Acta fabula
ISSN 2115-8037

2010
Septembre 2010 (volume 11, numéro 8)
Nicolas Correard

Retour sur l’histoire de la mimesis, ou, l’affranchissement de la fiction dans les poétiques néo-aristotéliciennes

Anne Duprat, Vraisemblances. Poétiques et théorie de la fiction, du Cinquecento à Jean Chapelain (1500-1670), Paris, H. Champion, coll. « Bibliothèque de Littérature générale et comparée », 2009, 408 p., EAN 9782745318145.

1À l’origine n’était pas le « tout-fictionnel » qui séduit la pensée post-moderne, mais le « rien-fictionnel », pose l’ouvrage d’Anne Duprat (p. 29), maître de conférences en Littératures comparées à Paris IV, qui présente dans Vraisemblances le fruit d’une thèse de doctorat remaniée consacrée à l’essor des poétiques néo-aristotéliciennes entre l’humanisme italien et le classicisme français. Il peut paraître paradoxal, dès lors, de partir à la recherche de la « fiction » dans le vaste corpus des poéticiens des XVIe et XVIIe siècle, qui discutaient plus volontiers de la « poésie » (ne distinguant guère l’art de la fiction de celui de la diction), ou des « fables » (nœud d’une vaste confusion entre fiction, mythe et histoire). Tout l’intérêt de Vraisemblances est de confronter le débat de cette époque, dont les contours ont déjà été bien établis1, à la théorie la plus contemporaine2, pour mieux en démêler les fils. Que d’autres livres parus récemment s’attèlent à la même tâche en montre toute l’actualité3. L’un de ces fils ressort de manière éclatante dans l’enquête d’Anne Duprat, qui en fait son hypothèse : là où l’humanisme de la Renaissance, en consacrant le règne de la rhétorique, tendait à faire disparaître la spécificité du discours fictionnel au sein des arts du langage, la redécouverte de la Poétique au cours du XVIe siècle, puis la multiplication des poétiques néo-aristotéliciennes centrées sur la mimesis artistique et l’impératif de vraisemblance, de Francesco Robortello et Lodovico Castelvetro jusqu’à Daniel Heinsius et Jean Chapelain au XVIIe, ont eu pour effet de placer l’activité fabulatrice au centre de la conception du littéraire.

2L’apport majeur du livre d’Anne Duprat est en effet de montrer que « c’est dans le cadre de ces théories globalement "techniques" […] que se formule dans le derniers tiers du XVIe siècle la proposition de base d’une pensée de la littérature comme au-delà des formes poétiques répertoriées », qui conduit progressivement à envisager le poète non plus comme le « faiseur de vers », mais comme l’inventeur de fables (p. 24). L’obsession de la règle, à laquelle une vision superficielle veut parfois réduire le classicisme (qu’il soit italien ou français), ne doit pas cacher que l’effort majeur des poétiques néo-aristotéliciennes a été de penser l’œuvre comme re-présentation plutôt que comme simple présentation du monde. Souvent décriée aujourd’hui comme le vecteur de l’assujettissement de l’art aux réquisits asséchants du réalisme littéraire ou philosophique, la notion de mimesis apparaît alors plutôt comme l’outil d’un affranchissement : émerge une « nouvelle conception de la fiction comme productrice de savoirs, par le biais d’une "mise en système" des actions, d’une configuration d’une image vraie du monde par le biais de l’art » (p. 21).

3Certes, Anne Duprat estime que les trattatistes aristotéliciens se tiennent à distance des audaces qui étaient celles de la seconde sophistique antique, capable de penser la fiction comme pur artifice dégagé de toute obligation véridictionnelle4. Dans le cadre d’une pensée où la Création absolue est l’apanage de Dieu, où le sémantisme du « fabuleux », du « fictif » et du « feint » n’est jamais tout à fait détaché de celui du « faux », le statut ontologique de la fiction reste trouble, et on continue de penser que le poète raconte des histoires « comme » vraies plutôt que « comme si » elles étaient vraies (p. 18). Toutefois, les poéticiens inspirés par Aristote se tiennent également à distance de l’obsession référentielle héritée du platonisme, confortée par les justifications traditionnelles de la fable dans l’art chrétien (l’œuvre comme nécessaire allégorie d’une réalité première « voilée » par la fiction selon l’argument de l’integumentum), ou dans l’humanisme syncrétique de la Renaissance (l’œuvre comme reflet d’une universelle analogie chez les penseurs néo-platoniciens du Quattrocento) : chez les aristotéliciens, la représentation mimétique n’est plus conçue comme « copie » d’une idée pure ou d’une réalité dégradée, mais comme une « texture » – c’est le mot du Tasse – jouissant d’une certaine indépendance par rapport au réel.

