Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Octobre 2011 (volume 12, numéro 8)
Linda Gil

De la dissidence à l’autorité : métamorphoses du discours matérialiste au Siècle des Lumières

Franck Salaün, L’Autorité du discours. Recherches sur le statut des textes et la circulation des idées dans l’Europe des Lumières, Paris : Honoré Champion, coll. « Les Dix-huitièmes siècles, 2010, 450 p., EAN 9782745320247.

1Spécialiste du matérialisme au xviiie siècle, Franck Salaün a fait des rapports entre littérature, identité culturelle et société, entre fiction romanesque et pensée philosophique et, plus généralement de la littérature du Siècle des Lumières le champ original de ses études philosophiques. Maître de conférences à l’Université de Montpellier, l’auteur inscrit son nouvel essai dans la continuité de son précédent ouvrage, intitulé L’Ordre des mœurs. Essai sur la place du matérialisme dans la société française du XVIIIe siècle, édité chez Kimé en 2006. Cette enquête sur la circulation et les développements de ce courant de pensée le conduit à en faire le postulat de son nouvel ouvrage. Il part en effet de l’hypothèse que la nouvelle « autorité du discours » qu’élaborent les écrivains des Lumières se fonde sur un rapport nouveau entre le réel et la pensée. Ce nouvel ordre du discours est militant ; il s’agit de renverser les dogmes de la métaphysique ancienne, érigée en système théologique et philosophique et institutionnalisée par le système monarchique et ecclésiastique.

Dire et penser la civilisation matérielle : une parole conquérante

2En effet, et c’est ce qui ressort de la démonstration menée par l’auteur dans la première partie de son ouvrage, les détracteurs du matérialisme tentent de réduire la matière à sa dimension grossière, dans une hiérarchie qui place les valeurs spirituelles au-dessus des valeurs matérielles. Dans cette perspective, les encyclopédistes commettent un double péché aux yeux des censeurs catholiques : non seulement ils s’intéressent de près aux évolutions de la matière et de la nature, cherchant à expliquer leurs origines, leurs métamorphoses, leur évolution, substituant ainsi des causes physiques aux causes divines ; mais ils commettent également le sacrilège d’envisager l’homme dans cet ordre sensible comme l’artisan de ses actes, dans une causalité dénuée de transcendance. L’ouvrage de Fr. Salaün nous entraîne ainsi dans une reconstitution qui retrace minutieusement les étapes de la rhétorique anti-matérialiste. Autour de cette dialectique s’est cristallisé un rapport de force entre les adversaires et les partisans des Lumières. C’est pourquoi cette enquête richement documentée permet d’établir les principes de l’autorité du discours littéraire qui repose, selon l’auteur, sur la crédibilité croissante du discours rationaliste dans le champ philosophique, où « l’ordre matériel […] se substitue à l’ordre spirituel ». Il s’agit rien moins en effet, confirme l’auteur au début du chapitre III consacré aux stratégies discursives et éditoriales du baron d’Holbach, de « détruire la métaphysique dominante, qui fait obstacle à la réflexion et aux progrès de la connaissance ». La réalité des corps, des objets, des techniques, des métiers se substitue dès lors aux « chimères » produites  par les discours religieux et politiques dominants. La portée politique de l’enquête historique conduite par Fr. Salaün au cœur de l’espace européen des lettres est ainsi posée d’emblée. Il rappelle que la maîtrise de la parole et le contrôle des esprits ont constitué un enjeu majeur pour la société d’Ancien régime. Instrument de domination, la parole sert à légitimer le « soubassement moral » de l’organisation sociale. L’auteur renouvelle, par cette approche à la fois théorique, littéraire et politique, l’histoire littéraire de la seconde moitié du xviiie siècle. Son étude révèle également la portée du renversement qui s’est opéré dans le champ des discours, plongeant au cœur du processus discursif qui, patiemment, dans chacun des textes qu’il prend pour exemple de son étude, propose au lecteur de nouvelles lumières sur le réel, au grand dam des censeurs qui tentent de contrer et de proscrire la publication et la lecture de ces textes subversifs.

