Acta fabula
ISSN 2115-8037

2010
Mars 2010 (volume 11, numéro 3)
Lise Michel

La didascalie ou les Pratiques du théâtre aux XVIe et XVIIe siècles.

Véronique Lochert, L’Écriture du spectacle. Les didascalies dans le théâtre européen aux XVIe et XVIIe siècles, Genève, Droz, « Travaux du Grand Siècle », 2009, 712 p. ISBN : 978-2-600-01264-5.

1Sous sa forme moderne, l’opposition entre texte et spectacle de théâtre brouille souvent, par son caractère anachronique et les dérives conceptuelles qu’elle entraîne, la lecture des pièces de l’époque classique. L’un des plus grands mérites de l’ouvrage de Véronique Lochert est de proposer, à travers la question des didascalies, une approche neuve et nuancée des relations complexes entre le texte de théâtre et les enjeux liés à la représentation aux XVIe et XVIIe siècles.

2L’ouvrage se donne pour objet tous les textes qui, au sein des œuvres dramatiques européennes de cette époque, encadrent le dialogue de théâtre lui-même. Ce faisant, il dévoile l’extraordinaire richesse de ce que l’on regroupe sous le terme de « didascalies ». Le livre surprend par l’ampleur du sujet qu’il aborde et séduit par la mise en perspective très large et très informée qu’il propose, aussi bien sur le plan chronologique que sur le plan conceptuel. Replacées dans la continuité des pratiques antérieures, comparées aux paratextes externes et rapportées aux débats théoriques qui leur sont contemporains, les didascalies éclairent directement les pratiques concrètes de jeu, de lecture et d’écriture du théâtre à l’époque classique. L’immensité du corpus envisagé et l’approche comparatiste adoptée permettent de penser le fonctionnement des didascalies en corrélation avec des systèmes esthétiques propres à chaque époque et à chaque pays, tout en envisageant les lignes de force communes à ces esthétiques.

3Une première partie de l’ouvrage met en perspective les pratiques didascaliques des XVIe et XVIIe siècles en retraçant l’histoire des paratextes de théâtre, de l’Antiquité à la Renaissance.

4Deux modèles s’opposent. Le théâtre antique, d’une part, séparant nettement l’art de l’acteur de celui du poète, privilégie les didascalies dites internes, les gestes et réactions des personnages étant décrites au sein même du dialogue. Dans les processus de conservation et de transmission de ces textes sont apparus des éléments paratextuels explicatifs. À partir du XVe siècle, ces pratiques sont renouvelées dans les éditions puis les traductions du théâtre antique, qui s’accompagnent de gloses, de notes, de traités liminaires, ou de remarques. Le théâtre médiéval, qui constitue le deuxième modèle, se caractérise en revanche d’emblée par une abondante production d’indications scéniques autour du dialogue, allant parfois jusqu’à de véritables livrets de mise en scène. Les didascalies médiévales hésitent entre indications de régie et trame narrative encadrant les dialogues, c’est-à-dire entre un ensemble de consignes pour des comédiens ou des meneurs de jeu et un texte à destination de lecteurs. Véronique Lochert dessine un tableau particulièrement riche de ce théâtre et des controverses modernes suscitées par les pratiques didascaliques qui lui sont liées.

5Dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles, deux modèles concurrents de didascalies s’opposeront donc. En France et en Italie, la dramaturgie moderne s’inscrit dans le prolongement du théâtre humaniste marqué par la primauté donnée au texte, à travers l’imitation du théâtre antique. Elle vise à produire l’illusion à la lecture, indépendamment des potentialités offertes par le spectacle. Les didascalies y sont parcimonieuses, excepté dans certains genres spectaculaires et chez certains dramaturges. En Espagne et en Angleterre, en revanche, les pratiques théâtrales nouvelles s’inscrivent dans la continuité du théâtre médiéval en donnant une large part au spectacle et en exhibant les mécanismes du théâtre. Le recours aux didascalies y est plus fréquent et plus abondant. Au-delà de cette opposition générale entre les grandes lignes des pratiques nationales, l’ouvrage évoque les variations historiques propres à chaque pays : les didascalies du théâtre baroque français se révèlent assez proches, par exemple, du modèle anglais ou espagnol.

6Une deuxième partie du volume envisage les didascalies comme un outil de régie, permettant à l’auteur de communiquer ses intentions aux acteurs. Cette section s’ouvre par une étude approfondie des lignes de partage théoriques, aux XVIe et XVIIe siècles, entre ce qui relève du travail proprement poétique et ce qui relève du spectacle. La prégnance de la théorie aristotélicienne selon laquelle le poète doit visualiser le spectacle (« pro ommatôn », « devant ses yeux ») au moment où il écrit son texte conduit les théoriciens classiques à envisager le spectacle comme partie intégrante de l’invention. La séparation théorique se révèle ainsi n’être pas tant celle qui sépare le spectacle du texte proprement dit, que celle qui permet de distinguer l’invention poétique, qui inclut la conception du spectacle, de l’exécution matérielle. On comprend donc que le poète ait pu légitimement transmettre des directives explicites dans son œuvre – même s’il reste parfois difficile, notamment en Angleterre et en Espagne, d’attribuer les didascalies à un auteur plutôt qu’à des acteurs.

