Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2015
Janvier 2015 (volume 16, numéro 1)
titre article
Mathilde Levesque

« Ils en conclurent que la syntaxe est une fantaisie & la grammaire une illusion »

Gilles Siouffi, Le Génie de la langue française. Études sur les structures imaginaires de la description linguistique à l’Âge classique, Paris, Honoré Champion, coll. « Bibliothèque de grammaire et de linguistique », 2010, 520 p., EAN 9782745319432.

1La publication de la thèse de Gilles Siouffi, soutenue il y a une quinzaine d’années, était très attendue1. À l’importante étude consacrée au « génie » de la langue française se joignent ici de lumineuses hypothèses — plus tardives — sur le « sentiment de la langue ». Du point de vue de l’histoire de la langue et des idées linguistiques, le xviie siècle entend en effet « régler » le langage en même temps qu’il propose une approche « imaginaire », fantasmée, de ce que la langue est ou devrait être. L’étude de G. Siouffi mène magistralement de front ces deux perspectives, et permet de nuancer, à chacune de ses étapes, d’éventuels lieux communs ou intuitions erronés sur ce siècle à bien des égards paradoxal. En dépit d’une présence relativement faible de références secondaires, la minutie diachronique structure l’analyse jusque dans la bibliographie, curieusement organisée en fonction des siècles de publication.

2À la disparition des grammaires formelles latines correspond l’émergence de l’intérêt « moderne » pour la langue. S’il n’existe pas au siècle « classique » d’approche cohérente et systématique du langage, c’est en raison de la présence conjointe des grammaires et remarques : le xviie siècle est pétri d’« interférences » et de « contrepoints », notamment entre description réelle d’un usage attesté et spéculations imaginaires. Cette articulation doit aussi s’accommoder de la contraignante idée de norme, qui, bien que le signifiant n’existe pas encore, est bien perceptible comme repère — certes difficilement saisissable. Fort de ce constat, G. Siouffi s’intéresse à « la fabrique de l’imaginaire linguistique » : cette démarche n’est pas sans évoquer les préoccupations de Lise Gauvin qui, partant quant à elle du corpus rabelaisien, consacre une étude de synthèse à la « fabrique de la langue2 ». Pour G. Siouffi, le génie de la langue française (qui partage avec la « norme » le défaut d’attestation dans les dictionnaires d’époque) renvoie à la spécificité d’une langue qui se démarque aussi bien de son héritage latin que des autres systèmes vernaculaires contemporains.

Régularité grammaticale & brièveté élégante

3La première partie de l’étude s’organise autour de points « problématiques » de la description linguistique : résistants à toute systématisation, ils favorisent du même coup le déploiement de l’imaginaire. L’auteur reste quelque peu évasif quant au statut exact des quatre points d’ancrage choisis (l’ellipse, la syntaxe, l’article et l’ordre des mots) : on se demandera en effet s’il s’agit d’un échantillon représentatif, ou d’une recension exhaustive des points névralgiques de confrontation entre normalisation et imaginaire linguistiques.

4G. Siouffi retrace l’histoire de la théorisation de l’ellipse depuis la Minerva de Sanctius (1562) jusqu’aux analyses plus tardives de Condillac, Du Marsais et Beauzée, mettant ainsi en évidence que le phénomène est initialement abordé comme un phénomène rhétorique : c’est probablement cette prédilection qui favorise l’apparition de l’imaginaire dans le domaine grammatical. L’ellipse est elle aussi à l’interférence de deux approches qui la situent tant sur le plan de l’organisation discursive que sur celui du vouloir-dire. Ce « concept aveugle » engage une reconstitution moins sémantique que syntaxique, et se heurte violemment à l’exigence de répétition qui parcourt le discours des remarqueurs. La supplétion, qui engage la compétence du récepteur, trouve chez Bouhours un accueil favorable. Mais c’est probablement Condillac qui présente la théorie la plus intéressante, dans la mesure où il distingue les analyses stylistique et syntaxique de l’ellipse, valorisée par le rhétoricien mais condamnée par le grammairien : l’ellipse est en effet autant un défaut syntaxique qu’un ressort expressif. Du Marsais et Beauzée reviennent aussi sur le rôle primordial de cette seconde langue, en palimpseste de la langue elliptique, et qui serait par nature plus parfaite — G. Siouffi rappelle à ce propos la distinction opérée par Chomsky entre structure profonde et structure de surface. L’ellipse apparaît en définitive comme une forme de révélateur.

