Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Février 2011 (volume 12, numéro 2)
Adeline Desbois

Les mots & l’écoumène

Phillip John Usher, Errance et cohérence. Essai sur la littérature transfrontalière à la Renaissancea, Paris : Classiques Garnier, coll. « Géographies du monde », 2010, 204 p., EAN 9782812401930.

1La « littérature transfrontalière », à laquelle le titre de cet ouvrage fait référence, ne désigne pas la littérature écrite de part et d’autre d’une frontière, ni les textes littéraires ayant traversé les frontières au cours de leur rédaction ou de leur diffusion, mais la littérature traitant d’espaces situés au-delà des frontières nationales, aussi incertaines soient-elles à la Renaissance. Philip John Usher s’intéresse à la manière dont les auteurs du xvie siècle évoquent ces espaces qu’ils ont parcourus au cours de leurs errances, et leur donnent une cohérence intellectuelle et textuelle nécessaire à leur intelligibilité comme à leur inscription dans un ensemble géographique lui aussi cohérent. Il s’agit de voir comment les textes renouvellent la cartographie d’une époque en proposant une vision intellectualisée et cohérente du monde, suivant l’hypothèse de départ de l’ouvrage que

la cohérence de l’étendue à cette époque — c’est-à-dire l’enchaînement des parties composantes de l’univers […] — se construit à partir d’errances particulières dont la multiplication et l’entrecoupement façonnent une image du monde qui, loin d’être stable, change en permanence, relevant à chaque instant de l’universel (une idée du monde) et du particulier (un point de vue ancré dans un lieu précis). (p. 19)

2P. J. Usher analyse ainsi les procédés par lesquels les auteurs du xvie siècle décrivent l’écoumène (l’espace habitable de la surface terrestre) à partir de leurs observations, et en façonnent la représentation à partir de leurs catégories de pensée.

3De tous les corpus de textes relevant de cette problématique du passage de l’errance à la cohérence, le chercheur choisit de s’attacher au récit de voyage, lequel, comme l’a dit Frank Lestringant dans son Atelier du cosmographe, cherche à concilier « la myopie de l’observateur humain, dont le champ visuel est restreint, et la vision intellectuelle et englobante du cosmos1 ». P. J. Usher a sélectionné, dans ce corpus très abondant, un ensemble de six textes qui se veulent autant de « moments où texte et image, en relatant des errances précises de lieu en lieu […], problématisent la frontière entre l’ici et l’ailleurs et la recherche d’une vue d’ensemble là où, de prime abord, le lecteur n’aura qu’à lire la relation d’un voyage particulier » (p. 20). Ces textes sont la Relation de la Terre sainte de Greffin Affagart, les Relations de Jacques Cartier, le Quart Livre de Rabelais, le Discours du voyageur d’Outremer au Saint Sépulcre de Jerusalem et autres lieux de la Terre sainte de Gabriel Giraudet, le Sainct voyage de Hiérusalem et Mont Sinay, faict en l’an du grand Jubilé 1600 de Henri Castela, et l’Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil de Jean de Léry. Ce corpus, qui mêle des textes diversement connus, tire son homogénéité du fait qu’il s’agit (à l’exception notable de Rabelais) de voyages réels, et que ces voyages peuvent être rassemblés selon deux destinations : la Terre sainte et le Nouveau monde.

4La question de la représentativité des textes choisis n’est en revanche pas directement abordée, et P. J. Usher adopte dans son introduction une perspective synchronique, selon laquelle les textes sélectionnés sont autant d’exemples des différentes manières d’intégrer les espaces lointains dans un ensemble global cohérent. Ces exemples sont regroupés en deux grands ensembles. Dans les récits composant le premier, « la cohérence qui cadre le voyage s’appuie largement sur des notions de ressemblance qui font que les frontières se superposent et se confondent ; dans les seconds, l’on observe une sorte de désengluement d’avec l’analogie dans laquelle les lieux traversés s’énoncent dans une plus grande immédiateté, comme si le narrateur se trouv[ait] interpelé par la spécificité des lieux qu’il a à raconter et qu’il cherche à situer par rapport à l’étendue du monde plutôt que par rapport à d’autres lieux. » (p. 176) Le modèle épistémologique mis en œuvre dans le premier ensemble de textes vise ainsi à établir par la comparaison ou l’analogie des liens directs entre l’Europe et l’espace étranger, tandis que le second modèle s’appuie sur la singularité de ce nouvel espace et tâche de lui accorder une juste place, tant à l’échelle topographique du voyageur qu’à l’échelle cosmographique du penseur.