4La notion de « vrai-semblance » est au cœur de l’ambivalence de ces poétiques, qui se tiennent à égale distance du « ségrégationnisme » et de l’ « intégrationnisme »5 : entérinant la nature reproductrice de l’imagination littéraire et son besoin d’une régulation rationnelle, les poétiques néo-aristotéliciennes des XVIe et XVIIe siècle n’en ont pas moins joué pleinement un rôle constitutif, dégageant un espace propre à la fiction, entre le vrai et le faux. On n’en est certes pas à la conception pragmatique de l’œuvre d’art comme contrat ou convention qui émerge au XVIIIe, encore moins à l’ « absolu littéraire » romantique. Mais il y a bien reconnaissance d’une spécificité du discours poétique par rapport à tous les autres, qui exige l’élaboration d’un savoir propre. « Parties d’un système global de description des discours, des disciplines et des facultés humaines, celui de l’éloquence en général, les poétiques italiennes puis françaises de la poésie représentative se seraient peu à peu concentrées sur le fonctionnement particulier des discours à fable, ce qui aurait déterminé le passage d’une conception rhétorique à une conception esthétique de la fiction » (p. 353). Le conditionnel s’avère ici doublement nécessaire : d’abord, parce que les différents arguments destinés à justifier la fiction contre ses détracteurs, dont la présence est toujours sensible en marge, se chevauchent toujours dans le discours des poéticiens. Il faut toute la patience d’Anne Duprat pour les démêler, pour évaluer leur caractère topique ou novateur, accessoire ou porteur. L’impression d’une évolution considérable en l’espace d’un siècle ou deux mérite par ailleurs – ou par conséquent, ceci expliquant cela – d’être nuancée, comme le reconnaît l’auteur, soucieuse d’éviter toute simplification : avec le classicisme français, on est loin de s’être affranchi des grilles de lecture rhétoriques et moralisatrices héritées de l’humanisme ; et le plus audacieux penseur de la fiction de la Renaissance pourrait bien avoir été le premier, Boccace.

5La première partie (« La fiction en poétique. Les Lumières d’Italie (1480-1570) ») s’ouvre en effet sur un paradoxe. Du Trecento de Boccace et de Dante aux trattatistes du Cinquecento, l’humanisme italien semble avoir consacré une conception de l’œuvre littéraire qui subordonne sa finalité esthétique à une finalité morale, qui minore l’autonomie des univers fictionnels au détriment de leur usage rhétorique, quand elle ne dénie pas toute propriété spécifique aux « fables », dont la nature contrefactuelle reste difficile à penser. Au sein d’un panorama élargi des doctrines poétiques de la Renaissance, où les éléments horatiens et platoniciens précèdent la réception d’Aristote et la conditionnent, l’auteur montre comme la redécouverte de la Poétique conduit les humanistes à se poser, timidement et confusément dans un premier temps – l’œuvre étant d’abord lue comme un prolongement de la Rhétorique – la question d’un « gain ontologique propre à l’opération mimétique » (p. 204).