5Plus largement, la syntaxe est étudiée en tant qu’élément clé de la transition du latin aux langues modernes. « Immédiatement visible » en latin, elle est inscrite dans la profondeur de la langue en français et exige « un retour introspectif des processus d’écriture sur eux-mêmes ». Le xviisiècle marque le passage d’une approche « verticale » de la langue à une lecture plus horizontale (ce dont témoigne l’intérêt pour les locutions) : Bouhours insiste ainsi sur l’importance de la liaison — syntaxique et sémantique — entre les mots. L’« imaginaire » de la liaison est chez lui bien plus prégnant que la distribution des postes fonctionnels à l’échelle de la phrase. Si cette dernière nourrit les réflexions de l’époque, c’est en tant qu’elle symbolise virtuellement la possibilité d’une clôture du sens et de la construction syntaxique ; comme le montrait déjà J.‑P. Seguin, la phrase telle que nous la percevons aujourd’hui ne voit le jour qu’à la fin du xviiie siècle. Dès le siècle précédent toutefois, le goût de la période cède la place aux préoccupations sur la transition et l’enchaînement entre les phrases.

6Une variation focale conduit ensuite G. Siouffi à revenir sur l’épineux « problème de l’article », tel qu’il avait identifié — mais dans une autre perspective — par Guillaume. Absent de la syntaxe latine, l’article incarne le génie de la langue : il s’impose dès lors que la traduction mot à mot du latin est impossible. L’auteur ouvre son étude sur un parcours historique des théories de l’article et montre bien comment, à partir de Bouhours notamment, la présence de l’article infléchit la réflexion sur le substantif autour de configurations qui jusqu’alors ne posaient pas problème, et comment elle entérine la distinction entre nom propre et nom commun. L’article, dont la théorisation est au xviie siècle indissociable de l’idéal de clarté, acquiert progressivement le statut grammatical qu’on lui refusait jusqu’alors ; mais cette évolution s’accompagne, de nouveau, d’un accroissement des spéculations abstraites relevant de l’imaginaire de la langue et de la croyance en un « génie » français. À ce stade de l’étude, G. Siouffi conclut à un conflit entre « régularité grammaticale » et « brièveté élégante » : c’est là, sans doute, que réside le point nodal de l’ensemble des problèmes posés par l’émergence d’un imaginaire linguistique.

La grammaire affective

7Car les débats sur la question de l’ordre des mots ne traduisent pas autre chose. L’« ordre naturel », largement défini et préconisé à l’époque, va se trouver confronté, à partir de la fin du xviie siècle, à la « grammaire affective » ; il doit par ailleurs être évalué à l’aune de l’« ordre de la pensée ». Parce que l’indissociabilité du substantif et du verbe est unanimement reconnue, c’est la place du complément qui soutient l’enjeu de la réflexion (cf. les travaux de J.‑Cl. Chevalier) ; pour la Logique de Port-Royal, l’unité de réflexion est la proposition, dans une double perspective grammaticale et logique. Les analyses de G. Siouffi sur l’ordre des mots comme « contrainte bienheureuse » à l’âge classique sont ici particulièrement séduisantes. Le détour par Condillac permet de souligner l’apport de la théorie sensualiste : si le théoricien reconnaît la nécessité de l’ordre, il remet en cause l’ordre  traditionnel SVC autant que la possibilité même d’un ordre des pensées. Ce dernier est évidemment l’un des supports majeurs de l’imaginaire linguistique : la « structure seconde » de la pensée défie l’aléatoire de l’usage. La conclusion de cette première partie montre bien que les tentatives de formaliser des phénomènes problématiques comme l’inversion n’est que le revers de ce même imaginaire  qui soutient le concept d’ordre.

