Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Octobre 2011 (volume 12, numéro 8)
Valérie Alias

En circulant dans Michaux. Un livre de fourmis

Raymond Bellour, Lire Michaux, Paris : Gallimard, coll. « Tel », 2011, 646 p., EAN 9782070131532.

Un « inédit » ?

1Au début du printemps, Gallimard annonçait un « ouvrage inédit de Raymond R. Bellour »1 sur Michaux. Joie intense, pour tous ceux qui tiennent les trois volumes des Œuvres Complètes en Pléiade, que dirigea R. Bellour, pour des indispensables. Il y a ceux pour qui R. Bellour, en rassemblant, à côté des textes connus de Michaux, la foule de textes épars, dissimulés ou inaccessibles, a incroyablement contribué à faciliter et enrichir leur approche de l’œuvre. Il y a ceux qui ont découvert d’emblée Michaux sur ce terrain balisé, et pour qui la voix de R. Bellour, entourant celle du poète — en notes, notices, notes sur les variantes, introduction — est intimement associée à la sienne. Pour tous, depuis 1998 (date de la publication du premier volume2), il s’agit le plus souvent de Lire Michaux en compagnie de R. Bellour.

2R. Bellour fait d’autant plus figure d’autorité que sa bibliographie critique sur Michaux prend place à des endroits stratégiques. En 1965, il publie, aux éditions Gallimard déjà, Henri Michaux ou une mesure de l’être3, première lecture phénoménologique de l’œuvre en cours de Michaux. L’ouvrage convainc, à tel point que, lorsqu’il est réédité en 1986 dans la collection « Folio Essais », son titre simplifié prend l’allure d’une référence de base : Henri Michaux. C’est lui aussi qui est chargé, pour les Cahiers de l’Herne en 1966, de la direction du numéro sur Michaux4 : ce rôle le place, d’une certaine manière, en tête des spécialistes.

3Un « inédit de R. Bellour » fait donc événement. L’annonce de l’éditeur était d’autant plus excitante que la citation choisie, extraite de l’avant-propos, était ambiguë et semblait suggérer que ce « Parcours de Michaux » racontait, sur un ton personnel, l’aventure de l’édition des Œuvres Complètes, aventure qu’on imagine, pour ces raisons de dispersion et de dissimulation, passionnante. Mais quand R. Bellour, sur la quatrième de couverture, parle d’un « livre de Notices », il faut entendre littéralement que ce sont les quarante-sept Notices de l’édition de la Pléiade, ainsi que son Introduction, « à peine retouchés, à quelques écarts près » (p. 10), qui forment exclusivement ce livre.

4Ladécouverte a de quoi décevoir, et soulève surtout bien des difficultés de lecture. Comment apprécier les Notices sans le texte commenté ? Faut-il garder à côté les volumes de la Pléiade, et se résoudre à admettre le seul intérêt pratique d’une édition séparée (même si, quand il s’agit de naviguer entre trois volumes de textes et leur appareil critique, la commodité n’est pas anodine) ? Comment dégager une lecture de Michaux sans construire un plan de livre, sans synthétiser les commentaires associés à chacun des textes d’une œuvre très hétérogène, très longue, et en constante évolution pendant soixante ans ? Questions subsidiaires : ce livre en est‑il vraiment un, et peut‑on en rendre compte ?

5Si l’on est déçu de ne pas découvrir un nouveau texte, celui‑ci n’est pas décevant en soi, d’abord parce que la partie critique de l’édition Pléiade était et reste remarquable. Précisément, la singularité de cette forme d’ouvrage témoigne de l’exception que constitue sans doute, parmi les éditions en Pléiade, celle de Michaux par R. Bellour, et surtout, elle explicite son importance dans la bibliographie des études sur Michaux. Les volumes des Œuvres Complètes, grâce à leurs Notices, faisaient beaucoup plus que rassembler des textes dispersés, proposer une chronologie, et raconter l’histoire de leur édition. Ils formulaient une véritable prise de position sur les textes, un discours critique sur l’œuvre à part entière, « à la fois continu et discontinu, tenant au propre de chaque œuvre mais saisissant par là aussi toute l’œuvre dans son développement, sa logique, son histoire intime » (p. 10). La longue introduction, reprise intégralement ici, proposait à elle seule une synthèse engagée sur l’ensemble de l’œuvre, en affrontant notamment la question difficile des genres. Elle esquissait les lignes du questionnement que chaque Notice confrontait au détail des textes : mélange des genres, distinction prose/poésie, forme du fragment, etc. Quant aux Notices elles-mêmes, elles ne suivaient pas un plan systématique mais leur ordre propre (pas forcément non plus celui des textes du recueil commenté), selon la singularité de chaque texte, ménageant des renvois réguliers aux autres Notices pour signaler la circulation des questions.