7Au même moment, la plupart des traités des XVIe et XVIIe siècles cantonnent l’acteur dans le rôle d’exécutant, d’autant que son jeu est conçu sur un modèle rhétorique, régi par les principes de l’actio. Dans la pratique, ce modèle est en concurrence avec un autre, qui met en avant l’incarnation du personnage, la performance physique et les « trouvailles » de l’acteur. Les relations complexes et parfois conflictuelles qu’entretiennent auteur et acteurs sont génératrices de didascalies, parfois conçues comme un moyen de contrôler absolument la représentation ou de corriger a posteriori une erreur commise par les acteurs. V. Lochert souligne en outre l’existence d’une figure intermédiaire, équivalente du meneur de jeu médiéval, chargée de soumettre le texte aux exigences de la représentation (corago en Italie, autor en Espagne, book-keeper en Angleterre, chef de troupe en France). Elle approfondit ensuite les multiples voies concurrentes par lesquelles les indications de régie peuvent être transmises aux acteurs. De façon particulièrement étayée sont passés en revue, dans cette perspective, la ponctuation, les textes de régie, les instructions orales, et enfin les codes et conventions propres à chaque époque et à chaque pays.

8Les didascalies éclairent également le spectacle lui-même, soit en rappelant un spectacle passé, soit en dirigeant une représentation à venir. V. Lochert distingue les didascalies qui se placent sur le plan de l’histoire fictive de celles qui adoptent une perspective métathéâtrale. Le parcours envisage alors les différents types de didascalies selon les pays et les époques, en faisant le lien avec les différentes conceptions du spectacle dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles. Les variations apparaissent toujours révélatrices des choix esthétiques présidant au rapport du discours et du spectacle. L’étude des didascalies de lieu, par exemple, permet d’opposer un modèle classique, français et italien surtout, fondé sur la puissance du verbe, proposant une didascalie de lieu initiale situant l’action dans un lieu fictif dont les modalités concrètes de représentation ne sont pas précisées (« La scène est à Rome »), et un modèle anglais ou espagnol, fondé sur le spectacle. Ce dernier propose des didascalies suggérant un lieu par des objets ou des éléments de décor, mais ne mentionnant que rarement le lieu fictif : c’est le mécanisme symbolique de la représentation qui est alors mis en avant.

9La troisième partie aborde la question des didascalies à travers celle des enjeux propres à la lecture du théâtre. Elle s’ouvre par une analyse vivante des différents lecteurs de théâtre au XVIIe siècle et des manières d’envisager, à l’époque, ce type de pratiques ; elle se poursuit par une étude de la dialectique de la lecture et de la représentation. La lecture apparaît souvent comme un prolongement de la représentation, surtout dans la seconde moitié du XVIIe siècle, lorsque l’écart séparant la publication de la représentation tend à se réduire. Le lecteur idéal dessiné par le texte est souvent identifié à un spectateur. V. Lochert distingue dès lors les textes appelant une lecture « littéraire », qui efface l’écart entre lecteurs et spectateurs, et ceux qui invitent à une lecture « théâtrale », produisant une représentation imaginaire. Les seconds font bien plus appel aux didascalies. D’une façon générale, la lecture annule ou reproduit les effets de la représentation. De fait, le passage de la scène au livre est un moment crucial dans lequel auteurs et éditeurs choisissent soit de réinscrire la représentation dans le texte, soit au contraire d’en effacer la trace. Certains textes, au demeurant, ne sont proposés qu’aux seuls lecteurs : ils s’accompagnent en général d’un important appareil didascalique.

10L’utilité des didascalies fait débat au XVIIe s. : si d’Aubignac les juge nuisibles à la lecture, Corneille, en revanche, conseille la pratique de ces « avis en marge » permettant de faire que la tragédie soit « aussi belle à la lecture qu’à la représentation ». Les didascalies empruntent parfois leur forme à d’autres genres, et peuvent se faire notes, explications, commentaires (« La salle se ferme pour n’ensanglanter pas la face du théâtre contre les règles »), titres et intertitres (« chœur des soldats troyens », « danse », « harangue de Massinisse »), voire cadre narratif (« Enter Gaveston reading on a letter that was brought him from the King »). La didascalie stimule la représentation imaginaire ou, au contraire, encourage une lecture centrée sur des enjeux non spectaculaires. L’ouvrage envisage également la question de la restitution, à la lecture, des effets comiques, en montrant la manière dont les didascalies désignent le rire ou le suscitent en réinscrivant dans le texte imprimé la dimension de la scène.

