Acta fabula
ISSN 2115-8037

2010
Septembre 2010 (volume 11, numéro 8)
Ivan Gros

Métaphorologie du jeu d’échecs

Le Jeu d’échecs comme représentation : univers clos ou reflet du monde ?, sous la direction d’Amandine Mussou et Sarah Troche, Paris : Éditions rue d’Ulm, 2009, 134 p., EAN 9782728835904.

1La figure du jeu d’échecs semble si vaste qu’elle décourage toute tentative d’exhaustivité. La métaphore souffre apparemment de polymorphie et condamne l’ambitieux critique qui voudrait faire le tour de la question à passer sa vie à embrasser une chimère métaphorique pour finalement mourir bredouille à la tâche. C’est pourquoi Amandine Mussou et Sarah Troche ont dirigé ce volume avec prudence, circonspection et finesse d’esprit, en adoptant une autre stratégie pour répondre à cette gageure : elles ont fait appel, au cours d’une journée d’études organisée à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, le 25 mai 2007, à différents spécialistes susceptibles de rendre compte de l’usage de la métaphore du jeu d’échecs dans leurs différents domaines de recherche, produisant ainsi une analyse globale, interdisciplinaire et transhistorique.

2À partir de cette série d’études variées, A. Mussou et S. Troche dégagent quelques traits définitoires qui circonscrivent finalement la figure du jeu d’échecs. Ce recueil d’articles trouve une cohérence première dans la référence à la représentation (« reflet du monde ») et renvoie au dispositif analogique et spéculaire que suppose la métaphore. Ce travail de recherche autour de l’image du jeu d’échecs est d’emblée réuni autour d’une alternative qui met en cause très justement le pouvoir de représentation de ce jeu. Celui-ci engendre un effet de clôture bien souvent négligé du point de vue critique, au profit d’une fascination complaisante à l’égard des dispositifs spéculaires qu’il produit. D’où l’alternative que comporte le titre de ce volume (« univers clos ou reflet du monde ») qui cache malgré tout une dissymétrie. En effet, la description de la clôture est un parti-pris critique plus rare qu’il faut distinguer parmi les nombreuses études littéraires sur l’imaginaire du jeu d’échecs et ce n’est pas le moindre mérite de ce travail collectif d’avoir favorisé une approche non complaisante de la métaphore échiquéenne.

3La métaphore protéiforme du jeu d’échecs se démultiplierait indéfiniment sous forme d’analogies diverses avec le monde politique, militaire, cosmologique, érotique, dramatique, et cetera. Les articles concernant cet imaginaire ressemblent à l’objet qu’ils étudient. Approches médiévistes et contemporaines, esthétiques et sociologiques, dramaturgiques et historiques, épistémologiques et poétiques, se mêlent et forment un conciliabule hétéroclite finalement résolu par un classement en quatre parties : politique, poétique, esthétique et sociologique.

4Le recueil est précédé d’une introduction érudite de Jacques Berchtold, l’auteur d’un ouvrage de référence sur le motif du jeu d’échecs dans la littérature contemporaine1 qui se rapprocherait de la présente étude, si celle-ci ne se distinguait en choisissant une perspective historique. Indépendamment de la pertinence de chaque étude, l’intérêt premier de ce volume est donc qu’il croise des analyses médiévistes à des critiques de textes contemporains.

5L’étude du corpus médiéval qui est le point fort de ce recueil tient à la contribution de deux médiévistes, Amandine Mussou, organisatrice de la journée d’études dont est tiré l’ouvrage, et Michèle Gally, médiéviste et spécialiste de Évrart de Conty, auteur d’un ouvrage sur les « arts d’aimer » au Moyen-Âge2.

6La présentation de deux grands textes fondateurs de l’imaginaire du jeu d’échecs, véritables « best sellers » médiévaux, forme la base d’une mise en perspective historique cohérente de la métaphore du jeu d’échecs. A. Mussou présente, à travers la métaphore politique et morale du jeu d’échecs, l’idéologie royale défendue par Jacques de Cessoles dans son Liber de moribus hominum. Cessoles, prédicateur du XIIIe siècle, utilise la métaphore du jeu d’échecs comme canevas pour présenter une série de courts récits à vocation morale et politique, s’inscrivant dans un genre bien circonscrit, le recueil d’exempla. L’image du jeu sert une représentation harmonieuse de la société. Malgré l’apparente rigidité de l’allégorie échiquéenne, le travail de correspondances comporte une part d’invention pour l’auteur. L’étude porte sur les sources d’une représentation qui est largement perçue depuis le XVIIe siècle, hormis quelques périodes de reviviscence, comme désuète. C’est pourquoi A. Mussou cherche, au cours de son étude, à interroger la portée créatrice de la métaphore depuis ses origines. Elle se demande si c’est la structure rigide et fonctionnelle du jeu qui influence la pensée socio-politique ou bien si c’est la pensée de Cessoles qui impose ses conceptions au jeu.