6L’Introduction plaçait l’œuvre de Michaux sous le signe de la multiplicité, de la fragmentation, de l’éclatement, dont chaque Notice renouvelait le dynamisme : « Il existe une œuvre toute de fragments, dont le fragment, départ de muscle, est l’unité imprévisible de composition, l’unité disloquée de résistance » (p. 23). Le passage en Pléiade lui-même contrariait cette force de dispersion et son symptôme, l’éparpillement éditorial. L’événement de la parution des Œuvres Complètes faisait fond sur un malaise, celui du refus de Michaux, que R. Bellour rappelait à la fin de son Introduction, d’entrer en Pléiade, « véritable dossier où l’on se trouve enfermé »5. En 1998, nombreux étaient ceux qui s’inquiétaient de cette agrégation contraire au désir de l’auteur et à la nature profonde de l’œuvre. Mais en revendiquant d’emblée une lecture dispersant des « lignes de fuite », R. Bellour nous protégeait de ce malaise. En laissant maintenant dans leur dispersion ces quarante-sept Notices, égrainées dans la Table des Matières sans numérotation, il nous semble que, d’une certaine manière, il rend l’œuvre à sa fragmentation, à sa mobilité foncière, à ses répétitions revendiquées comme une « circularité proprement infinie », comme, en termes deleuziens, la « différence inlassable de la répétition » (p. 12). Désencombrés du poids des notes érudites, les textes s’allègent : l’opération de retranchement, par hygiène, sied toujours mieux au rythme de la Plume.

Qui fut-il ? Multiplier Michaux

7Le choix du classement chronologique, la nécessité de raconter les épisodes éditoriaux, d’éclaircir la lettre des textes, l’ambition même de réaliser des « Œuvres complètes » et de les désigner par métonymie (Lire Michaux), mettent au cœur du projet la question biographique. Là encore, pour Michaux, réticent à l’exposition de son histoire personnelle, l’affaire met dans l’embarras. La belle formule qui ouvre l’édition, le souhait que « ce livre se lise comme un livre de vie » (p. 17) fait trouver aux Notices l’équilibre entre l’information biographique nécessaire à la compréhension du parcours — dans cette perspective, les recours nombreux à la correspondance avec Paulhan, en cours d’édition, sont précieux — et la démonstration d’une conviction selon laquelle la difficulté de situer Michaux n’est pas seulement un poncif empathique. Le récit de la vie de Michaux fait ressortir les événements fondateurs quand les textes les signalent eux-mêmes et quand leur analyse souligne la façon dont ils ont déterminé les changements de rythme de l’œuvre : les voyages, la guerre et sa situation d’« exilé de l’intérieur » (p. 274), la mort de Marie‑Louise, l’expérimentation des drogues. Si le « parcours » biographique proposé par R. Bellour est un « pas à pas » (p. 46), c’est qu’il aborde cette matière en termes de vitesse, d’accélération et de ralentissement, de réactions à l’immédiat, fidèle au sentiment d’urgence, d’impatience chronique qu’exprime aussi l’histoire précipitée des publications. Si les mensonges ou les flottements de Michaux quant à son existence procèdent d’un « léger vacillement de la vérité »6 — formule que reprend plusieurs fois R. Bellour — il s’agit justement de ne pas figer ce mouvement et de raconter les événements comme les passages d’une « position d’équilibre »7 à une autre, « d’un Michaux à un autre, à travers bien d’autres ». (p. 220)