5Ces deux modèles épistémologiques sont analysés l’un après l’autre dans les deux grandes parties qui composent l’ouvrage : la première partie intitulée « Frontières en palimpsestes » traite des textes relevant du modèle analogique ; la seconde partie, « Énonciations topographiques », développe le modèle topographique centré sur la singularisation de l’espace décrit. Ces parties sont elles-mêmes subdivisées en chapitres, consacrés chacun à un ou deux textes, si bien que les ouvrages du corpus sont abordés successivement et restent relativement autonomes les uns vis-à-vis des autres. Pourtant, la disposition même de l’ouvrage invite le lecteur à établir des parallèles entre les textes étudiés, à l’intérieur des parties, mais aussi d’une partie à l’autre. En effet, le premier chapitre de chaque partie traite des textes relevant du pèlerinage en Terre sainte, tandis que les seconds chapitres sont consacrés au Nouveau monde. Le fait que les chapitres se fassent ainsi écho d’une partie à l’autre favorise naturellement la comparaison et la confrontation entre les deux modèles épistémologiques illustrés.

6Il reste à savoir quel est le rapport exact entre ces deux modèles, car au début de la seconde partie, le chercheur laisse sous-entendre que sa perspective est, non pas synchronique, mais diachronique : non seulement les deux parties de son ouvrage se distinguent en ce qu’elles décrivent chacune une manière différente de dire les espaces lointains, mais elles s’opposent aussi sur le plan chronologique. La première est consacrée à un ensemble de textes produits dans les années 1530‑1550 ; la seconde à des textes datant des années 1575‑1610. Ainsi, les deux épistémè identifiées renverraient chacune à un moment du xvie siècle : d’un côté, le xvie siècle renaissant ; de l’autre le xvie siècle marqué les guerres de religion, la Réforme et la Contre-Réforme. Ces deux périodes (1530-1550 et 1575-1610) font singulièrement écho à celles qui ont été définies par Michel Foucault, ce dernier défendant dans Les Mots et les Choses l’idée qu’une rupture épistémologique se serait produite en France au début du xviie siècle : « Jusqu’à la fin du xvie siècle, la ressemblance a joué un rôle bâtisseur dans le savoir de la culture occidentale2 », tandis qu’« au début du xviie siècle […], la pensée cesse de se mouvoir dans l’élément de la ressemblance. La similitude n’est plus la forme du savoir, mais plutôt l’occasion de l’erreur […]. Le semblable qui avait longtemps été catégorie fondamentale du savoir — à la fois forme et contenu de la connaissance — se trouve dissocié dans une analyse faite en termes d’identité et de différence3 ». Au discours rationaliste et singularisant s’oppose une pensée totalisante de la ressemblance. Si l’on applique ces remarques à l’étude de l’espace et de la nature, l’on voit se dégager les deux pôles épistémologiques structurant l’ouvrage de P. J. Usher : la pensée topographique qui insiste sur la singularité du lieu et ses frontières s’oppose à la pensée analogique qui tend à superposer deux espaces éloignés. Les processus analysés par P. J. Usher pour illustrer cette dernière catégorie relèveraient sans doute plus de ce que M. Foucault appelle convenientia (« ressemblance liée à l’espace dans la forme du “proche en proche”4 ») qu’analogie (rapport de similitude ou de proportion entre des éléments de nature différente5). Sans rentrer dans un débat sur la terminologie, nous appelons « analogie », à la suite de P. J. Usher, l’ensemble des mécanismes établissant des liens entre des réalités éloignées, même si elles sont de même nature.

7Se souvenant lui-même des travaux de M. Foucault, P. J. Usher revient dans son épilogue sur cette opposition de la pensée analogique et de la pensée topographique, et suggère qu’elle correspond bien à une évolution chronologique, même si la frontière entre les deux modèles épistémologiques n’est pas toujours très nette6. Il émet alors l’hypothèse que la publication du Theatrum orbis terrarum d’Abraham Ortelius « marque le début d’une pensée géographique nouvelle », ce qui ferait de 1570, date de publication de l’ouvrage, une « date charnière autour de laquelle semblent tout naturellement s’organiser les deux versants de [l’]étude » (p. 178), point qui mériterait sans doute d’être étayé.