7Le choix d’un schéma relativement rigide oppose nécessairement des résistances au développement d’une pensée socio-politique. Les échecs contraignent ainsi le discours politique et moral de l’auteur, qui semble néanmoins trouver dans le schéma échiquéen un cadre propice au développement de l’idéologie qu’il entend défendre3.

8La mise en doute du pouvoir d’évocation politique de la métaphore du jeu d’échecs est prolongée par l’étude de Michèle Gally sur Les Échecs amoureux. Il existe un lien évident entre Cessoles et Évrart de Conty. Les discours du prédicateur et du savant ont une finalité didactique. La surenchère érotique caractérise l’allégorie échiquéenne selon Conty et complique la métaphore politique du jeu d’échecs qui structure le texte de Jacques de Cessoles. La représentation politique est surdéterminée par la représentation érotique, suivant l’idée que l’amour est un champ de bataille qui sert de cadre à un jeu de correspondances plus vaste encore. Les Échecs amoureux permettent de démultiplier les niveaux analogiques : « politique, militaire, cosmologique, érotique ». Les exploitations postérieures du jeu d’échecs s’inscrivent pour la plupart dans ces quelques niveaux qui finalement, loin d’être infinis, sont non seulement dénombrables mais de plus assez limités.

9Une des limites de la représentation politique du jeu d’échecs est sans doute l’horizon concentrationnaire qu’elle est susceptible de provoquer. La critique a tendance à oublier la part déshumanisante de la métaphore de ce jeu. Or en tant que métaphore déterministe — c’est une originalité de cette poétique – elle facilite largement l’exploitation du paradigme concentrationnaire. Luc Rasson qui choisit de construire son étude en trois parties suivant la lecture de Stephan Zweig, George Orwell et Patrick Séry rappelle, en guise de préambule, que les cadres totalitaires ont permis le développement de certaines pratiques échiquéennes, notamment en insistant sur le lien entre échecs et marxisme-léninisme, entre la structure du jeu et la politique soviétique. La métaphore du jeu d’échecs peut se comprendre dans ce sens comme une réactualisation de celle du theatrum mundi en contexte totalitaire. Le texte de Stephan Zweig proposerait une lecture plus ambiguë de cette métaphore. D’une part, elle favoriserait un élan démocratique selon lequel hiérarchies, privilèges sociaux ou ethniques seraient abolis au profit de la seule force échiquéenne. Vecteur d’humilité, elle incarnerait alors le triomphe de l’intelligence sur la barbarie. D’autre part, les échecs confineraient à la folie, à l’automutilation intellectuelle, au dédoublement de la pensée propre au système totalitaire selon la logique du « doublethink » que décrivait Orwell dans 1984. Selon Luc Rasson, Zweig complique la vision orwellienne de l’image du jeu d’échecs qui est donc simultanément émancipation et déshumanisation. Les intuitions qui préfigurent cet article sont passionnantes. Cependant, Luc Rasson choisit de favoriser une lecture complaisante de la métaphore en focalisant sa problématique sur la « non-neutralité du jeu d’échecs » et en concluant plutôt sur « l’élan démocratique » de la métaphore. Les enjeux consisteraient plutôt à faire résonner figure de la rationalité et mise à mort collective. La question des raisons pour lesquelles les écrivains souhaitent valoriser la figure du jeu d’échecs reste entière.