8La part biographique choisit donc d’entretenir cette tension entre le relevé d’éléments personnels partout présents, liés au désir de « faire le tour d’un “ Moi ” aussi haï que désiré » (p. 128), et d’authentifier le trouble que jette sur ce repérage un « besoin impératif de décentrement et de métamorphose » (p. 161). Le texte de R. Bellour privilégie une dissémination complexe des images de Michaux en soulignant dans les textes la logique du double, de l’être‑foule, en observant la contamination du dehors et du dedans, la dispersion du moi en avatars fictionnels. L’image de Michaux se diffracte en une succession de lieux et d’états, où la question des frontières entre autobiographie et fiction est compliquée par la poursuite, selon mille situations différentes, de ce que R. Bellour appelle une « fiction de soi » (p. 67).

9La question du portrait est d’autant plus cruciale qu’elle est au cœur de l’œuvre de Michaux. Dans les termes du refus d’abord, réticent qu’il était à tout portrait de lui, qu’il soit photographique, biographique ou éditorial. Mais, paradoxalement, il apparaît aussi sous la forme d’une obsession, que dégage bien R. Bellour : omniprésence de la figure humaine, dans ses textes et ses peintures, insistance sur les traits du visage, les apparitions, les effets de présence les plus violents. S’exprimant un jour en entretien — fait rarissime — devant Claudine Chonez pour la revue Minerve, Michaux définissait un idéal de critique : « La critique ? Drôle d’histoire. Il faudrait qu’elle soit une exploration physique du type, qu’elle se mette dans sa peau »8. Le texte de R. Bellour fait écho à cette formule en suggérant qu’avant tout, le parcours de Michaux est une histoire de corps et que c’est en termes physiques qu’il faut apprécier ses épisodes : déplacements, dégagements (voyages, exil, refus de publication), faiblesses, désir de « changer de corps » par l’expérience des drogues (p. 417), ou encore désir de guérir...

10Certains, comme Jean-Michel Maulpoix ou David Vrydaghs9, ont pu reprocher à R. Bellour de ne pas suffisamment situer Michaux dans le contexte historique et littéraire de son époque, de radicaliser la « catégorie critique de l’écrivain insaisissable »10. Il est vrai que ses Notices insistent régulièrement sur la difficulté à classer Michaux et sur sa position singulière, marginale, participant d’une histoire au sein de laquelle il demeure « insituable » (p. 19). Pourtant, à de nombreux endroits, R. Bellour admet la part stratégique que revêt une telle posture et n’est pas dupe d’un « mythe [que Michaux] a contribué à façonner avec une subtilité inquiète » (p. 65), en reconnaissant volontiers que « du vivant d’un écrivain son image se construit largement selon celle qu’il forge, quel que soit le désir de passer outre » (p. 86). S’il est vrai que son étude manque peut-être d’une meilleure contextualisation, que ces autres critiques ont donnée plus récemment, l’ordre chronologique du livre dégage tout de même un certain nombre de repères dans la situation historique et littéraire de l’époque, en particulier au moment de la guerre, par rapport au Surréalisme, mais aussi vis‑à‑vis des discours scientifiques contemporains (sur les drogues ou sur la folie). Elle est aussi attentive aux influences de Michaux (Lautréamont surtout), le faisant moins dépendre d’une lignée que montrant combien « chaque lecture suscite en lui un mouvement » (p. 98). Enfin, R. Bellour propose de situer Michaux dans d’autres communautés, notamment parmi celle des écrivains « dont la pensée de l’exil, réel ou figuré, a infléchi la vie et l’œuvre » : « les Irlandais Joyce et Beckett, le juif tchèque Kafka, le Portugais Pessoa, le Polonais Gombrowicz […] ou l’Autrichien Musil » (p. 58).