6Boccace, pourtant, avait soigneusement distingué l’activité poétique dans sa Genealogia Deorum Gentiliorum en rapprochant les fables des « figures » bibliques et théologiques plutôt que de l’exemplum (« cacher le vrai sous le couvert des fictions n’est pas du rôle de la rhétorique »), le néo-platonisme florentin ayant consacré après lui le discours de l’inspiration, accordant au poète une fonction d’ordre métaphysique. Mais les classifications hésitantes de la poésie dans la liste des arts de la Renaissance montrent que pour l’humanisme ordinaire, celui des philologues, pareille « discipline » ne peut guère se concevoir en dehors de ses rapports avec le trivium formé par les autres arts du langage (grammaire – rhétorique – dialectique), ou avec sa concurrente l’histoire (elle-même conçue comme un appendice de la rhétorique) ou encore avec la musique, la poésie restant avant tout l’art de faire des vers (I. Chap. 1. « La fiction dans le discours »). L’encyclopédisme humaniste, emblématisé par le Panepistemon de Politien (1498), accorde une haute valeur à la poésie, mais elle ne sait trop où la placer ni qu’en faire. Et comment ne pas lui assigner le dernier degré dans l’ordre de la vérité, elle qui traite du faux ou du fabuleux (alors que la logique traite du vrai, la dialectique du probable et la rhétorique du convaincant) ? Pour les premières générations des poéticiens de la Renaissance, de Cristoforo Landino et Josse Bade jusqu’à Jules-César Scaliger (De poetica libri septem, 1561), la fiction n’est d’abord qu’une « figure » amplifiée et déviante, produite par l’imitatio d’une matière préexistante. Le travail de l’inventio, dans ce régime de pensée, ne consiste pas à imaginer de nouveaux sujets, mais à travailler à de nouveaux agencements d’un répertoire considéré comme clos (ce qui explique que Virgile, plutôt qu’Homère, soit régulièrement considéré comme le grand modèle à imiter, lui qui avait peut-être dépassé son modèle grec en l’imitant). Il s’agit bien d’une conception ornementale du travail poétique (« L’imagination n’est pas l’architecte de l’œuvre, elle n’en est que le décorateur », selon la belle formule de Starobinski6). Représenter le monde et imiter les textes déjà existants ne font qu’un, ce qui explique la difficulté qu’éprouvent les humanistes à distinguer la poésie de l’histoire autrement que par des critères formels ou techniques (l’histoire étant par exemple censée raconter les événements dans l’ordre chronologique, ou ordo naturalis, alors que la poésie les recompose de manière complexe, sur le modèle de l’ordo artificialis des épopées antiques). Si nombre d’humanistes s’en tiennent à l’argument d’Aristote (la poésie est plus « vraie » que l’histoire car elle traite de l’universel plutôt que du particulier), d’autres admettent la supériorité de l’histoire sur des critères épistémologiques. Les rapports incestueux entre ces arts du langage et du récit, qui perdureront avec le classicisme français7, nuisent au prestige et à la compréhension de l’activité poétique.

7 Quant à la finalité de l’œuvre, elle ne saurait, sauf exception (l’ « hédonisme » tardif et controversé d’un Castelvetro ou d’un Guarini), se justifier d’abord en termes de plaisir, indépendamment de toute intention moralisatrice. La référence à l’« omne tulit punctum, qui utile dulci miscuit » d’Horace, dont l’Epître aux Pisons est alors mieux connu que la Poétique, est, dans le cadre d’un humanisme affirmant ses ambitions éthiques et civiques, le ciment de cette conception exemplariste du discours littéraire, toujours sommé de rendre compte de son utilité (I. Chap. 2. « Proprie communia dicere. Poétiques horatiennes de l’exemple »). Comme le montre Anne Duprat, cette conception tend à programmer la fabrication des œuvres d’une autre manière, par le pôle de la réception : le critère de l’aptum (convenance, « appropriation » ou « vraisemblance » vantée par tous les humanistes, qui garantit la crédibilité de la fable aux yeux d’un public donné) tend à imposer une grille prédéfinie des caractères et des styles, sinon à valoriser la prévisibilité des intrigues. L’épopée et la comédie se laissent assez bien appréhender à cette aune, mais la tragédie, dont la moralité est souvent problématique, suscite l’embarras des humanistes. Surtout, un nouveau critère viendra de plus en plus contrebalancer celui de l’aptum, avec lequel il entre en tension : le mirabile, bientôt justifié par la catégorie aristotélicienne de « l’impossible vraisemblable », et lié à un goût croissant pour la surprise.