11La dernière section de cette partie montre la manière dont les exigences propres à la lecture du texte dramatique élaborent un paratexte spécifique. Elle analyse, dans leurs formes variées, les pratiques de listes de personnages et les formes de l’ « argument» et de ses avatars (scenarii de la commedia dell’arte, desseins des pièces à machines, prologues prononcés sur scène), avant que les informations de ce genre de textes ne soient précisément transférées aux didascalies.

12Au cours des XVIe et XVIIe siècle s’impose une présentation spécifique pour les textes de théâtre. C’est l’objet de la quatrième partie de l’ouvrage, qui montre comment deux modes de présentation concurrents se développent en Europe : l’un structure visuellement le texte et évite le recours à un texte secondaire, l’autre confie la plupart des fonctions de présentation et d’organisation aux didascalies. Les textes dramatiques hésitent longtemps entre présentation directe de la parole des personnages et encadrement narratif sur le modèle du discours direct dans le récit. Cette partie dresse un panorama européen. On y apprend l’origine et les modalités diverses des divisions en actes ou scènes. On y croise le mythe séduisant d’une codification du jeu, qui donna lieu à une réelle tentative « d’écrire les gestes en note » (Gérard de Vivre, fin XVIe siècle) et d’établir un système de conventions pour signaler des mouvements, des pauses ou des « pourmènements par tout le théâtre ».

13L’auteure se livre ensuite à une étude du discours qu’est la didascalie, voix neutre et anonyme, à visée utilitaire, et à la formulation peu soignée, mais de plus en plus normalisée, et dont l’efficacité repose précisément sur la brièveté et sur l’art de sélectionner les informations. Après un mouvement de réduction, les didascalies se développent à la fin du XVIIe siècle, initiant un  langage didascalique qui prendra toute son ampleur au siècle suivant.

14La dernière partie de l’ouvrage analyse, à travers les didascalies, les différents types de rapports entre geste et parole au théâtre. En France et en Italie, où prime la parole, les effets spectaculaires sont souvent confiés au récit. En Espagne et en Angleterre, en revanche, la parole accompagne et enrichit le spectacle. V. Lochert invite à la plus grande prudence dans le maniement de la notion de didascalie implicite ou interne, dont les enjeux sont en général mal compris. En particulier, elle souligne que le lien incertain des instructions spectaculaires contenues dans le texte avec une représentation effective remet en cause leur statut d’équivalent et de concurrent de la didascalie explicite. La didascalie implicite ouvre en effet sur un spectacle imaginaire, et ne constitue pas nécessairement une indication réelle de mise en scène. Les destinataires en sont les acteurs, mais aussi les lecteurs et les spectateurs, dont elle dirige le regard vers les éléments les plus significatifs de la représentation. Plus – ou autant que – des consignes de régie véritables, les didascalies implicites ont pour fonction d’orienter le regard du spectateur.

15Les didascalies explicites sont quant à elle distinguées, selon qu’elles sont redondantes avec le dialogue – c’est le cas le plus fréquent – ou qu’elles leur sont complémentaires. Dans tous les cas, elles témoignent des limites de l’efficacité du seul dialogue sur le plan de la régie de la représentation. Une analyse détaillée particulièrement éclairante de El Mágico prodigioso de Calderón montre notamment que la très forte redondance des dialogues et des didascalies permet à ces dernières de mettre en relief les informations et, traduisant les éléments de la fiction en procédés scéniques, de rendre sensible (et signifiant) la tension entre les discours et les apparences. Signalons aussi une analyse détaillée du passage, dans le théâtre élisabéthain, d’un système de didascalies redondantes à un principe de complémentarité entre les didascalies et le texte.

16En envisageant les didascalies comme le résultat d’une pratique d’écriture, déterminée par une pratique de jeu mais aussi, voire plus, par des pratiques de lecture, l’ouvrage de V. Lochert renouvelle considérablement l’approche de ce qui jusqu’alors était uniquement envisagé comme des consignes de mise en scène destinées à des acteurs réels ou virtuels. L’un des apports les plus importants de l’ouvrage, à notre sens, réside précisément dans la place qu’il accorde au phénomène de la lecture du théâtre, et de la visualisation imaginaire qu’il appelle et présuppose. Ce phénomène est constamment mis en relation avec celui du spectacle lui-même, faisant très nettement apparaître la tension et l’ambivalence de ces textes polymorphes et multifonctionnels. Au-delà, les systèmes didascaliques apparaissent comme des éléments révélateurs des esthétiques dramatiques. L’ouvrage propose en réalité, de façon toujours précise, informée et avec une grande largeur de vue, des clefs de lecture pour tout le théâtre européen des XVIe et XVIIe siècles. De ce fait, tout en se lisant très bien dans son unité, il pourra aussi parfaitement se consulter, à la façon d’une encyclopédie, pour trouver des renseignements sur des points précis, et souvent inédits, concernant les réalités concrètes et les questions théoriques liées à l’écriture du spectacle.