10Il est peut-être regrettable aussi que l’étude de Benoît Berthou sur la Vie mode d’emploi de George Perec n’interprète pas la structure du roman dans ce sens. Les quatre-vingt dix-neuf chapitres du roman correspondent aux cent cases de l’échiquier moins une, le dernier chapitre n’étant pas écrit. Ainsi le roman prolonge-t-il la poétique de l’ensemble vide qui caractérise l’œuvre de Perec (La Disparition et W ou le Souvenir d’enfance) et dessine en creux la douleur ineffable de la disparition et l’horreur de la Shoah. Alors que le ludisme critique ou romanesque pourrait s’interdire la représentation concentrationnaire, de nombreux romans, en dépit de cet interdit moral, développent des intrigues qui instrumentalisent la mémoire du génocide. Dans bien des cas, l’univers concentrationnaire est un prétexte à la littéralisation de la métaphore du jeu d’échecs selon laquelle « la vie est un jeu d’échecs ». Le Maître et le scorpion de Patrick Séry, par exemple, pour mener à bien son projet, propose un dispositif très particulier : un homme est amené à jouer une partie dont les enjeux sont des vies humaines. Ce dispositif romanesque correspond à une valorisation échiquéphile de la métaphore à travers notamment l’insistance sur la capacité du jeu à abolir les distances hiérarchiques (par exemple entre nazi et juif dans un camp de concentration) et à renverser les rapports de force au mépris de l’histoire et au service d’un pur fantasme qui tend à réduire la complexité de la métaphore à une lutte à mort contre les forces du mal, selon un schéma tristement manichéen et totalement absent des premières occurrences médiévales. Il se trouve que de nombreux romans suivent les mêmes procédés d’écriture qui encouragent le mythe du joueur d’échecs de génie par l’usage extrême de la métaphore4.

11Il est vrai que la figure du joueur d’échecs est le vecteur d’une mythologie abondante. Le mythe du joueur psychopathe, qui articule folie et génie, se décline différemment chez Zweig ou chez Séry. Une étude de sociologie comme celle de Jacques Bernard qui vient clore le recueil d’articles sur le jeu d’échecs comme représentation, permet de mesurer l’écart entre l’imaginaire et le réel et apaiser la radicalité des représentations. Le sociologue, aussi joueur d’échecs de haut niveau et pour qui les joueurs d’échecs développeraient une « forme de sociabilité alternative »5, revient sur un nombre important d’idées reçues relatives à ce milieu (identité du champion du monde, fantasmes autour des programmes informatiques, moyenne d’âge des prodiges d’échecs). Son étude, menée trois années durant, porte sur quelques 150 joueurs d’échecs professionnels (Maître, Maître International, Grand Maître international) et cherche à identifier les traits spécifiques du groupe homogène des joueurs d’échecs6. On apprend ainsi que ces joueurs, en tant que groupe social, sont plutôt des hommes, jeunes, célibataires, citadins de grandes villes qui se distinguent par une culture commune, avec une hiérarchie, des rites, une langue particulière qui n’auraient finalement qu’un rapport lointain avec l’imaginaire des échecs et avec les personnages du roman de Zweig, de Séry ou même de Nabokov. La culture du joueur de compétition se définirait d’abord par rapport à la connaissance théorique des parties d’échecs (théorie des ouvertures, milieu de parties, final de parties). Curieusement, l’étude sociologique qui pourrait être une mise en cause d’une certaine forme d’obscurantisme à partir d’un savoir dit « technique », témoignant du goût général pour le scientisme propre au milieu échiquéen, conforte le mythe du joueur d’échecs plutôt qu’il ne le déconstruit en concluant sur le paradoxe qui veut que le jeu d’échecs soit une pratique individuelle compatible avec une logique de groupe. Car le véritable enjeu symbolique qui permet aux joueurs d’échecs de faire corps tourne autour de la représentation de l’activité cérébrale et du surinvestissement social de l’intelligence dont les joueurs d’échecs sont l’emblème7.

12L’intuition que suit Amandine Mussou — et le point fort de son étude sur Jacques de Cessoles qui entre en résonance avec les autres études — repose sur l’idée que l’usage de la métaphore échiquéenne, par-delà sa mythologie (le mythe de l’invention du jeu d’échecs par le philosophe Philomentor pour raisonner le tyran Nabuchodonosor), sert une conception du monde qui exclut la représentation du hasard. Très nettement, le jeu d’échecs, en tant que pratique tout autant que symbole, est favorisé au détriment du jeu de dés, irrémédiablement condamné pour immoralité. Ainsi l’exclusion du hasard devient le trait définitoire d’une métaphore essentiellement déterministe — et la preuve aussi qu’elle se spécialise dans des représentations non-aléatoires malgré son apparente polymorphie. L’opposition jeu de dés/jeu d’échecs structure l’imaginaire des d’échecs.