8 Une fois ce cadre bien établi, Anne Duprat montre finement comment l’introduction des poétiques aristotéliciennes en deux vagues, d’abord celle des premières traductions et éditions (de l’Alemanni, traducteur médiéval, et Giorgio Valla à la fin du XVe siècle, à Alessandro Pazzi et Bernardo Segni au milieu du XVIe), puis celle des grands commentateurs à partir de 1540 (Vincenzo Maggi et Bartolemeo Lombardi les premiers, Francesco Robortello, Lodovico Castelvetro, Alessandro Piccolomini ensuite, pour ne citer que les principaux), sans aller jusqu’à mettre en cause la conception oratoire dominante de l’œuvre poétique, en déplace largement les enjeux (I. Chap. 3, « La poétique redécouverte »). Aristote, fournit aux humanistes l’esquisse d’une poétique générale, plutôt que spécifique à la tragédie. Certes, la Poétique est comprise à travers les préoccupations exemplaires traditionnelles, mais définissant l’activité poétique comme « mythopoeia » (« fabrication de fables »), elle attire l’attention des humanistes sur la nature fictive de l’objet de la mimesis. Un Maggi peut ainsi accorder licence aux poètes de raconter des « nouveautés » invraisemblables, dans la mesure où elles ne choquent pas les attentes du public (conformément au principe de l’aptum). Reste que ces lectures, fondées sur une appréhension parcellaire des fragments de la Poétique et sur bien des contresens ou bien des flottements dans la traduction de notions aussi cruciales que mimesis, catharsis, ou hamartia, achoppent sur la question de l’autonomie des univers fictionnels, valorisant le conformisme de l’imitatio, concédant, comme le font Robortello ou Castelvetro, l’infériorité de la poésie sur l’histoire en termes de « vérité », exposant pour finir la poésie à la censure morale en arguant de la finalité exemplaire des œuvres. Les controverses entre Pigna et Giraldi Cinzio sur le romanzo, entre Guarini et Denores autour du nouveau genre de la tragi-comédie pastorale, avant celle qui entoure la Jérusalem du Tasse, témoignent de la rigidité des canons régissant les genres. Quant au paradoxe du plaisir tragique, il faut attendre la fin du XVIe siècle pour que la lecture d’Aristote se dégage des considérations morales et rhétoriques qui en occultaient le sens, et pour qu’on commence à s’interroger réellement sur la catharsis, alors que la vision d’un sort aveugle fait son chemin dans les consciences humanistes.

9C’est véritablement la Contre-réforme qui marque une rupture, comme elle signe un retour en force de la suspicion envers le plaisir pris aux fictions, et comme elle suscite un renouveau néo-platonicien sur des bases différentes de celles du Quattrocento (I. Chap. 4. « La fiction et le mensonge : poétiques platoniciennes de la fable »). Anne Duprat revient sur la conception platonicienne de la mimesis, prise entre la dualité de la théorie de la furor dans l’Ion et la condamnation unilatérale de la République, avant de retracer à grands traits le retournement au terme duquel le néo-platonisme – celui de la Renaissance ayant été largement précédé par celui de l’Antiquité tardive, et Ficin par Proclus – élabore une « mythodicée » faisant du poète l’interprète du langage des dieux, par conséquent plus proche que tout autre de la vérité. Cette justification de la poésie par la transcendance accordée au génie se révèle la meilleure parade contre les discours anti-poétiques, qui, depuis les accusations lancées par Savonarole contre les Lettres païennes un siècle plus tôt, ont gagné en poids et en crédit. Pour ne pas entériner l’accusation d’une confusion entre sacré et profane, entre vérité et mensonge, il faut pourtant, parfois, avouer à demi-mots la gratuité de la fiction et approcher l’idée que les poètes « feignent quelque chose à partir de rien ». On doit ainsi à l’obscur Giovanni Capriano l’idée que la fable est « une invention ou une construction imaginaire d’une chose qui, à notre connaissance, n’est jamais arrivée, ou n’a jamais existé telle quelle », sachant que « la poésie est une représentation d’une chose par l’apparence, non pas du vrai – car l’apparence du vrai n’est pas une imagination – mais du feint et du simulé » (Della vera poetica, 1554). Si l’œuvre n’est pas la copie d’une réalité, comment pourrait-elle être accusée d’en restituer une image déformée ? On est bien loin de Platon avec ce néo-platonisme contemporain du Concile de Trente, dont l’apport sera doublement récupéré : son versant ésotérique et irrationaliste fera le lit des poétiques concettistes valorisant la merveille et l’admiration ; dans une autre direction, les tentatives de synthèse avec l’aristotélisme poétique, à partir du Tasse, vont révéler toute leur fécondité à l’âge baroque.