Rattrapé par la question des genres

11On connaît la formule célèbre de Michaux : « Les genres littéraires sont des ennemis qui ne vous ratent pas, si vous les avez ratés vous au premier coup »11. Épine dans le pied du critique, la question des genres, si elle peut être éclairée ponctuellement pour un texte, est difficile à envisager dans une étude globale, qui plus est en tenant le fil continu de l’œuvre. Le mérite de R. Bellour est de l’affronter d’emblée, dans son Introduction, en mettant à l’essai plusieurs catégories (prose, poésie, essai, mythe, épopée, autoportrait, autofiction) et en justifiant son passage de l’une à l’autre. L’exercice est accompli avec rigueur, convoquant à chaque fois les théoriciens de la littérature (Genette, Beaujour), et confrontant les critères. Là encore, la force de l’argumentation tient à sa cohérence, puisqu’il présente ce flottement générique comme autant de mouvements, de multiplication des positions sur le mode existentiel d’une expérimentation et d’un « principe de dégagement perpétuel » (p. 286).

12L’un des fils que suit R. Bellour est celui de la distinction entre prose et poésie. Son analyse, pas à pas, vise à montrer combien Michaux se charge d’ « affoler » cette distinction et de dégager la poésie non pas sous une forme identifiable, mais comme un impondérable, comme une force qui traverse les genres et conduit à inventer une « langue intermédiaire » (p. 141). Face au désarroi que laisserait au critique ce débat entre prose et poésie, R. Bellour se pose une question pertinente : « peut‑être faut‑il mieux comprendre ce qui est désiré à travers ce mot de poète » (p. 45). Et face au soupçon de vouloir surtout être fixé, R. Bellour répond : « une chose est sûre : chaque chose ajoutant à l’autre, on finit par voir moins ce qu’on perd que ce qu’on croit avoir gagné en se fixant à une telle certitude » (p. 46). Si l’on a collé à Michaux l’étiquette de « poète », rétrospectivement, c’est selon lui sans doute en prenant acte de l’adoucissement de la voix, du choix d’une expression plus recherchée et d’une forme plus unifiée qu’il a atteinte au cours des dix dernières années. Mais se résoudre à ce seul mot fait oublier la constante « formule d’équilibre instable » (p. 47) qui caractérise la voix à l’œuvre dans tous ses textes. La position de R. Bellour consiste à envisager la poésie de Michaux comme une modulation, tressant les genres en faisant jouer ensemble plusieurs modes (le raisonnement, la fiction, l’évocatif, l’invocatif). Cela ne l’empêche pas d’envisager dans l’œuvre, précisément, des points tournants qui infléchissent ces partitions : Ecuador, comme moment de « la fin du roman, naissance du fragment » (p. 136), La Nuit Remue, comme départ de « l’œuvre poétique » (p. 186), Épreuves-exorcismes, comme début des « poèmes-exorcismes » (p. 266), les livres des drogues, comme essai d’une « conversion de la fable en expérience programmée de soi » (p. 416). Mais l’entrelacement des genres est partout éprouvé, permettant de retrouver, avec Michaux, leurs questions communes.

13Au niveau formel, la question qui parcourt l’ensemble des notices est celle de la forme du fragment. R. Bellour s’applique à montrer qu’il s’agit moins, comme dans d’autres œuvres de la modernité, d’une esthétique du fragment, d’un parti pris de l’inachèvement, que d’une « fragmentation originaire » (p. 23), renvoyant à un tempo commun à l’œuvre et à l’existence. Le fragment correspond à la vitesse même d’une écriture de l’impression, au rythme nécessaire et discontinu de l’effort. Alors même que la langue de Michaux frappe par sa simplicité, l’illisibilité de son œuvre, la difficulté que l’on rencontre à la caractériser, tiennent à sa fragmentation. Contre « l’utopie du Livre » (Mallarmé), contre « le tourment monothéiste » (p. 82) et occidental de l’œuvre, R. Bellour montre comment le fragment constitue l’unité de survie de l’écriture.