13Dans son étude, Luc Rasson montre l’univers « dystopique » qu’implique en puissance cette métaphore déterministe. Dans les trois ouvrages de George Orwell (Le Quai de Wigan, Hommage à la Catalogne, 1984), la métaphore du jeu d’échecs sert une disjonction entre les lois essentiellement aléatoires qui président à l’existence et la volonté d’imposer un ordre oppressif selon une logique déterministe propre à l’univers totalitaire. L’exclusion du hasard dans les représentations politiques implique une forme d’oppression. La métaphore du jeu d’échecs, figure déterministe, sert la représentation d’un ordre inhumain orchestré par des figures de la monstruosité.

14Plaquer les soixante-quatre cases sur la vie, c’est promouvoir une politique déshumanisée8.

15L’étude de Michèle Gally confirme cette hypothèse d’une spécialisation de la métaphore dans les représentations déterministes. Son étude constitue un véritable tour de force critique puisqu’elle est la seule qui adopte vraiment une perspective diachronique en comparant un texte médiéval — Les Échecs moralisés d’Évrart de Conty — avec l’œuvre de Roger Caillois, justifiant ainsi le lien transhistorique qui pourrait paraître aberrant à la critique académique entre les études portant sur le Moyen âge et celles qui portent sur des textes contemporains. Au-delà des « virtualités significatives » qui semblent illimitées, le jeu d’échecs symboliquement tend à faire tomber les barrières entre le littéraire et l’épistémologique, le modèle mathématique engendrant la prolifération métaphorique. À travers l’échiquier, Caillois laisse entrevoir une représentation finie de l’absolu et une invitation au voyage épistémico-poétique des « sciences diagonales ». L’échiquier qui se présente comme un « objet idéal » au service d’une pensée analogique donne l’illusion d’une perfection métaphorique. Il se trouve que ce réflexe analogique refoulé par la rationalité moderne, est au contraire célébré par Roger Caillois, non seulement comme exploration poétique mais aussi comme épanouissement épistémique. Celui-ci établit un lien entre poésie (Saint John Perse) et science (« table périodique des éléments » de Mendeleïev) qui sert une rêverie sur le devenir de la science non pas conçue comme l’horizon infini des possibles mais comme propositions finies qui restent à découvrir.

16Il appelle les chercheurs attachés à l’étude des phénomènes qui enjambent les cadres traditionnels des sciences à « essayer la chance de sciences diagonales »9.

17La métaphore déterministe du jeu d’échecs sert enfin pour la première fois une représentation de la complexité qui n’est pas pensée en termes d’infini. De surcroît, Caillois rêvant de perfection métaphorique, l’imaginaire n’est pas dépourvu de préoccupations esthétiques. L’étude sur Duchamp est un envers emblématique de ce désir de perfection. L’artiste, quitte à risquer l’imposture, pourrait aussi incarner ce rêve d’absolu à merveille. L’avantage de l’approche transdisciplinaire du recueil est qu’elle permet de mettre en perspective la représentation des échecs dans les arts plastiques qui contribuent aussi à l’histoire de la métaphore du jeu d’échecs.

18Deux études qui portent sur deux des artistes les plus considérables du XXe siècle illustrent une nouvelle hésitation. La première montre comment la pratique des échecs a progressivement et dangereusement supplanté l’art dans les préoccupations de Marcel Duchamp. La seconde interroge le rapport entre le motif de l’échiquier et le processus d’abstraction dans l’œuvre de Kandinsky.

19Duchamp, joueur d’échecs passionné et Maître d’échecs depuis 1925, a poussé très loin la recherche d’une convergence entre les échecs et l’art au point de mettre en concurrence ces deux pratiques, faisant d’une part de sa vie de joueur son œuvre et pensant d’autre part les échecs comme un horizon possible de l’art. Sarah Troche, à partir de la phrase emblématique « Si tous les artistes ne sont pas des joueurs d’échecs, tous les joueurs d’échecs sont des artistes », se demande ce qui reste de cette fusion entre art, vie, échecs. Ce rapprochement ménage quelques surprises. On peut adopter un point de vue esthétique sur les échecs comme le font Le Lionnais ou bien Nimzovitch, cependant le style de jeu de Duchamp, contrairement à ce qu’on pourrait attendre, n’avait rien d’extravagant. Remarquablement conformiste, Duchamp était loin d’être aux échecs ce qu’il était pour l’art. La place que Duchamp voulait réserver aux échecs dans l’art résidait dans une projection de l’esthétique au niveau cérébral : la beauté serait « entièrement dans la matière grise ».