10De Castelvetro à Chapelain en passant par Heinsius, la période qui s’ouvre à partir de 1570 se caractérise selon Anne Duprat par un vaste effort d’autonomisation, de rationalisation et de naturalisation de l’activité poétique (« Deuxième partie. Poétiques de la vraisemblance (1560-1570 ) »). On accorde alors toute leur importance à deux caractéristiques essentielles de la Poétique : l’instinct ou le besoin anthropologique de l’ « imitation » ou de la « représentation », mimesis qui se passe d’autre justification pour Aristote (même si les considérations morales et rhétoriques ne sont jamais éliminées chez ses épigones) ; le rôle de la structuration dans la production du sens. L’orientation législatrice de la plupart des poétiques ne doit pas fait oublier, en effet, que le désir d’établir les normes de la « vraisemblance » témoigne d’une nouvelle manière de penser la fiction par elle-même et pour elle-même.

11Le tournant se produit lorsqu’on passe du commentaire fragmentaire à un véritable débat sur les thèses de la Poétique (II. Chap. 1, « Premières poétiques aristotéliciennes de la fable (1570-1600) »). Chez Pietro Vettori, Bartolemo Maranta ou Sperone Speroni, la volonté de fonder une discipline spécifique (il faut à la poétique « un critère de distinction qui lui soit propre, et qui ne convienne à aucun autre art ou à aucune autre science », selon Maranta), s’accompagne d’une appréhension holiste de la théorie aristotélicienne, qui elle-même suppose qu’on traite de la fable comme d’un tout, dont l’ « âme » est plus importante que les parties. On est alors tenté, comme Sperone Speroni (Discorsi sopra Virgilio, 1563-1564), de donner la palme à Homère plutôt qu’à Virgile, pour mieux distinguer l’imitation correcte de la nature de la simple imitation, trop souvent servile, des Anciens. Pareil « modernisme » est loin d’être unanime, mais le cas du Tasse montre bien que le respect de l’autorité des classiques peut s’accompagner d’un souci de plus en plus grand de la vraisemblance. Avec la Poetica d’Aristotile de Castelvetro (1570) s’affirme enfin une conception technique de la fable. Anne Duprat montre parfaitement comment les principes du classicisme français sont en gésine dans une telle poétique : primauté de la finalité esthétique sur la finalité exemplaire ; primauté de l’action sur le caractère ; primauté de l’illusion mimétique qui implique de valoriser les unités contre une complexité ornementale excessive. L’ouvrage de Castelvetro provoque des réticences, mais les débats qui agitent les académies de la péninsule entérinent cette nouvelle façon d’envisager la vraisemblance. Les Lorenzo Giacomini, les Agnolo Segni, les Baccio Neroni, les Giulio del Bene, les Filippo Sassetti, les Giovanni Antonio Viperano tendent à distinguer le « faux » du « feint », à concentrer leur attention sur la structure événementielle de la fable, à reconnaître la possibilité d’une productivité ouverte des genres, non contrainte par l’héritage du passé.