14S’il faut chercher une continuité parmi ce flottement générique, R. Bellour nous la désigne par des forces qui circulent et traversent les genres. D’une part, l’œuvre de Michaux est gouvernée par un double principe, celui de « penser et raconter ». La fiction, qui consiste à prêter une voix aux multiples transformations du moi, va bien au‑delà des tentatives romanesques de Michaux (R. Bellour suivant pendant toute la première partie de l’œuvre, jusqu’aux livres de la drogue, les manifestations d’une véritable « hantise du roman ») et constitue le mode sous lequel « le penser » s’expérimente. D’autre part, R. Bellour formule la « ligne de fuite commune » à toutes les expérimentations génériques, y compris celles de l’œuvre graphique, dans les termes d’une « utopie du signe » :

C’est aussi pourquoi il n’y a pas de vraie bonne raison de finir par nommer seulement poésie ce que Michaux écrit, ni même d’isoler comme proprement « poétique » la forme‑force du fragment vers lequel toute son œuvre va, au risque des connotations dont ces mots souffrent. Aussi, quitte à devoir au coup par coup relever avec patience et scrupules les formes si diverses, plus ou moins nettes ou interminablement glissantes, qui se chevauchent dans cette œuvre, disons plutôt : une écriture, dans sa circulation énigmatique avec le signe dessiné ou peint. (p. 55)

15Ce parti pris garantit l’un des grands mérites du texte de R. Bellour, et de son édition des Œuvres Complètes, celui de faire apparaître l’œuvre de Michaux comme une véritable « œuvre double », c’est‑à‑dire de trouver dans la force du signe, linguistique ou graphique, toujours tracé par le corps, le moyen de dépasser les clivages apparents.

Lignes de fuite – Une lecture deleuzienne

16L’avant‑propos de Lire Michaux fait intervenir Deleuze dès les premières lignes, et ce d’une drôle de façon. R. Bellour nous fait part de l’inquiétude qui s’est emparé de lui quand il a commencé à préparer l’édition Pléiade de Michaux, à savoir qu’il lui faudrait « penser en chronologie ». Heureusement, rajoute‑t‑il, « je m’en ouvris dans ces termes à Gilles Deleuze, déjà malade, que je voyais alors de temps en temps ; il me répondit avec un sourire tranquille qu’on pouvait penser dans n’importe quelles conditions. » (p. 9). L’histoire a l’air d’une anecdote, mais la connaissance de l’édition des Œuvres Complètes, et la découverte de ce volume éclaire ce patronage initial. R. Bellour, dès l’Introduction, et tout au long des Notices (en particulier celle de La Vie dans les plis) s’attache à montrer la connivence entre l’œuvre de Michaux et la pensée du philosophe, grand lecteur de Michaux. À plusieurs occasions, il explicite ce rapprochement, autour de la notion de « pli » et de la caractérisation de cet « espace du dedans », envahi par le monde extérieur et se déployant en lui, comme « l’intimité du Dehors » et le « lointain intérieur ». Plus généralement, le vocabulaire deleuzien informe l’ensemble de sa lecture12, la rendant parfois ardue : la fragmentation de l’œuvre aboutit à l’image du « livre-rhizome », œuvre « une‑multiple » qui dessine à l’intérieur du langage des « lignes de fuite ». Les métamorphoses fictionnelles du sujet explorent ses devenirs : « devenir‑animal », « devenir‑femme ». Pour résumer trop rapidement, la « ligne de Michaux » (p. 317), traçant le sillon de sa déterritorialisation au‑delà des oppositions simples, en éparpillant ses doubles, réaliserait cette citation de Deleuze que R. Bellour convoque plusieurs fois :

Arriver à la formule magique que nous cherchons tous : PLURALISME = MONISME, en passant par tous les dualismes qui sont l’ennemi, mais l’ennemi tout à fait nécessaire, le meuble que nous ne cessons de déplacer.13

