Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Janvier 2011 (volume 12, numéro 1)
Pauline Decarne

« ... un je ne sçay quoy, qui se forme je ne sçay comment, et qui nous enchante par je ne sçay quels charmes » (Jacques Du Bosc)

Richard Scholar, Le Je-ne-sais-quoi. Enquête sur une énigme, Paris : Presses Universitaires de France, coll. « Les Littéraires », 2010, 288 p., EAN 9782130566892.

1« Il y a quelque chose ... qui proteste et “remurmure” en nous contre le succès des entreprises réductionnistes1 », déclare V. Jankélévitch en guise d’introduction à son essai consacré à la notion du « je-ne-sais-quoi ». De fait, dans l’ouvrage qu’elle consacre à l’œuvre du philosophe, Isabelle de Montmollin souligne combien le « je-ne-sais-quoi » représente pour l’intellectualisme un perpétuel sujet d’inconfort aux yeux de V. Jankélévitch, ce dernier « pratiquant la politique de la terre brûlée face aux prétentions “épistémologiques” du jour, le terme même de “je-ne-sais-quoi” ne signifiant d’ailleurs rien d’autre qu’une protestation devant la menace d’étouffement que représentent les “savoirs” réducteurs 2 ». R. Scholar, dans l’enquête historique qu’il mène sur les traces de cette notion à la période dite de la « première modernité3 » (p. 88), semble avoir pris acte des leçons de l’héritier de Bergson, évitant les pièges du terrain miné que constitue la notion de « je-ne-sais-quoi », en se gardant de toute approche systématique trop réductrice. Reste que l’ouvrage qu’il consacre à la notion, publié d’abord en anglais en 2005 et traduit en français en 2010, en se fondant sur une démarche heuristique guidée par un indéniable souci de rigueur, génère des perspectives tout à fait stimulantes, venant éclairer d’un jour nouveau « ces je ne sçay quoy qu’on ne peut expliquer 4 ».

2Le pari sur lequel repose l’entreprise de R. Scholar, son parti pris initial fondé sur une approche pluridisciplinaire et historique, était pourtant risqué. Le critique se propose en effet de « tenter de retracer l’histoire de cette expression et de son lacis de significations, à travers différents contextes linguistiques, littéraires et philosophiques en Europe, dans la période de son apogée » (p.11). Démarche pluridisciplinaire, d’abord, en vertu de laquelle R. Scholar tresse en réalité les deux traditions critiques qui jusqu’alors se partageaient l’étude de la notion, et qui proposaient des analyses circonscrivant leur champ à un éclairage tantôt purement philosophique5, tantôt purement littéraire6. Afin de rendre son épaisseur à cette notion désignant tout ce que la relation humaine a de proprement énigmatique, afin de saisir à la fois la nature du concept philosophique et son inscription concrète dans la langue, R. Scholar entend se situer au lieu même de cette intersection disciplinaire. Ces effets de transdisciplinarité se démultiplient au sein de l’ouvrage. De fait, plus généralement, le critique nous invite tour à tour à fouler les planches de la scène dramatique, à assister aux expérimentations du savant, à pénétrer dans le cabinet du philosophe, du moraliste, du théologien ; il nous introduit au cœur des salons galants et nous initie aux pratiques sociales du « bel usage » pour rendre compte du vaste champ d’application de cette notion kaléidoscopique, dont l’organisation de l’ouvrage épouse les subtiles variations.

Contrairement à ce que l’on pense d’ordinaire, le champ d’application du « je-ne-sais-quoi » ne se limite pas, pour les penseurs du xviie siècle, au discours littéraire ou esthétique, mais il couvre également les domaines des passions, de la culture, de la nature et de la théologie. (p. 13)