12Anne Duprat analyse par ailleurs les effets complexes de l’esthétique de la merveille en vogue à l’époque baroque – alors que la notion de sublime est retrouvée avec le pseudo-Longin –, qui complexifie le débat sur la vraisemblance, en même temps qu’elle favorise l’émancipation esthétique de la fable (II. Chap 2, « Fables, fictions, merveille (1575-1610) »). Il est vrai que les poétiques concettistes pensent le phénomène littéraire à partir des genres lyriques non-représentatifs, revenant à l’identité entre figure et fiction, et qu’en marge des poétiques aristotéliciennes, un néo-platonicien comme Patrizi da Cherso fait de la merveille le critère même de la fiction comme création. Mais la possibilité d’une synthèse apparaît avec le Tasse, chez qui merveille et vraisemblance se concilient parfaitement dans une esthétique de la concordia discors faisant large place au merveilleux chrétien et au genre romanesque. Dans ses écrits en réaction à la querelle de la Jérusalem délivrée, le Tasse défend une conception structurelle de la fable empruntée aux néo-aristotéliciens, tandis qu’à l’instar des néo-platoniciens, il affirme la mission quasi-mystique du poète, qui l’affranchit d’un devoir d’exemplarité moral platement compris. Au même moment, Guarini et d’autres affirment que si les poètes sont utiles à la cité, c’est bien parce qu’ils produisent du plaisir. Cette revendication du désintéressement esthétique, assignant à la fabrication des fables le domaine du « vraisemblable imitable » (et non plus celui du faux), oriente la réflexion sur la spécificité des émotions esthétiques, dont ni la morale, ni la rhétorique, ni la philosophie ne sauraient rendre compte. Mais c’est l’humaniste batave Daniel Heinsius qui va populariser les éléments de cette nouvelle doctrine auprès d’un lectorat non érudit, en revenant à la question de la tragédie dans un contexte calviniste bien différent (De tragoediae constitutione, 1611). Heinsius propose un idéal artificialiste et illusionniste, autrement dit baroque, de la fable comme « savante mécanique de l’émotion » (p. 297), apte à déplacer le spectateur dans des situations imaginaires. Cela revient à délaisser la question de la valeur référentielle au profit de celle de l’agencement syntaxique de la fable : peu importe qu’elle soit vraie ou fausse, c’est la manière dont elle met les autres savoirs au service d’une finalité proprement esthétique qui compte, ainsi que la capacité du poète à combiner une intrigue simple dans ses principes, complexes dans ses péripéties. Ce constructivisme est donc aussi un ségrégationnisme, qui consacre l’autonomie des univers fictionnels et l’idée qu’ils exigent une participation ne ressortant ni vraiment de la contagion, ni vraiment de la pédagogie : « Chez Heinsius comme chez le Tasse, la vocation des fictions à déclencher un processus d’apprentissage est directement liée à leur capacité à provoquer une "immersion consentie" du lecteur dans l’univers qu’elles projettent » (p. 302).

