Acta fabula
ISSN 2115-8037

2010
Novembre-Décembre 2010 (volume 11, numéro 10)
Frédéric Trautmann

Le foisonnement intellectuel à l’université de Paris

Sophie Delmas, Un franciscain à Paris au milieu du XIIIesiècle, Le maître en théologie Eustache d’Arras, Paris : Éditions du Cerf, coll. « Histoire », 2010, 471 p., EAN 9782204089128.

1Parmi les figures les plus connues de l’université de Paris au XIIIe siècle, on trouve bien entendu Bonaventure et Thomas d’Aquin. La notoriété de ces théologiens, qui ont largement contribué à fixer autour de leurs œuvres ce que l’on a appelé par la suite la théologie scolastique, fait trop facilement oublier les nombreuses autres figures intellectuelles de la vie parisienne du Moyen Âge. Sophie Delmas a choisi de s’intéresser à un personnage peu connu du public : Eustache d’Arras ou Eustache Buisine, maître en théologie à l’université de Paris et membre de l’ordre franciscain, dont il n’est pas facile d’établir une biographie certaine. Malgré des éléments biographiques ténus, S. Delmas arrive à reconstituer ce qu’a pu être le contexte intellectuel de cette époque et la réflexion philosophique et théologique de ce maître en théologie. La publication de cette thèse de doctorat en histoire permet au lecteur de plonger dans une vie intellectuelle parisienne passionnante où se mêlent querelles théologiques, interrogations philosophiques, questions quodlibétiques, joutes oratoires et sermons enflammés, comme autant de reflets d’une vie religieuse intense et foisonnante.

2Le grand mérite de cette étude est double : d’abord de faire découvrir ou redécouvrir que la réflexion intellectuelle en France ne débute pas avec les Lumières et que la religion catholique n’est pas nécessairement synonyme d’obscurantisme. Les années 1260-1280 sont en effet un âge d’or pour la réflexion théologique avec la redécouverte des philosophes grecs et la prise en compte des données récentes des sciences pour réfléchir sur Dieu et sur l’homme au cœur du monde et du cosmos. Le lecteur contemporain se demandera bien comment des questions telles que la migration des âmes, la distinction des personnes divines, la vision béatifique ou l’Assomption de la Vierge en son âme et en son corps aient pu agiter les esprits de l’époque et susciter autant de débats. Il lui faudra se souvenir que ce temps-là n’envisage pas la question de l’homme et du sens de sa vie en-dehors de la question de Dieu. La réflexion intellectuelle a pour point de départ la création de l’homme à l’image et à la ressemblance de Dieu. Tout ce que l’homme peut entreprendre, dans l’ordre de l’agir concret ou réflexif, le renseigne sur sa place dans le monde et dans sa relation à Dieu, et, en lui donnant une plus grande intelligibilité sur sa vie, lui permet de se rapprocher de son Créateur et de sa béatitude. Un temps où l’acte le plus grave qu’un homme peut commettre est le péché mortel, parce qu’un péché mortel sépare de Dieu. Louis IX le rappelle au début de son testament destiné à son fils Philippe : « Beau Fils, la première chose que je t’enseigne est que tu mettes tout ton cœur à aimer Dieu. Car sans cela nul ne peut se sauver. Garde-toi de faire chose qui à Dieu déplaise, c’est-à-dire mortel péché. Tu devrais même souffrir toutes manières de tourment plutôt que de pécher mortellement. » Ce contexte n’est pas anodin. D’ailleurs, Eustache a prêché devant ce roi qui l’enverra plus tard en ambassade pour tenter une réconciliation avec Constantinople. Le contexte de la réflexion théologique est fortement marqué par ce désir de salut, cette soif de chercher et de trouver Dieu, dont le travail intellectuel apparaît comme un moyen à côté de l’engagement politique et religieux.

3Dès lors, il n’est plus question de s’étonner devant le champ des questions étudiées parce qu’il y a une grande cohérence entre les thèmes abstraits traités et la vie ecclésiale. Par exemple, la question philosophique de la substance et des accidents n’est pas pure abstraction intellectuelle ou exercice de la pensée pour quelques écolâtres en attente de reconnaissance universitaire ; elle rejoint directement la réalité du sacrement de l’Eucharistie qui est la source et le sommet de la vie chrétienne et qui peut être résumée ainsi : comment peut-on rationnellement penser que le pain et le vin se convertissent dans le corps et le sang du Christ ? Soit la raison arrive à rendre compte de l’essence de la religion chrétienne, y compris dans ses paradoxes les plus étonnants voire insupportables ; soit la raison ne parvient pas à approcher la foi chrétienne et celle-ci n’est dès lors qu’une illusion teintée de magie.