3Si cette interdisciplinarité trouve son fondement dans la spécificité même de la notion du « je-ne-sais-quoi », ce défi entre également en congruence avec la ligne choisie par « Les Littéraires ». Cette collection, dirigée par A. Viala, entend faire dialoguer les disciplines, s’offrant des percées vers les arts, l’Histoire, la théologie, tout en se donnant pour gageure de préserver le plaisir du lecteur7, de susciter sa curiosité, inscrivant ainsi la réflexion dans un cadre ambitieux, à la fois riche et précis, érudit et accessible à tous. Perspective historique, ensuite, dans la mesure où ce que R. Scholar entend déceler, c’est « l’émergence d’un nouveau mode de discours et de pensée » (p. 10) que signe l’apparition en français du « je-ne-sais-quoi » comme locution nominale courante « dans la période son apogée » (p. 11). Entre la fin du xvie siècle et la fin du xviiie siècle, l’histoire de la notion, tendue entre splendeurs et misères, querelles et consensus, condense et reflète des visions singulières de l’expérience humaine dans des domaines variés. Partant de cette observation, R. Scholar fait un pas de plus, capital pour l’économie de son ouvrage : pour lui, l’expression du « je-ne-sais-quoi » emblématise la tendance, durant la « première modernité » qu’ont ces domaines, ces lieux communs de la pensée, à se transformer en de véritables champs de bataille. Dès lors, l’ouvrage de R. Scholar, et c’est là l’une de ses principales forces, parvient finalement à constituer le « je-ne-sais-quoi » en un poste d’observation efficace, un prisme privilégié à partir duquel ce sont les enjeux majeurs attachés à cette première modernité dans son ensemble qui se voient parcourus, pensés, problématisés.

4R. Scholar part du constat de l’« omniprésence du “je-ne-sais-quoi” comme formule consacrée dans la langue et la culture de nos jours » (p. 9) pour interroger l’écart qui distingue cette saturation contemporaine des enjeux que recouvrait la notion au moment de son émergence. L’étude s’ouvre ainsi, avec le premier chapitre, sur une solide enquête lexicale visant à retracer l’« histoire critique » (p. 18) du terme, de son émergence comme substantif — l’entrée en langue est située entre la mort de Montaigne (1592) et les années 1630, — à son devenir comme sujet de conversation et comme catégorie de pensée. Cette période recouvre trois phases : une première phase où « l’expression est employée sous de multiples formes pour signifier un non-savoir » (p. 20), une deuxième phase au cours de laquelle son usage se répand dans les lettres françaises, préparant la troisième phase, correspondant à la sédimentation de la notion, qui laisse alors entr’apercevoir les prémices de son déclin, dès les années 1670. À la manière de J. Starobinski8, la volonté explicite de R. Scholar consiste, dès ce premier chapitre, à « éviter une approche strictement nominaliste pour faire du “je-ne-sais-quoi” le traceur lexical d’une manière de pensée » (p. 12-13). Au sein de chacun des chapitres qu’il développe ensuite, le critique s’appliquera donc à appliquer cette démarche heuristique qu’il précise dans la suite de l’ouvrage : il s’agit de « procéder ... en repérant les occurrences du mot dans ce domaine et en se demandant, dans chaque cas, à quelle question sous-jacente il répond et pourquoi il a été choisi parmi un éventail d’autres termes possibles. On mettrait alors ... au jour un cadre de pensée implicite, relativement stable, constitué d’emprunts à diverses traditions philosophiques. » (p. 141) Cette méthode permet à R. Scholar de proposer un itinéraire original respectant l’ancrage pluridisciplinaire du mot, ce dernier « permettant de rassembler en un même concept différentes expériences du non-savoir jusque-là considérées comme sans rapport les unes avec les autres » (p. 40) : le plan adopté, loin d’être chronologique, se fonde donc sur un parcours des champs du savoir et des styles.

5Le deuxième chapitre est ainsi consacré à l’exploration, du « je-ne-sais-quoi » dans le domaine des passions, renvoyant dans ce cas à « un étrange phénomène d’attraction ou de répulsion entre les être humains » (p. 50). R. Scholar distingue trois tendances à l’œuvre au cours de la « première modernité », recoupant les trois périodes structurant l’histoire philologique du mot : la première consiste à tenter d’intégrer le « je-ne-sais-quoi » à une théorie des passions de l’âme en forme de système philosophique. Cette première période permet une plongée passionnante, et stimulante dans le corpus des traités des passions, des essais et des traités moraux d’un Jean-Pierre Camus, d’un Nicolas Coëffeteau, d’un Jacques Ferrand, d’un Cureau de la Chambre. L’examen de cette littérature se conclut sur la mise au jour d’un vacillement, du topos à son expression problématique, qu’emblématisent les hésitations qui caractérisent les différentes définitions proposées par ces auteurs pour tenter de cerner le « je-ne-sais-quoi » :

Mais on perçoit chez eux une certaine hésitation, voire un malaise, quant à la possibilité d’élaborer une telle théorie : alors même qu’ils recensent toutes les explications dont ils disposent, ces auteurs suggèrent parfois qu’aucune ne permet de rendre raison des passions de l’âme. (p. 51)