Le génie de la langue

8L’étude de G. Siouffi est consacrée dans un deuxième temps, et plus précisément, au génie de la langue, à partir de trois postes d’observation : les figures, l’imaginaire du locuteur parfait, et, dans un revirement paradoxal et séduisant, l’agrammaticalité.

9Depuis le commentaire de Malherbe sur Desportes, la métaphore cristallise les débats sur les figures de style : tandis que Bouhours plaide en faveur d’une forme de catachrèse, limitant ainsi la figure à un usage nécessaire, Marie de Gournay s’oppose  à la « radicalisation » contre la métaphore, qui constitue pour elle le fondement même de l’écriture poétique. Bouhours au contraire propose une vision de la langue à rebours du « sentiment poétique » : G. Siouffi montre très bien à ce propos comment le remarqueur éclipse l’ingéniosité prônée par les italiens et les espagnols au profit du concept de « délicatesse ». Dans la seconde moitié du siècle, les figures sont perçues comme des entraves à l’imaginaire de la « vérité du discours », de la « visibilité de la pensée » et de la « gravité » de la langue ; peu à peu se met en place l’idée d’un langage qui serait intrinsèquement à la fois grammatical et poétique. C’est ce qui pourrait expliquer que la poésie ait d’abord été coupée du génie de la langue, avant de le retrouver progressivement. G. Siouffi revient alors sur le rôle capital joué par l’émergence de « l’oreille » comme critère d’évaluation linguistique, et qui atteste la complémentarité de la  perception intuitive et de la grammaire théorique. Dans le chapitre consacré au « locuteur parfait », il examine le rôle normatif majeur joué par les femmes ou le roi — entités linguistiquement fantasmées par le siècle. En ce sens, l’assimilation de la Cour à une « géographie mythique » paraît particulièrement rendre compte de l’arrière-plan de travail des remarqueurs.

10Fort du constat que l’imaginaire linguistique est à lui-même sa propre limite — puisqu’il pose de nombreux problèmes d’applicabilité —, G. Siouffi émet la lumineuse hypothèse selon laquelle ce seraient les irrégularités perçues comme agrammaticales qui constitueraient « la touche finale du système ». La « part d’ombre » de la langue serait aussi la preuve de son irréductibilité, précisément, à un système figé. C’est avec ce dernier chapitre qu’apparaît véritablement la mutation progressive, au cours du xviie siècle, des analyses rhétoriques en horizons d’attente esthétiques.

11La conclusion de l’ouvrage, dense et synthétique, rappelle à quel point l’imaginaire linguistique de la langue classique est globalement invariant, en dépit de la diversité des enjeux auxquels il s’est trouvé confronté. Le xviisiècle marque la rupture avec la logique descriptive qui nourrissait auparavant le discours grammatical, au profit d’une attention tout entière tournée vers le fonctionnement intérieur de la langue, dans toutes ses particularités et ses « secrets ». G. Siouffi revient sur quelques paradoxes structurants, au nombre desquels le rêve de Bouhours de construire un système parfait et définitif, tout en prenant acte du « sentiment » du locuteur. De même, alors que les discours sur la langue se multiplient à l’âge classique, ils restent cantonnés à des « genres marginaux » et souffrent d’une théorisation morcelée — en témoigne le concept même de « remarques ». Il reste au demeurant impossible de déterminer ce qu’était précisément la grammaire pour ses théoriciens : « l’important était surtout de créer une impression de grammaticalité ».


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12Le passionnant ouvrage de Gilles Siouffi est d’une importance majeure pour l’histoire des idées linguistiques. Dans un siècle où la norme est omniprésente mais absente en tant que signifiant, et soumise à des fluctuations en fonction d’intérêts variables (qu’on pense à la création de deux néologismes par un Vaugelas qui en interdit pourtant l’usage), le rôle de l’imaginaire linguistique est indissociable des discours théoriques des grammairiens et remarqueurs. Fidèle à son objet d’étude, G. Siouffi ne cherche pas à faire entrer cet imaginaire dans un système : au terme de ce parcours, on comprend ainsi mieux son agencement.