3L’index comporte 565 entrées et permet utilement au lecteur de naviguer dans l’ouvrage pour des recherches rapides, faisant de cet opus un outil de travail spécialisé tout autant qu’un essai d’interprétation d’un phénomène culturel. La table des matières rend compte de cette double dimension, puisque l’ouvrage réunit des propositions théoriques et des études de cas. Ainsi, sans prétendre à l’exhaustivité, ce livre présente un double mérite essentiel : d’une part il se veut généraliste, étudiant un champ très vaste, celui de la culture de la chose écrite dans la société française et européenne du XVIIIe siècle. Il aborde la question de la place du texte et de la parole littéraire dans une société de discours (religieux, politique, public..). Cette étude s’inscrit dans la perspective ouverte par Alain Viala pour le siècle précédent, qui voit la « naissance de l’écrivain », au plan social et institutionnel, alors que Paul Bénichou, lui, avait consacré un ouvrage essentiel au « sacre de l’écrivain », postérieur à la Révolution française. L’ouvrage de Fr. Salaün vient ainsi compléter heureusement l’étude du processus par lequel l’écrivain parvient à insérer et à donner du pouvoir à sa parole, qui devient res publica. Comment se fonde progressivement l’autorité du texte ? comment l’écrivain parvient‑il à conférer un pouvoir à la parole littéraire ?

Des genres littéraires en révolution

4À la croisée de l’histoire littéraire et de l’histoire des idées, le propos de Fr. Salaün adopte une posture résolument interdisciplinaire, montrant une fois de plus par cette démarche la valeur essentielle de cette approche. S’il part d’une analyse philosophique pour énoncer l’hypothèse de la mutation de l’idée du matérialisme, instrumentalisée par les théologiens de la contre-réforme, Fr. Salaün propose ensuite à son lecteur des relectures de textes appartenant à des genres littéraires très variés (pièces de théâtre, romans). Il démontre ainsi une fois de plus que la distinction générique n’est pas pertinente quand il s’agit de faire circuler des idées. Au siècle des Lumières en effet, la dynamique des genres littéraires connaît un renouveau extraordinaire et fait l’objet d’expérimentations et d’hybridations multiples. Cette question, au centre des préoccupations de l’auteur, entre ainsi dans le champ de ses recherches. C’est donc le second mérite de l’ouvrage, qui présente une série de monographies sur des corpus de textes d’auteurs tels que Diderot, Prévost, Marivaux, Hume, Rousseau, Deslandes.

5Le livre se présente en effet comme une compilation d’études dont la variété apparente fait l’objet d’un avertissement liminaire : « il y a bien loin apparemment de mon étude sur la culture matérielle dans l’Encyclopédie à mes essais sur la fiction au xviiie siècle ». Ces recherches sont organisées en quatre parties : dans la première partie de l’ouvrage, sept études explorent les enjeux discursifs et les stratégies de publication révélateurs de la légitimité croissante des écrivains du Siècle des Lumières à parler du réel. Cette prise de conscience est érigée en principe par les auteurs du Dictionnaire raisonné des Sciences et des Lettres dans un article qui donne son titre à l’ouvrage : « l’autorité du discours », dans lequel s’énonce l’historicité de la parole littéraire, détentrice d’une vérité matérielle et morale qu’elle est désormais décidée et fondée à exposer au lecteur. La fiction est en effet investie, paradoxalement grâce à sa plasticité, d’un pouvoir de révélation du monde, au sens orphique du terme. Grâce à une philosophie de l’expérience, le réalisme investit progressivement la fiction narrative ou dramatique. Cet effort de représentation du monde permet à l’artiste de rendre crédible un discours sur le monde, par le « degré de science et de bonne foi » de sa parole. Cette nouvelle autorité de la parole littéraire fait une large place au matérialisme, qui se décline dans la description des objets, des sciences et des techniques, mais aussi des sentiments et des émotions, dans la réflexion philosophique sur l’homme ou sur Dieu. Au miroir de la littérature, le réel investit le texte pour s’y réfléchir, au double sens du terme. Ainsi Fr. Salaün met au jour, avec une science, une érudition et une clarté qui rendent son propos passionnant, l’effort de réflexion autotélique qui s’élabore au fil de leurs publications, chez Diderot, Rousseau, ou D’Holbach, par la mise en abyme de la mutation du travail et du pouvoir de l’écrivain, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.