6Cette hésitation est cela même qui permet à R. Scholar d’inaugurer l’examen d’une deuxième tendance, et d’ouvrir un nouveau champ d’investigation, celui des poètes, qui investissent le caractère inexplicable du « je-ne-sais-quoi » pour en faire le lieu privilégié de l’expression de l’ébranlement amoureux. L’analyse des pièces de Médée, de Rodogune, de l’Illusion Comique puis du Cid selon ce prisme interprétatif conduit le critique à affiner le questionnement de la notion :

Le je-ne-sais-quoi, plutôt que force véritablement inexplicable, ne serait-il pas alors une machine à illusion collective, une vanité qui nous permet de nous dissimuler à nous-mêmes, ainsi qu’aux autres, le vide au cœur de nos vies affectives ? (p. 72)

7Le terme, désormais sédimenté, se mue alors en poncif. Ce constat amène l’examen de la troisième tendance, celle qui consiste à faire du « je-ne-sais-quoi » un simple moyen pour conférer au discours davantage de pathos, chez La Rochefoucauld, Racine, Molière et qui dessine la chronique d’une mort annoncée de la notion.

8Au cœur de ce chapitre, le développement que consacre R. Scholar à la dramaturgie de Corneille (p. 67-72) se révèle exemplaire de la démarche générale du critique, et ce pour deux raisons. Premièrement, cette analyse illustre efficacement le geste récurrent qu’effectue le critique au cours de son ouvrage : faire passer le « je-ne-sais-quoi » du statut d’objet d’étude à celui d’outil d’analyse. En effet, entendant examiner la « formidable puissance de déstabilisation que recèle l’expérience du je-ne-sais-quoi » (p. 67) dans ses actualisations littéraires, R. Scholar finit par faire de la notion le poste d’observation privilégié pour comprendre les deux questions qu’ont dû selon lui affronter bon nombre de dramaturges tout au long du xviie siècle : celle de la motivation et de la représentation. Le gain est conséquent, puisque cela permet de lester ses analyses d’une puissance apte à radiographier une multitude d’enjeux propres au xviie siècle. À de nombreuses reprises, R. Scholar reconduit ce geste, aboutissant à faire du « je-ne-sais-quoi » le pivot autour duquel s’articulent de nombreux enjeux propres au xviie siècle. Deuxièmement, cette analyse, en replaçant Corneille au sein d’une évolution, emblématise la tentation du récit qui anime constamment l’ouvrage de R. Scholar. En effet, dans l’examen des trois tendances successives qu’il dégage, le critique progresse en ne cessant de mettre au jour les évolutions subtiles, les lignes de failles, les basculements et les glissements imperceptibles de la notion du « je-ne-sais-quoi », selon les genres, les auteurs et les œuvres. Appréhender ainsi le concept en termes de rupture et de continuité contribue à la fluidité de l’ouvrage qui propose alors à lire une radioscopie dynamique de la notion, sans toutefois tomber dans les pièges du réductionnisme dénoncés par Jankélévitch.

9Quittant le domaine des passions pour celui de la nature, le troisième chapitre interroge un corpus de textes de philosophie naturelle de la première modernité, corpus au sein duquel le « je-ne-sais-quoi » renvoie à l’ensemble des phénomènes naturels inexpliqués. La gageure intellectuelle que se fixent les philosophes de l’époque, Bacon et Descartes en tête, Newton et Leibniz à leur suite, peut en effet, pour R. Scholar, se comprendre comme une tentative pour expliquer la nature du « je-ne-sais-quoi ». C’est en tout cas la proposition de lecture stimulante qu’il propose pour offrir des parcours de lectures originaux de ces textes. L’économie du chapitre prend pour épine dorsale le conflit prolongé opposant les « anciens » aux « modernes » au cours de la première modernité pour démontrer comment chaque camp fait tour à tour appel au « je-ne-sais-quoi », en mobilisant le lexique entourant la notion de façon fort variée. Là encore, le « je-ne-sais-quoi » se mue en véritable « symptôme » de la crise qui ébranle à la fois la forme et le contenu des théories traditionnelles de la philosophie naturelle » (p. 88) et la notion devient un véritable point d’optique, un « point d’entrée privilégié dans les débats fondamentaux qui agitent la période que l’on connaît sous le nom de “révolution scientifique” » (p. 88). Il devient le prisme résorbant à partir duquel R. Scholar offre une lecture renouvelée du conflit opposant les anciens et les modernes : « Le je-ne-sais-quoi est l’un des théâtres lexicaux les plus visibles où se cristallise le conflit entre “anciens” et “modernes”. » (p. 105) Le « je-ne-sais-quoi » recouvre en effet des choses fort différentes selon identité du camp par lequel il est employé. Pour les anciens, comme Bouhours, La Grange, Rochon, il désigne le secret de la nature ; pour les modernes, s’attachant à mettre au jour le caractère inintelligible des explications traditionnelles de la philosophie naturelle, la notion a une toute autre fonction : « Le je-ne-sais-quoi sert alors à débusquer, au cœur des explications traditionnelles, les “asiles de l’ignorance9” qui cherchent à se faire passer pour du savoir. » (p. 109)