20Beauté non visuelle, non sensible, beauté produite par l’effectuation d’un mouvement cérébral dont l’attrait est déterminé par la saisie intellectuelle de la signification des déplacements et des rapports dynamiques des pièces les unes avec les autres10.

21Formulation provocatrice qui n’a d’égale que le postulat selon lequel Duchamp serait son propre ready-made vivant. L’avantage d’une telle posture paradoxale n’est pas seulement que Duchamp se dispense ainsi de toute production artistique, elle est aussi une réponse (peu convaincante) à la question : « Peut-on faire des œuvres qui ne soient pas de l’art » ?

22Avec Duchamp, les échecs ont offert une option esthétique radicale et paradoxale mais non dépourvue de pouvoir d’évocation. Hélène Trespeuch qui voit plutôt dans la figure de l’échiquier un mausolée pour l’art contemporain, cherche à soustraire Kandinsky des interprétations qui reconnaissent dans sa production, une fascination pour le jeu d’échecs. Elle adopte une posture surprenante qui consiste à entrer en résistance contre l’idée que Kandinsky ait pu faire référence directement aux échecs dans ses œuvres. Même si la représentation de l’échiquier chez l’artiste est communément admise par de nombreux critiques d’art, rien ne prouve que les quadrillages noirs et blancs soient des morceaux d’échiquiers. Si ces grilles bicolores ne sont pas des représentations incomplètes d’échiquier, de quoi s’agit-il ? se demande Hélène Trespeuch. La représentation de l’échiquier est-elle compatible avec l’usage d’un langage abstrait à vocation universelle, indépendant de toute référence à un objet identifiable ? Toute la recherche de Kandinsky suivant un processus d’« abstractisation » tendrait à désincarner l’échiquier en grille. Or cette grille qui pourrait appartenir à une cosmologie universelle et qui a été probablement une condition sine qua non pour toucher une forme de spiritualité, est aussi un signe de matérialisme. On ne sait pas jusqu’à quel point cette hésitation participe à la décadence de la modernité :  

23Ainsi Malévitch et Mondrian évoqueraient-ils l’Être, l’Âme ou l’Esprit, concevant la grille comme un escalier menant à l’Universel. Rosalind Krauss y voit tout le drame de l’art moderne, inexorablement partagé entre matérialisme et spiritualisme, entre profane et sacré, incapable de faire un réel choix11.

24La métaphore tombée en désuétude au XVIIe siècle renaît de ses cendres, au point de prendre l’ampleur d’un zeitgeist échiquéen, grâce au ludisme, cette « idéologie faible » s’il en est, qui caractérise la société post-moderne et qui naît probablement de la convergence des théories des jeux et de l’avènement de la société des loisirs12. Le ludisme critique tend à considérer que la finalité de l’écriture est l’exercice d’un jeu, que le jeu d’échecs est semblable à une mise en scène ; il tend à conforter l’angélisme qui réunit jeu et littérature autour d’une gratuité commune et renforce du même coup le mythe du génie. Bien que leurs champs d’étude soient très différents, les travaux critiques sur l’imaginaire du jeu d’échecs ont souvent pour point commun une forme d’émerveillement pour la métaphore du jeu auquel il est facile de céder. Quelques exemples : étudiant le roman de Perec La Vie mode d’emploi, Benoît Berthou se demande s’il est possible de « penser la littérature à partir du jeu d’échecs »13. L’image de ce jeu en effet, donne l’illusion de proposer une autre conception de la littérature qui ne serait pas linéaire. En ce sens, le roman de Perec, champion de l’esthétique oulipienne, converge avec la tendance au ludisme de la modernité. Le dispositif romanesque correspond à une contrainte lourde : la narration dépend du déplacement d’un cavalier dans un immeuble sur le plan en coupe duquel un échiquier de cent cases de côté a été superposé. Le déplacement du cavalier-narrateur dans cet immeuble-échiquier est déterminé par le problème connu sous le nom de « polygraphie du cavalier ». Il s’agit de couvrir toutes les cases de l’échiquier selon le mouvement du cavalier sans jamais repasser par la même case. Benoît Berthou s’attache à la description des procédés d’écriture extrêmement complexes du roman de Perec relatifs à l’image du jeu d’échecs. Le critique propose ainsi une interprétation qui dramatise le parcours de lecture et fait du chef d’œuvre de Perec une sorte de roman magique qui redéfinirait à chaque page ce qu’écrire et lire veulent dire.