13C’est précisément ce point qui est au cœur de l’introduction des poétiques néo-aristotéliciennes en France sous la férule de Jean Chapelain, membre fondateur de l’Académie française. Dès ses premiers textes (comme la préface à l’Adone de Marino), Chapelain répond à l’incrimination de la faculté imaginative, si fréquente dans le discours religieux et philosophique du XVIIe siècle, en proposant de voir dans la fiction un exercice réglé de l’imagination, garanti par le critère de la vraisemblance (II. Chap. 3, « Jean Chapelain et le règne des vraisemblances »). La « créance que l’on peut donner à une fable reconnue comme telle » (p. 313) se signale selon lui par des propriétés très différentes de toute autre croyance, comme la croyance religieuse, mais sa faiblesse – la vraisemblance est un produit artificiel de l’illusion, et Chapelain va plus loin qu’Heinsius dans ses textes sur la poétique dramatique en souhaitant que l’imitation soit « si parfaite qu’il ne paraisse aucune différence entre la chose imitée et celle qui imite » – fait aussi sa force : parce qu’elle va directement à l’universel, la poésie n’a guère à se soucier des reproches sur la véracité qui sont par contre le lot ordinaire des historiens. Le dialogue entre les deux disciplines se poursuit, chacune fournissant des critères de composition vraisemblable à l’autre, mais l’intuition la plus originale de ce théoricien quasiment officiel de la fiction sous Richelieu, développée dans le Dialogue de la lecture des vieux romans (1646), est sans doute celle d’une historicité des genres qui est aussi celle des critères de vraisemblance. Ce faisant, des œuvres comme les romans médiévaux, ces « fables des Français et des Anglais » dans lesquels Chapelain voit le premier nos « modernes classiques », conservent une valeur documentaire sur le plan historique, mais seconde : elles livrent la clé des mentalités de leur époque, car c’est en elles que les temps révolus montrent « le fond de leur âme ». Chapelain prépare le terrain à la poétique historique de Pierre-Daniel Huet (Lettre-traité sur l’origine des romans, 1670), qui constatera la supériorité moderne du roman sur l’épopée en termes de vraisemblance, aussi bien qu’à l’entreprise critique d’un Fontenelle, qui pourra relire l’histoire des fables comme celle de nos croyances. Classique, cette conception pragmatique et entièrement laïcisée de la fiction l’est encore par son intégration dans le projet absolutiste du Grand Siècle. Chapelain propose au souverain un « machiavélisme poétique » (p. 319) qui met les ressources imaginatives de la fiction au service d’une idéologie légitimiste. On est loin des libertins contemporains, et pourtant si proche, tant cet usage politique de la vraisemblance suppose que notre rapport au monde est tissé de croyances qu’il revient au poète de manipuler dans le bon sens. C’est que la fiction conserve une exemplarité dans cette optique, mais indirecte, qui ne tient pas tant aux discours moraux explicitement tenus, mais plutôt à la construction des valeurs dans l’imaginaire collectif, à laquelle Chapelain s’est essayé avec peu de succès dans sa Pucelle. L’émotion esthétique concentre tous les enjeux de la poésie comme représentation – ce qui revient à dépasser le vieux débat entre approches moralistes et hédonistes de la fiction –, tandis que la poétique se charge d’en définir les conditions de réussite.

14A quiconque serait tenté de ramener le développement des poétiques néo-aristotéliciennes à l’obsession normative d’un classicisme trop souvent conçu dans le cadre d’un Grand Siècle français coupé de ses racines humanistes (et donc italiennes), ou à quiconque serait tenté d’opposer de manière trop tranchée le système ancien des Belles Lettres – supposé figé dans des hiérarchies, des codes et des canons immuables – à la « libération » esthétique permise par le romantisme, on ne saurait que recommander chaudement la lecture de l’ouvrage d’Anne Duprat. Son efficacité tient à l’aisance avec laquelle l’auteur effectue un va-et-vient permanent entre d’une part les théories de la fiction les plus contemporaines (et les plus diverses), et d’autre part le débat de la Renaissance sur la Poétique, dont on s’aperçoit à quel point il aura constitué une préhistoire de la réflexion contemporaine sur les enjeux ontologiques et pragmatiques de la fiction, inévitablement liés à ses enjeux techniques. L’auteur est évidemment redevable à l’appareillage conceptuel élaboré par Gérard Genette et Jean-Marie Schaeffer, utilisé avec discrétion, ou aux travaux actuels sur la fiction d’Ancien Régime menés par Françoise Lavocat8. Plus convaincants encore sont les parallèles circonstanciés entre la théorie de la mimesis littéraire proposée par Ricoeur dans Temps et récit et les poétiques constructionnistes d’un Tasse, d’un Heinsius, d’un Chapelain : pour eux aussi, la « mise en intrigue » narrative ou dramatique devait être considérée comme un moyen de « reconfigurer » notre appréhension du réel par un arrangement signifiant des événements9. La force de l’ouvrage tient surtout à la clarté avec laquelle Anne Duprat propose un fil directeur pour se repérer dans un foisonnement de références et de doctrines. Les textes pourraient être plus souvent ou plus abondamment cités, mais cette approche distanciée a le mérite de présenter une synthèse rare sur le sujet, dont le volume reste raisonnable par rapport à ses prédécesseurs ou à ses équivalents.