10Le « je-ne-sais-quoi » ne concerne pas uniquement les phénomènes naturels ; de fait, c’est l’importance de la dimension sociale du concept au cours de la seconde moitié du xviie siècle qui est envisagée dans le quatrième chapitre. R. Scholar prend pour point de départ les Entretiens d’Ariste et d’Eugène, dans lesquels le « je-ne-sais-quoi » semble incarner cette subtile qualité qui caractérise la culture galante, tout en faisant observer à quel point les personnages se révèlent bien en peine de dire en quoi cette qualité consiste. Le critique interprète cette rupture du signifiant et du signifié, cette vacuité du signe pour formuler l’hypothèse suivante :

Sous le règne de Louis xiv, la classe dominante cultive des signes de distinction de plus en plus subtils afin de se différencier de ceux qu’elle souhaite exclure des cercles du pouvoir, et que le « je-ne-sais-quoi » participe de cette entreprise. Il n’est plus conçu comme une relation vibrante de vie, comme ce feu qui prend soudain entre deux individus, mais il apparaît plutôt comme le résultat d’une fiction collective. Dans les cercles galants, on ne « souffre » pas du je-ne-sais-quoi, mais on le fabrique. (p. 132)

11R. Scholar offre alors des analyses tout à fait éclairantes sur la galanterie ainsi que sur le « jeu de la nescioquiddité10 » dont ce milieu est le théâtre. Au terme de ce parcours à travers les textes relevant de la culture galante, la conclusion est sans appel : « la société galante laisse entendre que le charme subtil qui la caractérise est une qualité occulte authentique, analogue à la force d’attraction qui possède l’aimant. Mais ce charme s’avère être la fabrication intersubjective d’un groupe social qui a pour fonction de protéger et de servir ses intérêts propres. En d’autres termes, ce je-ne-sais-quoi-là, c’est un “on sait trop bien quoi”! » (p. 150). Asphyxiée au sein de la culture galante, la notion montre des signes de déclin, à partir des années 1670, le mot est dépourvu de signification ; brocardé par Molière11 puis par l’abbé d’Ailly12, le « je-ne-sais-quoi » est bel et bien devenu un asile illusoire de l’ignorance.     

12Quant aux deux derniers chapitres qui succèdent à cette histoire du « je-ne-sais-quoi » à l’époque de la première modernité, ils ne se situent pas exactement sur le même plan que les précédents. Leur raison d’être est à rechercher dans l’historicité de la notion précédemment mise au jour par R. Scholar. Empruntant à Terence Cave sa démarche, le cinquième chapitre se propose de rechercher la « pré-histoire 13 » du « je-ne-sais-quoi » dans les Essais de Montaigne, ce philosophe à la recherche continuelle de l’« inscience » (« De la phisionomie », III, 12). Les résultats de la démarche heuristique proposée ici par R. Scholar, s’ils se révèlent a priori déceptifs, se révèlent tout à fait stimulants pour la réflexion : « Le fantôme de Montaigne fait ainsi retour pour rejeter la paternité de la culture du je-ne-sais-quoi que sa postérité au xviie siècle tente de lui attribuer. » (p.181). Reste que cette enquête offre finalement à R. Scholar la possibilité de déployer l’esquisse d’une histoire des expressions du doute sceptique à la première personne qui jalonnent l’histoire intellectuelle, d’une part, elle lui permet d’autre part de tirer le fil du « je-ne-sais-quoi » pour y articuler de nombreux enjeux de l’œuvre de Montaigne, de la forme de l’essai, à la thématique de l’amitié, en passant par l’intertextualité du pyrrhonisme. Le sixième chapitre, intitulé « coda shakespearienne », tente alors, dans le prolongement du chapitre précédent, de « rendre compte d’un cas d’action à distance entre deux génies de la littérature européenne » (p. 202), Montaigne et Shakespeare. Dans cette analyse comparée, très précautionneuse, soucieuse d’éviter toute réduction à un système réducteur, l’outil du « je-ne-sais-quoi » confirme son efficacité heuristique.