4Or, rien de magique n’intervient dans les débats scolastiques, car c’est la raison qui est utilisée et la raison en ce qu’elle a de plus élevé : les distinctions les plus fines permettent aux théologiens de la deuxième moitié du XIIIe siècle de réaliser une démarche exceptionnelle tant dans la variété que dans le nombre des thèmes traités et de l’ampleur même de la réflexion ainsi menée. C’est la raison pour laquelle il est regrettable de restreindre trop rapidement la théologie scolastique à une réflexion théologique stérile ou inutile. Le travail de S. Delmas n’a pas pour moindre mérite d’enrichir la connaissance trop partielle et limitée que l’on pourrait avoir sur la richesse de cette université de Paris médiévale pour laquelle la raison et la foi (et non l’une ou l’autre, ou l’une sans l’autre, ou encore l’une contre l’autre) sont comme les deux ailes permettant à l’esprit humain de s’élever vers Dieu.

5Le deuxième point d’intérêt réside dans la typologie utilisée pour rendre compte de la vitalité intellectuelle de cette époque. S. Delmas axe sa typologie autour de quatre grands types de réponse d’Eustache aux questions posées, qu’il s’agisse de thèmes d’actualités ou d’une centaine de questions disputées : « la réponse simple, la réponse de type licet, la réponse neutre et la réponse critique » (p. 81).

6La réponse simple qui est la première catégorie de solution « se caractérise par l’évocation d’une controverse sur le sujet, sans que celle-ci soit davantage explicitée ou qualifiée » (p. 81). La deuxième catégorie se « caractérise par la mention d’une seule opinion contraire, la brièveté de son exposé (deux ou trois lignes) et l’utilisation de la conjonction de subordination licet » (p. 82). La réponse neutre, troisième catégorie de réponses, « se caractérise par la mention d’au moins une opinion contraire bien développée, l’absence de jugement porté sur celle-ci et éventuellement la justification de la préférence de l’auteur et de son adhésion à une autre position, proposée après les précédentes » (p. 83). La dernière catégorie est la réponse critique qui « se caractérise par la mention d’une ou plusieurs opinions contraires, un jugement porté sur ces dernières et l’identification éventuelle de l’auteur qui soutient ces positions » (p. 83).

7En appliquant cette typologie aux grands débats de la fin des années 1260, à savoir « les liens entre l’âme et le corps, la création, la béatitude, la Trinité, la connaissance angélique, l’Assomption de la Vierge » (p. 86), S. Delmas aboutit finalement à une double typologie, que l’on pourrait qualifier à la fois de thématique et de responsoriale, s’attachant à déterminer les thèmes traités en même temps qu’à analyser les réponses plus ou moins argumentées d’Eustache face aux positions de ses contradicteurs.

8Cette typologie est riche d’enseignement car elle rend compte des thématiques agitant la sphère théologique de l’époque en permettant une confrontation entre les différents auteurs. Cette typologie, par sa structure même, rejoint dans une certaine mesure la manière de penser de l’époque concernée : à partir de la même base de travail, c’est-à-dire sur un Commentaire des Sentences de Pierre Lombard, qui constitue le passage obligé des étudiants en théologie achevant leurs études, les théologiens approfondissent leur pensée en discutant les thèses de leurs confrères. C’est cette connaissance réciproque des travaux des uns et des autres et les questions qu’ils se posent les uns aux autres qui font avancer le savoir théologique. Cette manière de faire, si elle ne permet pas toujours une vision synthétique sur un sujet donné, puisqu’il faut se référer sans cesse à des auteurs nouveaux qui vont plus loin que les précédents, qui mettent telle distinction en avant plutôt que telle autre, a cependant l’avantage de connaître et de véritablement prendre en compte les arguments des contradicteurs, soit pour les rejeter, soit pour les ignorer (et c’est une manière de les traiter), soit pour les dépasser.

9Eustache connaît et discute les opinions de ses confrères de l’université ; il n’hésite pas à s’attaquer, parfois même vertement, et à critiquer des positions prises par Thomas d’Aquin.

10En choisissant cette figure peu célèbre mais non sans influence sur ces successeurs, Sophie Delmas rappelle à l’historien la richesse de cette période et le travail titanesque qu’il reste à accomplir autant dans la redécouverte de théologiens moins célèbres que Bonaventure ou Thomas d’Aquin, qui ont pourtant joué un rôle de premier plan dans la vie parisienne du XIIIe siècle, que dans la publication d’éditions critiques d’œuvres qui ne sont pas de moindre qualité, ni théologique, ni rhétorique. En ce sens, la traduction proposée de nombreuses citations d’Eustache d’Arras, en particulier des extraits de ses sermons, révèle la capacité d’adaptation de ce théologien, aussi à l’aise dans sa chaire universitaire, que pour prêcher devant le roi ou devant une foule. L’établissement du catalogue des œuvres est aussi une étape qui laisse un goût d’inachevé en même temps que d’impatience face à l’importance des œuvres qui restent à éditer. Peut-être qu’avec le temps, la partie immergée de l’iceberg eustachien sera rendue visible et que les théologiens et les philosophes redécouvriront un maître à penser, ou au moins une grande figure de l’université de Paris au XIIIe siècle.