8Dans la première partie de son ouvrage, P. J. Usher analyse successivement un, puis deux textes impliquant une épistémè de l’analogie. Le titre de la partie, « Frontières en palimpseste » vient souligner le fait que les récits étudiés s’appuient sur d’autres récits ou discours qu’ils contiennent en filigrane. Le processus analogique s’établit ainsi entre l’espace du voyage et l’espace déjà connu : l’étrangeté de l’espace visité est réduite et maîtrisée par le rapprochement avec ces espaces connus. Ce résultat peut toutefois être obtenu par des procédés très différents, mis en œuvre à l’échelle de la dispositio, comme dans le récit d’Affagart, ou à celui de l’elocutio, comme dans le cas de Cartier et de Rabelais. Nous présentons dans les lignes qui suivent un aperçu des idées principales développées par P. J. Usher dans chacun de ces chapitres, mais ne rendons pas compte de l’ensemble de son argumentation, ni de sa richesse. Les analyses s’appuient toujours sur une lecture très précise des œuvres et sur une documentation fouillée du contexte dans lequel il s’inscrit.

9Dans le premier chapitre, « Greffin Affagart ou une matrice romaine pour la Terre sainte », P. J. Usher observe que le récit d’Affagart ne suit pas ses pérégrinations réelles en Terre sainte, mais un ordre préétabli sur le modèle de la procession des sept églises à Rome. Le motif romain, en arrière-plan de chaque pérégrination, apparaît ainsi comme un élément structurant le texte dans son ensemble. Le texte du récit de voyage se fait palimpseste, s’appuyant sur le modèle textuel d’un autre pèlerinage. J. P. Usher analyse avec minutie la première et la septième (soit la dernière) pérégrination d’Affagart et appuie son argumentation sur ce que le texte dit explicitement, sur ce qu’on peut en inférer, ainsi que sur la confrontation du récit d’Affagart avec d’autres documents de l’époque, textuels ou cartographiques. Il conclut de son étude que « l’auteur s’approprie l’espace lointain pour effacer les traces de son errance individuelle […], pour substituer à ses déplacements une cohérence et une stabilité tout romaine » (p. 58). Le passage de l’errance à la cohérence se fait ici par l’inscription d’un parcours individuel dans un modèle générique prédéfini, mais cette cohérence à laquelle aboutit le récit a également pour conséquence de superposer deux espaces, l’espace romain et celui de la Terre sainte. P. J. Usher défend l’hypothèse que cette superposition est « la réactualisation d’une angoisse collective portant sur les frontières incertaines de l’espace chrétien » (p. 29).

10On retrouve la même rigueur et le même degré de précision dans les analyses du second chapitre, « La nature de lieu en lieu : les nouveaux mondes de Jacques Cartier et François Rabelais », où P. J. Usher étudie conjointement les Relations du voyageur et le Quart Livre de l’écrivain. Le processus analogique ne passe plus, dans le cas de Cartier et de Rabelais, par l’utilisation d’une tradition textuelle déjà bien établie qui permette de donner une cohérence à son propre récit, mais par un « filtrage de la lointaine nature par le biais de rapprochements avec la nature européenne » dans une « recherche soutenue d’adéquation entre le connu et l’inconnu » (p. 61). Le chercheur s’attache tout particulièrement au procédé de la comparaison, commun aux deux textes, qui permet de décrire la nature du lieu visité en la confrontant à la nature européenne. Au lieu de différencier les récits de Cartier et de Rabelais sur la base de l’opposition entre réalité et fiction, P. J. Usher souligne au contraire les similarités de leur fonctionnement textuel. Les comparaisons qu’il relève dans les deux textes concernent en priorité la faune et la flore, mais également la médecine et la religion. Cette « stratégie comparative7 » qui serait, selon le chercheur, propre aux récits de voyage de cette période (p. 91), permet de donner une cohérence à l’écoumène auquel le voyageur est confronté en en faisant un pendant de l’écoumène européen. Le passage de l’errance à la cohérence ne se fait donc pas tant ici au niveau de l’organisation du discours qu’à un niveau ontologique : il s’agit de restructurer et de maîtriser un espace étranger en le ramenant, au moyen de comparaisons, au connu.

11Dans la seconde partie de son étude, P. J. Usher s’intéresse aux « procédés littéraires qui visent à dire plus directement les lieux lointains » (p. 95), sans passer par le truchement de l’analogie. Au contraire, le titre de la partie, « Énonciations topographiques », suggère que les espaces visités sont eux-mêmes directement dotés d’une voix qui les singularise. Cette approche modifie la conception de l’espace dans son ensemble : il ne s’agit plus de rapprocher deux espaces, mais d’envisager la place que ce nouvel espace peut occuper dans l’espace global, ce qui, sur le plan du discours, pose le problème de la relation entre la cosmographie et la topographie telle qu’elle a été définie par Pierre Apian : la topographie « consydere ou regarde seulement aulcuns lieux ou places particuliers en soymesmes, sans avoir entre eulx quelque comparaison, ou samblance avecq l’environnement de la terre8 ». De même que précédemment, nous nous bornons à présenter les idées principales défendues par P. J. Usher dans cette seconde partie.

