texte disséqué et démembré : détriplé d’abord (jeu entre Madame et Bovary, jeu entre le titre et le sous‑titre), puis logiquement interverti sous le coup d’une socio‑acoustique audacieuse (le titre comme parole rapportée du sous-titre). De là l’explosion qui se produit alors dans trois directions : en amont, du côté de l’histoire (les années 1850 telles que soi-disant vécues par l’écrivain) ; en aval, du côté du récit à venir (tel que programmé par le titre) ; et quelque part à l’intersection des deux, du côté de l’auteur, une fois l’allusion faite au procès du livre Madame Bovary et à un autre opus flaubertien, Le Dictionnaire des idées reçues. Ainsi Cl. Duchet aura‑t‑il détartré une suite lexicale apparemment plate ou trop pleine, projetant dans le granit flaubertien tout un faisceau de flèches interprétatives, destinées à lui redonner vie et force de frappe.

7La même énergétique, le même activisme critique est à l’œuvre dans sa lecture de l’incipit lui‑même : « Nous étions à l’étude, quand le Proviseur entra, suivi d’un nouveau habillé en bourgeois et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre ». Qu’il nous soit permis, pour en apprécier les rouages, de citer ce second morceau de bravoure rédigé en 1971 :

La pyramide sociale se renverse [ici] le long d’un axe narratif société‑autorité‑individu-utilité (espèce). Le participe suivi, la contiguïté syntaxique avec un garçon de classe, réduit à la fonction‑objet de porte‑pupitre, infériorisent maintenant celui que sa situation textuelle tendait à promouvoir. Le profil et le péril d’un destin s’esquissent et le malheur de toute transgression, soulignés par ce fâcheux écho en bout de phrase, où pitre prépare le ridiculus sum et en fonde la valeur textuelle. Bien plus, la phrase est minée par la connotation burlesque d’un énoncé épique, ce qui produit un effet de parodie ; l’image d’un rituel époque de présentation du héros s’y forme et s’y défait d’un même et prosaïque mouvement : le Proviseur‑héraut précède le guerrier suivi de son valet d’armes. Le mot grand, point de suture du récit (la taille de Charles, son histoire), effet de matière (il donne matérialité au pupitre), ressortit aussi à l’épique (comme plus loin la coiffure‑casque), en même temps qu’il introduit, première épithète du texte, une sournoise dissonance : le sème de l’inadaptation, déjà contenu dans le participe habillé (qui se lit déguisé), est une dysfonction dans l’énoncé réaliste, lequel suppose la cohérence de ce qu’il décrit [...]. Ici l’énonciation se fait dénonciation. Le texte grince, dévoile son montage, laisse entendre les voix de l’arrière‑fable qui recouvrent ou même annulent non les mots mais la substance du récit, qui devient du rien visible. Le hors-texte gnomique est lui-même entraîné dans ce naufrage : l’institution se donne à lire comme une comédie de gestes sans paroles le savoir est ce qui s’étudie sur la dérision d’un pupitre, la promotion sociale est rendue à la vanité d’un déguisement. D’où la fonction idéologique du style flaubertien qui pense la France bourgeoise dans le travail de son écriture. (p. 82)

8C’est de nouveau le caractère linéaire du phrasé qui se trouve exploité et démonté par l’exégète : exploité comme « montage », comme « chaudron fêlé » selon la formule de Flaubert. Il l’est à un double titre, paradigmatique et syntagmatique. Au niveau paradigmatique, la syntaxe de l’incipit refléterait ou diffracterait un hors‑texte : elle figurerait — en l’inversant — la structure sociale, selon une logique encore proche d’un Lucien Goldmann. Au niveau syntagmatique, Cl. Duchet affecte à cette même suite langagière le pouvoir de « profiler », de préfigurer cette fois les séquences textuelles à venir : séquences branchées sur un actant (Charles le « suiveur ») et un signifiant (le pupitre). Faisant flèche de tout bois, le critique conjugue ces deux plans d’analyse pour en élaborer un troisième, d’ordre générique, lui‑même assis sur des considérations sémantiques : la première phrase de Madame Bovary comme décalque et parodie du modèle épique. Le paragraphe, qui n’en finit pas d’accrocher de nouvelles étoiles à sa constellation interprétative, s’achève là encore sur un singulier décrochage, moins rigoureux, plus suggestif peut‑être : une glose dudit pupitre, qui autorise un parallèle entre « l’étude » bourgeoise représentée et le livre qui s’écrit (en la moquant). On conçoit alors que la sociocritique se nourrisse par nature d’outils forgés ailleurs et qu’elle puisse féconder une exégèse euphorisante, dans ses ambitions comme dans ses trouvailles. À cet égard, notre volume Champion commet d’ailleurs un beau lapsus typographique en retirant ses italiques au « nouveau » de l’incipit flaubertien : pareille normalisation constitue bien, en un sens, le couronnement d’un travail d’élucidation critique...

9Ce recueil d’articles et d’entretiens était attendu de tous ceux qu’a pu effleurer, un jour ou l’autre, dans le cadre d’un cours, d’un séminaire ou d’un colloque, la parole de Claude Duchet. La parole tâtonnante et généreuse d’un enseignant souverain par sa seule hauteur de vue. Gageons qu’Un cheminement vagabond emportera l’adhésion voire l’affection du lecteur, tant y transpire, dans l’interprétation des textes, quelque chose comme une éthique de la recherche en littérature.