25C’est le sens de la « polygraphie du cavalier » à laquelle a recours Georges Perec : chaque déplacement, chaque case, chaque chapitre, est l’occasion d’une interrogation qui permet de redéfinir ce qu’écrire veut dire14.

26Il faudrait ajouter cependant que la démarche de Perec s’inscrit en faux contre la métaphore du jeu d’échecs comme représentation du monde. Le romancier refuse cette représentation, la polygraphie du cavalier n’étant pas strictement une métaphore déterministe de ce jeu en tant que « reflet du monde » avec opposition frontale et combinatoires guerrières. Perec oppose justement à l’image de la rationalité que représente le jeu d’échecs, l’image du jeu de go ou celle du puzzle. En ce sens, Perec abhorre les échecs, c’est pourquoi il participe à un essai avec Jacques Roubaud et Pierre Lusson où il défend l’esprit du jeu de go en opposition à celui du jeu d’échecs !

27Un deuxième exemple de cette tendance au ludisme selon lequel tout peut être comparable à un jeu : la « métaphore de l’échiquier sentimental »,15 variante ludique du marivaudage, est une interprétation de la Seconde Surprise de l’amour par Daniel Mesguich. Elle n’est pas présente directement dans la pièce comme elle l’est, par exemple, dans la pièce de Middleton A Game at chess. Cette mise en scène qui a obtenu un franc succès repose sur l’idée d’un dispositif scénique à étages : la duplication à échelle humaine d’une partie d’échecs en petit format animée par un des comédiens qui incarne en même temps une figure du destin (bien sûr confondu aussi avec la figure du dramaturge). C’est par conséquent encore la métaphore déterministe du jeu d’échecs qui est ici actualisée. Cette mise en scène favorise un jeu de correspondances ingénieux qui fait parfois écho au texte de Marivaux, produisant un effet de vertige indéniable. À ce jeu de répliques bien senties, s’ajoute l’évolution du statut du jeu d’échecs. De simple allégorie, il devient un objet concret de l’affrontement entre les personnages au dernier acte. Sébastien Lenglet montre bien la puissance dramaturgique de la métaphore échiquéenne. Une question cependant mériterait d’être posée : qu’est-ce que Daniel Mesguich perd dans la vision spécifique du marivaudage lorsqu’elle est motivée par la représentation du jeu d’échecs ?

28Ce recueil d’études remonte donc aux sources de la métaphore du jeu d’échecs selon une méthodologie performante qui autorise l’approche transhistorique. Il repose sur une série d’intuitions fortes dont la plus importante consiste à reconnaître la nature déterministe de cette métaphore. La seconde est de montrer, en dépit du mythe du génie, la relation d’implication entre jeu d’échecs et monde concentrationnaire. Ces intuitions laissent entrevoir l’ébauche d’une histoire de cette métaphore autour de quelques constantes définitoires. Ainsi la métaphore déterministe est-elle la source d’une hésitation constante, dans le domaine politique (nivellement démocratique et projection totalitaire), métaphysique (représentation déterministe et postulat de la finitude du monde), ou esthétique (perfection esthétique et aberration sensible). On pourrait établir, pour le plaisir de l’analyse, un classement dichotomique des différents travaux de ce recueil sur l’image de ce jeu. Cette dichotomie tient beaucoup à la conscience que le succès de la métaphore du jeu d’échecs repose sur sa capacité à exclure l’expression du hasard de sa représentation16. Cette métaphore appelle les représentations déterministes et favorise un mythe de la cérébralité. C’est pourquoi on rencontre d’une part des critiques qui adoptent un point de vue « prosélyte », considérant avec émerveillement la métaphore du jeu d’échecs comme un génial dispositif littéraire pour décrire le monde dans sa complexité et qui se laissent emporter par le vertige « baroque » de la spécularité (Jacques Bernard, Benoît Berthou, Sébastien Lenglet) selon une tendance générale de la critique au ludisme. D’autre part, les partisans d’une critique distanciée de la spécularité, « anti-prosélytes » si l’on veut (Amandine Mussou, Michèle Gally, Sarah Troche, Hélène Trespeuch), prennent leurs distances avec une métaphore essentiellement déterministe. Luc Rasson adopte à raison une position intermédiaire et fait de cette dichotomie un axe d’étude de la métaphore échiquéenne.