12Le premier chapitre, « L’exercice spirituel et l’espace du monde : Gabriel Giraudet et Henri Castela », s’ouvre sur l’hypothèse que la Contre-Réforme aurait été accompagnée d’une conscience géographique grandissante, permise par la recherche d’« adéquation entre l’intériorisation de la foi et une pensée transfrontalière » (p. 97). Dès lors, le récit du pèlerinage à Jérusalem ne se conforme plus au pèlerinage romain, mais bien plutôt au récit biblique : il s’agit chez ces auteurs de lier le récit biblique des actions de Jésus et la réalité contemporaine qui en conserve encore des traces. Ce souci d’exactitude géographique passe également par les gravures introduites dans les ouvrages, qui permettent de représenter directement les lieux saints sous leur forme contemporaine tout en invitant le lecteur à se rappeler le sens qu’ils ont dans la Bible. Ces deux récits fonctionnent alors « comme exercices spirituels et comme récits de déplacements réels au milieu de topographies contemporaines, invitant le lecteur non seulement à suivre le voyage du pèlerin mais aussi à participer à la dimension spirituelle du pèlerinage. » (p. 119) La Terre sainte acquiert sa singularité du fait même qu’elle n’est plus reliée à l’Europe mais à sa propre histoire. Cette singularité apparaît nettement dans le récit de Giraudet à travers la prosopopée de la Terre sainte qui fait de l’espace du voyageur un nouveau centre bien distinct du centre européen.

13L’« énonciation topographique » prend une tout autre forme dans le récit de Jean de Léry étudié au chapitre suivant (« Une toponymie tupie : l’Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil (1578) de Jean de Léry »). P. J. Usher analyse le rôle que jouent dans le texte les mots de la langue tupie parlée par les Tupinamba. Ces mots, en italique dans le texte, frappent le lecteur par leur nombre. Même s’il ne s’agit pas de toponymes, l’emploi de l’italique indique qu’ils appartiennent à une langue étrangère et sont un signe de la dissimilitude de l’espace du voyageur par rapport à l’espace européen. À travers ces mots, Léry fait entendre la voix du peuple aborigène du Brésil et signale qu’il se trouve en terre étrangère : « chacune des phrases mélangeant français et tupi devient le signalement d’un transfert linguistique et de la traversée d’une frontière impossible à situer précisément dans l’espace » (p. 164). À plus grande échelle, cet espace brésilien ne s’inscrit pas dans une relation de périphérie ou d’opposition avec l’Europe ; dans la cosmographie de Léry, telle qu’elle est analysée par P. J. Usher, chaque espace est en relation directe avec le tout divin. Le Nouveau monde est ainsi pensé avant tout dans sa singularité, même si Léry n’exclut pas totalement de faire quelques comparaisons avec l’Europe.

 

14L’ensemble formé par les deux parties de l’ouvrage ne permet pas de conclure nettement sur une éventuelle évolution des modes de pensée de la première moitié à la seconde moitié du xvie siècle, et les textes analysés doivent plus être considérés comme des spécimens de la pensée géographique à la Renaissance, que comme ses représentants. En dépit de cette hésitation quant à la portée exacte de la thèse défendue, l’ouvrage est extrêmement stimulant car il suit lui aussi une trajectoire de l’errance à la cohérence, proposant un classement de toutes les expériences singulières rapportées par les récits de voyage en deux paradigmes différents, qui allient un mode de pensée à une pratique textuelle : le processus analogique et le processus topographique. Les analyses s’appuient toujours précisément sur les textes convoqués, mais le chercheur ne s’interdit pas de faire appel à la bibliographie matérielle ou à l’histoire pour renforcer son argumentation, en même temps qu’il donne à son lecteur de précieuses et nombreuses informations sur le contexte historique dans lequel s’inscrit l’ouvrage étudié. La bibliographie critique est également abondamment utilisée, et le lecteur trouvera de très nombreuses références le renvoyant à divers travaux connexes lui permettant d’approfondir telle ou telle question. Quant au néophyte, il préfèrera se reporter à la bibliographie de fin d’ouvrage qui ne présente que les travaux directement liés à la littérature de voyage et à l’élaboration même de l’ouvrage, ce qu’il ne manquera certainement pas de faire car la lecture d’Errance et cohérence suscite l’envie de découvrir ou de re-découvrir ces textes parfois méconnus de la littérature du xvie siècle.