17Le parti pris deleuzien contribue à souligner, s’il le fallait encore, l’engagement critique de ces Notices, et la possibilité de les discuter. Elles sont l’occasion de remarquer aussi l’originalité de la position de R. Bellour dans le champ des études sur Michaux. Entre philosophie, littérature et cinéma, son propre parcours le rend particulièrement sensible à la circulation entre les genres, à leurs croisements et aux déplacements de l’énergie créatrice. Dans ses Notices, il fut notamment le premier à approfondir les rapports de Michaux avec le cinéma : de son goût pour les salles obscures et les écrans de projection à sa fascination pour Charlie Chaplin, de sa sensibilité à la vitesse des images à son écriture physique du geste. Le souci de R. Bellour de décrire les images, au cœur de sa pratique de critique de cinéma, offre au lecteur une véritable entrée dans les œuvres graphiques de Michaux (non reproduites ici), assez rare pour l’apprécier. Quant à l’actualité de ce livre, en regard des ouvrages récents de R. Bellour, elle résonne en signalant la place que prenait déjà, dans ses Notices sur Michaux, la réflexion sur l’animalité (le devenir‑animal ou la solidarité entre les espèces)14.

« L’envie vient de s’arrêter aux fourmis. »

18L’image des fourmis, chère à Michaux — il associe, dans la chronologie autobiographique qu’il rédige pour Robert Bréchon, leur découverte à celle des mots du dictionnaire — conclut l’Introduction de Lire Michaux. R. Bellour en fait l’emblème du mouvement de l’œuvre : « fourmillement des mots, des signes, des êtres et atomes d’êtres devenant mots et signes » (p. 83). De cette circulation en réseau ouvert, il rêve avec humour Michaux en fer de lance d’Internet, dans ses implications les plus politiques. La modestie de cette image, et son caractère affectueux, renvoient à la nature même du livre de R. Bellour. Comme si la difficulté, voire l’embarras, à construire un livre synthétique et fermé sur l’œuvre de Michaux, était allégée par ce format en livre ouvert, disparate, obligeant à une circulation entre les textes, en leur compagnie. « Des fourmis pour tous les mots, un par un, et ensemble » (p. 84) : le principe des Notices exige de s’arrêter sur tous les textes, même les plus énigmatiques (« Lorenza reçoit une visite »), ou ceux dont la critique a fait peu de cas jusque-là (comme Quatre cents hommes en croix ou Lecture de huit lithographies de Zao Wou-Ki). En suivant le parcours des différentes versions, R. Bellour s’attache à comprendre les raisons particulières pour lesquelles un texte n’a pas été repris, à enquêter sur le détail compliqué du jeu de cacher‑montrer des publications. Sans distribuer de bons points, il confronte texte après texte les différentes lectures critiques — y compris celles d’écrivains ou de critiques oubliés — en ouvrant l’interprétation à tous ses possibles, en particulier pour les livres de la drogue, les plus difficiles à intégrer. S’il manifeste occasionnellement une préférence pour une étude — par exemple, dans le cas des livres de la drogue, pour celle de Claude Mouchard15 — c’est pour cette raison même qu’elle maintient dans sa complexité « l’effet de lecture » et met l’accent sur la pluralité irréductible des voix, sans conclure.

19La minutie du travail de R. Bellour, son style humaniste, au ras des textes, l’enjeu de ce livre qui fait relire toute l’œuvre et la commente dans l’ordre, comme un « journal progressif, lisant Michaux »16, lui donne la qualité d’un manuel, au sens le plus noble du terme, un companion reader to Michaux. S’il y a un « effet particulier attaché à Michaux », beaucoup diront qu’il devient pour chacun, par la simplicité et la singularité de sa voix, son humour, la diversité de son œuvre et sa forme de sagesse, un compagnon. Dans le numéro du Magazine Littéraire d’avril 1998, qui accompagnait la sortie du premier volume des Œuvres Complètes de Michaux, R. Bellour, chargé du dossier, reproduisait une longue citation d’un article de 1929 de Jacques‑Robert Duron, critique oublié, en avouant toute son admiration pour ces mots : « On aime Michaux ou on ne l’aime pas. On est ami avec lui ou on ne l’est pas. Toute sa vie ou pas du tout. […] HENRY MICHAUX, OU LE PARFAIT COPAIN. ». Il est sûr que R. Bellour est l’un des plus proches, et qu’il nous fait entrer dans la bande.