6Les sept chapitres de la seconde partie montrent comment les écrivains des Lumières parviennent à actualiser la portée de leur discours, par une pratique textuelle du rire, du bon sens, de la sincérité, chez Deslandes, Marivaux ou Rousseau, entre autres. Par ces postures engagées, ces écrivains militent pour une reconnaissance de la légitimité nouvelle du discours littéraire, fondée sur une affirmation des valeurs subversives dont il est porteur, au service de la vérité du réel, de la matière, des corps et des émotions, tous engagés dans des aventures terrestres, dans des expériences qu’il s’agit de faire partager pour en faire ressentir la vérité. Fr. Salaün nous invite ainsi à redécouvrir un texte peu connu, Les Réflexions sur les grands hommes qui sont morts en plaisantant, au titre très voltairien, qui propose une réflexion sur la valeur morale du rire, érigé en instrument de la raison. Dans la correspondance de Vauvenargues, c’est la temporalité qui détermine la légitimité nouvelle du discours épistolaire, engagé et vivant, autorisant par là la valeur morale des énoncés. L’intertextualité, modalité d’échange de la parole, est une autre façon de rendre le texte vivant, et donc légitime à rendre compte du réel. C’est le sujet de l’étude du dialogue qu’entretiennent Rousseau et Diderot au fil de leur œuvre, même si c’est sur un mode souvent polémique. Deux chapitres sont consacrés à une exploration des enjeux de la figure du philosophe chez les encyclopédistes. Chez Rousseau enfin, Fr. Salaün étudie comment se mêlent les voix et l’expression des émotions dans le texte narratif, produisant ainsi un intertexte philosophique au cœur même du dispositif romanesque.

7Dans la troisième partie de l’ouvrage, l’auteur s’attache à des variations d’échelle pour étudier le fonctionnement de certains systèmes de discours dans l’ensemble discursif plus vaste que constitue l’espace de la République des Lettres. Il s’intéresse particulièrement aux avant-textes, et plus généralement à l’ensemble des paratextes qui définissent la figure de l’écrivain, du lecteur/spectateur et des relations complexes qui les unissent. Etudiant les stratégies de réception du texte littéraire, l’auteur montre comment le pacte de lecture créé par ces dispositifs textuels participe de façon essentielle du statut moral et philosophique du texte ainsi autorisé. La relation auteur/lecteur occupe donc la partie centrale de l’ouvrage de Fr. Salaün, puisqu’elle refonde, dans la seconde moitié du xviiie siècle, la légitimité du texte littéraire, engagé dans une recherche de la vérité morale.

8En contrepoint, la quatrième partie étudie les paradoxes, les limites et les impasses de certaines pratiques littéraires, qui remettent parfois en question le combat des lettres françaises pour une conquête de la légitimité dans le champ de la pensée. Certains auteurs ont tenté des explorations qui mettent en danger la stabilité du réel et, partant, la légitimité de la parole littéraire. La poétique du fragment, de l’anecdote, de la brièveté, met en péril la légitimité du discours littéraire, sa capacité à rendre compte d’une totalité anthropologique. Cette enquête permet de rouvrir le débat sur le statut et les dangers de la fiction au Siècle des Lumières, topos longtemps entretenu par le discours moral et religieux dominant.

9On peut regretter l’absence de conclusion. À la lecture des ces études portant sur des corpus et des enjeux variés des pratiques du discours d’écrivain dans le champ littéraire européen de la seconde moitié du xviiie siècle, on pouvait déjà noter l’hétérogénéité des sondages. Mais la démonstration de Franck Salaün s’attache justement à montrer que la conquête littéraire du xviiie siècle repose sur une expérimentation formelle et un renouvellement des codes de la communication littéraire. Fondée sur un nouveau rapport entre l’auteur et le lecteur, la vérité ne peut voir le jour que grâce à cette coopération décisive. L’ouvrage de Fr. Salaün propose un cadre général de réflexion, il suggère des hypothèses, il souligne des relations possibles entre des phénomènes apparemment disparates, il nous livre le résultat de sondages convaincants, preuves de la logique des faits. Reste au lecteur la tâche essentielle, celle d’exercer son propre jugement et sa liberté critique et de tirer la conclusion de ces essais, à l’horizon de ses propres lectures. On ne peut qu’être reconnaissant à l’auteur d’avoir retenu en cela la plus belle leçon du Siècle des Lumières.