13Assurément, l’ouvrage de R. Scholar donne à penser. Toutefois, ses propositions les plus fortes ne se situent peut-être pas là où l’on les attendrait. La thèse majeure est en effet présentée en ces termes :

La thèse défendue dans cet ouvrage, selon laquelle les écrivains se projettent au-delà des expressions toutes faites et des habitudes de langage lorsqu’ils tentent de mettre en mot l’étrange expérience de ce presque rien qui change tout. (p. 28)

14En définissant ce qui constitue un principe général au fondement de toute création, R. Scholar prend-il ici beaucoup de risques ? Rien n’est moins sûr. Si l’on peut considérer cette thèse, très générale au demeurant, comme un facteur d’unité de l’ouvrage, ce sont peut-être bien plus les pistes ébauchées au fil du propos, les trouées du texte vers des problématiques connexes, qui constituent les propositions les plus stimulantes du critique. En effet, R. Scholar, s’appuyant sur de solides références critiques, ne cesse de s’interroger sur une série de lieux traditionnellement admis. Il effectue ainsi des mises au point historiographiques, réévaluant, par exemple, à la suite de Christia Mercer14, la portée réelle de la « Révolution scientifique » et des débats qui l’agitent (p.98 et sqq). Par le biais du prisme du « je-ne-sais-quoi », R. Scholar montre que cette historiographie a longtemps été victime du filtre employé par les modernes eux-mêmes et a adopté leur version des événements pour caractériser les évolutions du temps comme « avènement d’une nouvelle ère de rationalité scientifique, libérée des erreurs du passé » (p. 97). Inversement, il évoque les « forces de modernité à l’œuvre dans les disciplines et les pratiques prétendument anciennes. » (p. 97). Les nuances que R. Scholar effectue à propos de la représentation traditionnelle de Montaigne sous les traits de « père fondateur 15 » (p.163 et sqq) relèvent de la même volonté de mise en question des représentations historiographiques traditionnellement admises. À chacune de ces « trouées » du texte vers des débats, le lecteur est invité, s’il le désire, à approfondir les pistes proposées par l’ouvrage, grâce à un choix judicieux indications bibliographiques.

15Ces aspirations du texte à l’examen d’enjeux plus généraux sont loin de se restreindre au seul domaine de l’historiographie, et ne touchent pas nécessairement à des questions polémiques. L’ouvrage, possédant une véritable vertu apéritive, relève le défi de susciter la curiosité du lecteur en direction de domaines variés. L’ouvrage de R. Scholar propose en effet des mises au point tout à fait éclairantes. Ces dernières peuvent être d’ordre méthodologique — en témoigne le questionnement, problématisé, des pratiques telles que celle de la génétique textuelle à l’occasion de la présentation des Pensées de Pascal (p.73-78), ou de la stylistique, par exemple. Les multiples traditions critiques convoquées se voient recontextualisées et éclairées : le développement passionnant consacré à la notion de « pré-histoire » empruntée à Terence Cave (p.160 à 162) en est un bon exemple. Les mises au point peuvent encore relever de l’histoire des idées ; la présentation très claire des enjeux propres à la philosophie cartésienne, de la crise qu’elle a provoquée (p. 56-61 et 121-126) est une invitation pour le lecteur à pousser plus loin l’investigation. De même, les débats entourant la question de la grâce, la controverse entre Bouhours et Barbier d’Aucour notamment, sont envisagés à partir de la notion du « je-ne-sais-quoi », ce qui donne un éclairage original à cette question théologique centrale au xviie siècle. (p. 43-47). Ainsi, à n’en pas douter, il est clair que l’ouvrage témoigne d’une volonté de vulgarisation, mais il y parvient de façon tout à fait intelligente, guidé par un souci constant de précision et d’érudition.

16Ainsi, en déployant et en mettant en perspective les différents champs d’application du « je-ne-sais-quoi », l’ouvrage de R. Scholar rend à ce « presque-rien » toute sa complexité ; conjointement, l’ouvrage stimule constamment la curiosité du lecteur, et en articulant des problématiques artistiques à des questions sociales et historiques, esquisse, de façon à la fois érudite et concise, une véritable « histoire culturelle16 », fidèle au dessein conçu par A. Viala pour la collection des « Littéraires ».