15Peut-on lui reprocher de sélectionner ses exemples dans une perspective tout de même téléologique menant au classicisme français10 ? Ce serait de mauvaise foi, tant l’auteur est soucieuse de nuancer, de distinguer et d’employer le conditionnel quand il le faut. On pourrait aussi rêver d’un enrichissement par la prise en compte de l’Angleterre et l’Espagne, exclues du champ d’investigation au motif que le poétiques concettistes – plus influencées par le néo-platonisme que par le néo-aristotélisme, centrées sur la figure plutôt que sur la mimesis fictionnelle, enclines à l’irrationalisme plutôt qu’au rationalisme poétique – y ont joué le premier rôle. C’est minorer le rôle fondateur de l’Apology for Poetry de Philip Sidney en Angleterre (1595), bel exemple de synthèse, retorse, entre platonisme et aristotélisme, et plus encore la fécondité des poétiques néo-aristotéliciennes du Siècle d’or, à commencer par la Filosofía antigua poética d’Alonso López Pinciano (1596). Mais la perspective franco-italienne de Vraisemblances fait pleinement sens, tant cette translatio-là a pu influencer en retour le reste de l’Europe, et l’érudition ne manque pas par ailleurs. On pourrait enfin être gêné par quelques répétitions (notamment entre les première et deuxième parties), ou par la tendance parfois digressive de l’ouvrage : les fréquentes mises au point (sur les poétiques horatiennes, sur le statut de la mimesis chez Platon ou chez Aristote) sont l’occasion de quelques « retours en arrière » déroutants sur le plan de la chronologie (on revient au néo-platonisme de l’Antiquité et du Quattrocento après avoir envisagé la première réception de la Poétique au Cinquecento ; on revient à certaines difficultés bien connues de l’ouvrage d’Aristote à travers sa seconde réception, dans la deuxième moitié du XVIe s.). Mais cet inconvénient (tout relatif) est le revers de nombreuses qualités : fruit d’une ingénieuse « mise en intrigue » de la part de l’auteur, cet ordo artificialis séduit en ménageant de nombreux rebonds, en évitant l’exposé trop scolaire, en éclairant par un regard oblique des problématiques bien connues. Combien de fois ne se surprend-on pas, en redécouvrant les poétiques néo-aristotéliciennes à la lueur d’un questionnement contemporain, à découvrir dans Vraisemblances la richesse et la subtilité des débats anciens ?

16S’il n’était difficile, car souvent d’un haut niveau conceptuel, ce livre pourrait à vrai dire être considéré comme l’une des meilleurs introductions possibles aux poétiques des XVIe et XVIIe siècles, indépendamment de la thèse défendue par l’auteur. Cette dernière excelle en effet dans l’art de la contextualisation et dans celui du décloisonnement. Anne Duprat sait attirer l’attention sur les passages, les transferts, les inflexions qui parcourent ce vaste champ. Elle dessine une histoire des poétiques qui, en même temps qu’une composante de poids de l’histoire littéraire, est aussi une composante extrêmement révélatrice d’une histoire des idées de plus vaste ampleur, que l’auteur pratique au meilleur sens du terme : en tenant compte de ce « dehors » des poétiques qu’ont été les discours anti-poétiques, dont les continuités et discontinuités, de Savonarole à Bossuet, s’avèrent non moins intéressantes ; en rendant compte de paradoxes tels que celui qui a vu les « procès pour fables » consécutifs à la Contre-réforme favoriser une autonomisation de plus en plus nette de la fiction dans l’esprit des poéticiens, prêts à faire leurs adieux à la référence pour sauvegarder la licence de créer ; en confrontant l’évolution des genres et des normes littéraires à celles des autres disciplines pour mieux faire ressortir à quel point les poétiques mimétiques ont été un « lieu de confrontations d’une exceptionnelle richesse épistémologique entre le discours de la littérature sur le monde et ceux de la foi, de l’histoire, de la morale et des sciences » (p. 31). L’histoire de la notion de vraisemblance, autrement dit du poétiquement crédible, vient enrichir chez Anne Duprat une histoire plus large du « croyable », dont on sait qu’elle est la clé pour comprendre ce que Michel Foucault a pu appeler l’« âge de la représentation ».